Autobiographie et poésie


Dans le Pacte autobiographique(1975), j’ai dit – hérésie ! –  que l’autobiographie était « en prose », ce qu’elle est en fait dans 99% des cas, mais non certes en droit. Inutile, après cela, de s’expliquer longuement dans le même volume (dans un chapitre intitulé « Michel Leiris. Autobiographie et poésie ») ou d’y revenir pour apaiser les choses dans Moi aussi (1986) : on vous cloue le bec avec votre définition. J’espère être mieux entendu en rassemblant ici cinq petits textes écrits pour un dossier que la Faute à Rousseau (n° 29, février 2002) a consacré au problème, dossier dont je conseille évidemment la lecture complète !


Vous avez dit : autobiographie ?

Vous ne connaissez sans doute pas Marguerite Grépon (1897-1980), femme de lettres et poète. Peut-être restera-t-elle dans l’histoire littéraire pour avoir fondé une revue, Ariane, qui lança Minou Drouet en 1954, et pour avoir créé un Prix du Journal intime, qui fut décerné chaque année de 1957 à 1970. Elle a tenu toute sa vie un journal (extraits publiés en trois volumes chez Subervie de 1960 à 1966), et pratiqué une poésie pleine de saveur, proche de la vie. Voici son programme, tel qu’on le trouve en tête de son recueil Le Registre du logeur (1956) : « À l’heure où s’accentue l’hermétisme de la poésie, je livre résolument ces strophes de vers libres et de vers blancs liés à l’événement, donc inséparables de l’aventure de la vie. Mais une opinion célèbre prétend qu’on ne peut faire de bonne poésie qu’avec de l’antipoésie. Je ne sais si la vie est antipoésie ou si le poète l’exhausse ; tout ce que je sais, c’est que je ne sais pas faire autre chose ». Le recueil se présente comme une histoire (Histoire en forme de poésie), il est scandé de sous-titres qui guident le lecteur dans les étapes de sa vie : Le Retour de Saïgon, Les Années de Marseille, Années de Riviera, Les Années de Paris, il reflète sensations, attentes, émotions, déceptions... Cette poésie qui prend source dans la vie et le revendique, ne serait-elle pas... autobiographique ? - Horreur, qu’avez-vous dit là ! Vous insinuez qu’elle n’est pas poète (l’autobiographie, c’est la vie livrée crue, sans travail) et qu’elle exploite les curiosités les plus malsaines. Paresseuse et exhibitionniste, en somme. Non, non, retirez ce mot, sinon, la lettre que vous allez recevoir, c’est celle qu’a reçue le grand poète Jean Follain, son ami, auquel elle avait demandé pour ce recueil une préface, qu’il eut le malheur d’entamer ainsi : « Il y a afflux de vie dans ces pages syncopées que Marguerite Grépon déclare être une histoire en forme de poésie et dont résolument elle avoue le départ autobiographique ». Pauvre cher Jean, il avait cru dire la même chose qu’elle. Malgré le proverbe connu « À cheval donné, on ne regarde pas les dents », Marguerite Grépon n’hésita pas à lui demander de revoir sa copie – ce qu’il ne fit pas :

"Le petit livre Registre du logeur est presque prêt, mais je ne le ferai sortir qu’en octobre... À ce propos, je voulais vous dire que dans la présentation si flatteuse de ma personne en « disponibilité de ferveur » comme vous l’avez si bien indiqué, il y a un mot (est-ce que je vais oser vous le dire, oui, quand on a le cœur pur, on peut tout oser), il y a un mot que je ne redoute pas par rapport à moi, ni par rapport à vous (car je sais très bien ce que vous avez voulu indiquer, qu’en regard de tant de poèmes actuels qui sont des jeux, des rébus ou des réminiscences, ceux-ci sortent du cœur et des tripes), c’est le mot autobiographique, que des gens pourraient prendre dans un sens indiscret ? en niant la transposition en poésie ? Je ne sais pas ce qu’on pourrait mettre, le caractère vécu (mais il y a le mot vie au début, qui dit très bien ce qu’il veut dire, et mettre vécu trois lignes plus bas n’est pas très artistique), le caractère... quasi biogra-phique, le caractère... je ne sais pas ! De toutes façons ce n’est pas grave, et je vous téléphonerai, un matin, pour savoir si vous avez une idée !... Vous voyez comme je vous ai dit cela, très cher Jean, en toute simplicité, et très précisément parce que je suis très heureuse de vos lignes, je veux être tout à fait heureuse. Je vous embrasse ainsi que Madeleine
Marguerite Grépon

Je sais bien que je dis que c’est inséparable de l’aventure de la vie, mais autobiographique fait penser peut-être à aventures au pluriel, pour les gens qui ne veulent rien comprendre. Qu’en dites-vous ?"

Presque cinquante ans plus tard (17-18 novembre 2000), une rencontre « Autobiographie & Poésie » se tient à Marseille. Une table ronde est proposée autour de la question : « La part de l’autobiographie dans la poésie contemporaine : un renouvellement ? ». Et le modérateur, Dominique Rabaté, introduit ainsi le débat : « Curieusement exclue de la définition qu’avait proposée Philippe Lejeune dans Le Pacte autobiographique (1975), la poésie de notre siècle oblige pourtant à penser les liens qui unissent le sujet de l’écriture et le sujet réel ». Voici maintenant que la poésie frappe à la porte de l’autobiographie, et semble se plaindre d’être « exclue »... Que s’est-il passé ? Le vilain mot est-il devenu mot de passe ? On en est loin – presque tous les écrivains français, même quand ils racontent directement leur vie, font la moue si on nomme ainsi ce qu’ils font –, mais tout de même un peu moins loin qu’avant.
Il faut dépasser ces débats. Écarter l’autobiographie ou vouloir en être, cela empêche de penser à ce que c’est, qui n’est ni mal ni bien. La poésie n’est pas partout, l’autobiographie non plus. Chacune peut être le moyen de l’autre. Il n’y a pas de mal à poser que ce sont deux choses différentes, et à essayer de les définir, quitte à admettre qu’elles ont mainte intersection. Autobiographie peut se prendre au sens large et vague, ou étroit et précis. Poésie de même. Le thème de notre dossier donnera donc amicalement la main à celui qu’on discutait à Marseille : « La part de la poésie dans l’autobiographie contemporaine : un renouvellement ? ».


Écrire sa vie en vers

J’ai sur ma table, à côté de moi, six livres qui sont des récits autobiographiques, de bons vrais récits suivis, qui commencent au début par la naissance de l’auteur, explorent étapes par étapes sa formation, l’histoire de sa personnalité, inscrivent cette histoire dans un contexte précis, avec des noms, des dates, etc. – et qui sont écrits en vers.
J’ai de la tendresse pour ces livres courageux, que peut-être les amateurs de poésie jugeront n’être que de la prose rythmée, et les amateurs d’autobiographie des exercices artificiels.
Je les aime parce qu’ils cherchent un chemin original vers leur voix. Ce ne sont pas des pensums versifiés, mais des essais de diction. C’est si difficile d’écrire sa vie, une vie particulière, dans la langue commune où l’on va se dissoudre. C’est si intimidant, et prétentieux, de se présenter aux autres, de quel droit, si on ne leur offre rien, et si on ne peut s’appuyer sur quelque chose. Mon cœur bat, ma respiration va et vient, il faut que je trouve mon rythme. Ma voix, si étrange, ma voix que je n’aime pas entendre, il faut qu’elle ne soit plus ce bruit qui me trahit, mais une musique qui me porte. Et mon écriture, non pas un message qui se perd dans le silence et n’aboutit qu’à des yeux, mais une parole qui fasse vibrer une oreille, qui mette l’autre en demeure d’articuler, dans son propre gosier, ma vie. Ces livres rendent impossible la lecture silencieuse. Vos lèvres bougent. Vous devez mettre vos pas dans les pas du poète. Si vous perdez le rythme, vous perdez le sens. Vous avancez tenu par la main. D’abord vous trouvez bizarre cette contrainte, qui semble parfois se moquer autant de la poésie que de l’autobiographie, être à deux doigts de la parodie (et qui parfois en est une, protection inspirée par la timidité). Et puis vous remarquez que cette bizarrerie est inspirante. Certaines choses demandaient, pour être dites, à être contournées. D’autres deviennent plus proches, parce que la métrique force à renouveler le vocabulaire. Vous redoutiez qu’avec l’alexandrin, ou un mètre régulier, arrive le lieu commun et vous êtes devant une langue toute neuve. Reprenez votre souffle. Ne vous pressez pas. Peut-on lire d’affilée ces longs poèmes comme un récit en prose ? Parfois oui, c’est un envoûtement. Parfois on préfère absorber par petites lampées, comme quand on goutte un vin, en laissant se « développer » les saveurs.
Je vous présente mes livres : Robert Baratte, Au creux de mon enfance (La Pensée universelle, 1981). Une enfance aux Buttes-Chaumont, au début du XXe siècle, par un fils de menuisier qui va devenir artisan décorateur. C’est au cinéma qu’un jour a eu lieu le déclic. Il a entendu l’ouvreuse, à l’entracte, proposer ses sucreries en hexasyllabes : « J’en prends un, j’en prends deux ! ». Il n’a fait ni une ni deux, il est rentré chez lui et il a commencé à écrire son autobiographie sur ce rythme, 124 pages. Le texte se présente comme une prose ordinaire, mais si étrange, si touchante, que vous découvrez vite qu’il faut la dire à mi-voix, faire les élisions nécessaires, et que c’est de la poésie. Pas de problème en revanche, pour identifier les alexandrins de Marguerite Dassé, Mémoires d’une enfant de gemmeur au début du vingtième siècle dans la forêt landaise (Éd. Jacques Brémond, 30210 Remoulins-sur-Gardon, 1999), le récit bouleversant d’une enfance douloureuse et d’une vie militante, auquel l’école de la République a donné son moyen d’expression et sa dignité. Et c’est aussi, physiquement, un beau livre, la couverture est ornée de deux languettes de bois de pin, ce pin d’où coule, comme le suc de la résine, toute la poésie de la vie. Parole d’école aussi, sans doute, mais plus moderne, plus libérée, que les vers libres, ou plutôt les versets quasi-claudéliens d’Hubert Lesigne dans Un garçon d’Est (L’Harmattan, 1995, préalablement déposé à l’APA, n° 186) et Les J Troyes (autoédité en 1999, APA 1164), fils de boucher devenu, grâce à l’École normale, enseignant, dont nous avons eu le plaisir de lire à haute voix des extraits dans plusieurs tables rondes de l’APA.
Je serai plus rapide pour vous présenter mes trois autres « poètes-autobiographes » : ce sont des auteurs chevronnés, dont vous trouverez facilement les livres en librairie ou en bibliothèque, de même que vous allez vous précipiter, après avoir lu l’article de Chantal Chaveyriat-Dumoulin, sur le Prélude de Wordsworth (ou, pourquoi pas, sur les Contemplations de Victor Hugo, qui sont « les Mémoires d’une âme », à mi chemin, il est vrai, entre recueil lyrique et récit autobiographique) – puisque nous allons ensuite vous mener aux sources de la poésie romantique.
Mais de chacun d’eux trois je donnerai un extrait caractéristique. J’ai ma petite édition « Poésie Gallimard » de Chêne et Chien, « roman en vers » (1937) de Raymond Queneau, récit d’enfance, puis récit d’une cure de psychanalyse, dont le début, ci-après, donne le ton.


Je naquis au Havre un vingt et un février
en mil neuf cent et trois.
Ma mère était mercière et mon père mercier :
ils trépignaient de joie.
Inexplicablement je connus l’injustice
et fus mis un matin
chez une femme avide et bête, une nourrice,
qui me tendit son sein.
De cette outre de lait j’ai de la peine à croire
que j’en tirais festin
en pressant de ma lèvre une sorte de poire,
organe féminin.


J’ai Une vie ordinaire, « roman poème » de Georges Perros (Gallimard, 1967), dont j’aime tant les trois volumes de Papiers collés, et dont on pourra lire, ci-dessous, la conclusion.

FINALEMENT

Je parle de choses vécues
par moi bien sûr par vous peut-être
aussi mais vous n’aurez pas cru
devoir les mettre à la fenêtre
afin qu’elles sèchent au gré
comme le linge bien lavé
de toute la malpropreté
de nos subjectivités rances
qui s’envoleront   
                  Gré du vent
mais il ne faut le provoquer
il arrive alors sans rien dire
et nous déshabille en sifflant
Plus rien que la peau et les os
pour te poursuivre aventurière
ô notre vie belle guerrière
ô Penthésilée ma farouche
baiserai-je jamais ta bouche
toi pour laquelle je ne suis
qu’un corps difficile à traîner
Vale Vale et me ama
on m’oubliera vite et ce que
j’écris par un beau soir d’automne
près de mon chien qui mord ses puces
pour qu’elles perdent dans son sang
la sotte envie d’en faire autant
J’entends mes enfants et ma femme
qui somnolent Le mur de la nuit
enregistre ce que j’écris
Les petits bébés du néant
s’en pourlécheront les babouines.

Et puis d’un poète tout à fait contemporain, William Cliff, le volume bleu de son Autobiographie (c’est le titre), publié en 1993 aux Éditions de la Différence. Il raconte, dans l’ordre, son enfance, son adolescence et sa jeunesse, elle-même divisée en trois séries, avec en plus un Interlude, un Supplice et un Épilogue, le tout sous la forme d’une série de cent sonnets en vers de 10, 12 ou 14 pieds, dont la diction irrégulière brise les rythmes attendus et fraye le chemin à une parole douloureuse et sincère... ainsi le début d’amour évoqué au sonnet n° 64, que voici, petit croquis d’analyse psychologique et de méditation rétrospective, aux effluves parodiques et mélancoliques, où larmes, charmes et armes très classiquement riment, mais aussi dont avec chardon.

il m’arriva de provoquer sans le vouloir
de la fascination chez certaine personne
qui posa ses pas dans mes pas et aux colonnes
de mon temple attacha sa foi mais dans l’espoir

de trouver grâce à moi remède à ses blessures
moi ? que je vienne en aide à quiconque ? moi dont
les dents n’avaient eu à mâcher que dur chardon
voilà qu’on s’éprenait de ma frêle nature ?

on daignait me rendre visite en mon taudis ?
on m’encensait de longs regards remplis de larmes ?
(à cet âge le temps nous paraît infini

nous devrions toujours vivre en croyant que nos armes
pourront toujours revivre et traverser les nuits)
ainsi me vis-je pris aux rets d’un nouveau charme


Le « Je » lyrique

Pourquoi aime-t-on les poèmes, les chansons ? Surtout quand ils disent « je » ? Parce qu’ils donnent brusquement une expression « juste » à un sentiment qui en nous cherchait ses mots ou sa musique. Du coup, nous les adoptons. Nous nous reconnaissons. Et ces mots qui habillent bien notre expérience, nous supposons qu’ils viennent directement de l’expérience, et du cœur, du poète. Il y a le plaisir d’une émotion partagée, le sentiment que quelqu’un nous a compris, et un signe de connivence avec ceux qui aiment, citent, fredonnent, les mêmes airs que nous. – Si bien que la question que je vais poser, en fait, n’a pas beaucoup d’importance. Ronsard aimait-il Hélène ? Du Bellay était-il aussi malheureux qu’Ovide ? Faut-il croire tout ce que chante Brassens ? Quelle est la part de la confidence, de l’exercice littéraire, du rôle ? Mais est-ce plus clair dans notre propre vie ? Laissons-nous aller à la douceur d’y croire. – Que reste-t-il, par exemple, du poète Arvers ? Un nom (personne ne sait son prénom : Félix), une époque (c’est un « petit romantique ») et un seul vers : « Mon âme a son secret, ma vie a son mystère », dont on sait qu’il est le début d’un sonnet, le fameux « Sonnet d’Arvers » justement, sonnet que personne n’a jamais lu (récitez-le !). Ce vers semble doux et déchirant dans sa simplicité mélodieuse, et il l’est vraiment. Comme l’est d’ailleurs le sonnet entier, que voici :

Mon âme a son secret, ma vie a son mystère :
Un amour éternel en un instant conçu :
Le mal est sans espoir, aussi j’ai dû le taire,
Et celle qui l’a fait n’en a jamais rien su.

Hélas ! j’aurai passé près d’elle inaperçu,
Toujours à ses côtés, et pourtant solitaire,
Et j’aurai jusqu’au bout fait mon temps sur la terre,
N’osant rien demander et n’ayant rien reçu.

Pour elle, quoique Dieu l’ait faite douce et tendre,
Elle ira son chemin, distraite et sans entendre
Ce murmure d’amour élevé sur ses pas ;

À l’austère devoir pieusement fidèle,
Elle dira, lisant ces vers tout remplis d’elle :
« Quelle est donc cette femme ? » et ne comprendra pas.

J’ai cherché à en savoir plus sur Arvers. Il était clerc de notaire. Il s’est lancé dans la vie littéraire et il a composé surtout des comédies et des vaudevilles. Mes heures perdues (1833) est son seul, et très mince, recueil poétique. Seize pièces hétéroclites, des hommages à Hugo et Musset, quelques pièces lyriques, des poèmes historiques, on a l’impression qu’il fait des gammes. Le fameux sonnet s’intitule seulement « Sonnet », mais, surprise, avec un sous-titre : « Imité de l’italien ». Hein ? Comment ? Que faut-il comprendre ?... Le secret serait-il imité ? Ou s’agit-il seulement de la forme, empruntée à la tradition italienne ? « Mon âme a son sonnet... ». On ne sait plus que croire. Dans l’édition de 1878 que j’ai sous les yeux, un autre poète, Théodore de Banville, y perd son latin en rédigeant la préface : il finit par supposer qu’Arvers, tourmenté dans sa vie réelle par le secret en question, l’a trouvé « tout décrit dans un sonnet en langue étrangère qu’il n’eut qu’à traduire, mais avec tout son génie et tout son cœur ». Et il trouve cette rencontre « étonnante et rare ». Bizarre acrobatie ! Candeur banvillesque ! Et si c’était vrai, qui serait la femme ? On a parlé de Mme Hugo, chut, mais l’idée ne tient pas la route. Écrit sur l’album de Marie Nodier, ce poème était-il destiné à cette dernière? Arvers aurait justement prétendu « imiter »... pour égarer les soupçons ! Mystère. Nous ne saurons jamais s’il avait un secret ou pas, ni ce qu’il a imité, et ce n’est pas grave. D’ailleurs sa vie ne nous regarde pas, il nous le dit carrément à la fin du premier poème du recueil, « Le Poète ». Sa discrétion est peut-être aussi imitée que son secret, mais, à son grand regret sans doute, elle a réussi au-delà de toute attente : nous ne savons plus rien de lui, plus rien d’autre que son « je ».

Dans le silence et le mystère,
Loin du monde, loin des méchants,
Que l’on m’ignore, et que la terre
Ne sache de moi que mes chants :
À l’œil curieux de l’envie
Soigneux de dérober ma vie
Et la trace de tous mes pas,
Je me sauverai de l’orage ;
Comme ces oiseaux sous l’ombrage,
Qu’on entend et qu’on ne voit pas.


Quand un poème raconte sa vie

Approche-t-on mieux du secret d’un poème si le poète en dit la genèse, s’il écrit l’autobiographie de son inspiration, ou celle de son travail ?
C’est le rêve de certains lecteurs : recueillir des confidences, pénétrer dans l’atelier de l’artiste – comme si ce n’était pas en eux, lecteurs, que se faisait l’alchimie, comme si la poésie pouvait être expliquée par des circonstances ou démontée en une série de rouages ou de recettes, comme si plus de mots pouvaient donner réponse aux mots du poème...
C’est le cadeau que certains poètes ont fait à leurs lecteurs. Lamartine a publié, après 1848, une édition de ses poésies en plusieurs volumes « avec commentaires ». « L’homme se plaît à remonter à sa source » écrit-il en préface, et voici son programme : « Voyons comment je naquis avec une parcelle de ce qu’on appelle poésie dans ma nature, et comment cette parcelle du feu divin s’alluma en moi à mon insu, jeta quelques fugitives lueurs sur ma jeunesse, et s’évapora plus tard dans les grands vents de mon équinoxe et dans la fumée de ma vie ». Suit un récit d’une vingtaine de pages qui développe ce canevas : émotions d’enfance, lectures, premières écritures, communications d’abord confidentielles, puis succès... Ensuite chaque poème est suivi d’une notice qui explique les circonstances de sa composition. Le Vallon, c’était dans le Dauphiné. L’Immortalité, c’étaient des vers adressés à une jeune femme malade. Pour Le Lac, voyez Raphaël (roman autobiographique publié en 1849 qui romance d’une autre manière cet épisode amoureux). Les uns après les autres, les poèmes s’effritent en anecdotes. Lamartine devient son propre fossoyeur biographique. Des poèmes eux-mêmes, il ne dit rien. La méthode ne doit pas être bonne. Ce n’est pas l’histoire du poète, qu’il faut faire, mais celle du poème. Changeons. Voici Edgar Poe. Vous connaissez peut-être son poème tragique, Le Corbeau (1845) : un jeune homme qui a perdu sa bien-aimée voit entrer chez lui le soir, et s’établir au-dessus de sa porte, un corbeau qui, à tout ce qu’on lui dit, répond par cet unique mot : « Nevermore » (« Jamais plus »). En 1846, un an après, Poe publie un article pour révéler comment il a écrit ce texte. Il commence par se moquer du mythe de l’inspiration, derrière lequel les poètes cachent leurs bricolages laborieux, leurs tâtonnements, leurs hésitations. Lui, il va dire vraiment comment il fait et chez lui, sachez-le bien, rien n’est fortuit ! « Mon dessein est de démontrer qu’aucun point de la composition ne peut être attribué au hasard ou à l’intuition et que l’ouvrage a marché, pas à pas, vers sa solution avec la précision et la rigoureuse logique d’un problème mathématique ». Il nous livre donc le récit autobiographique de son travail. Il a d’abord choisi l’effet à produire, en a déduit la situation, les personnages, le cadre, mais aussi le mot qui sert de refrain, le rythme à adopter (le vers trochaïque), puis a commencé par rédiger la fin, pour composer ensuite le poème à rebours en un progressif decrescendo – auquel correspondra pour le lecteur, en sens inverse, un crescendo envoûtant, un suspense, une montée en puissance, du Hitchcock ! – Poe fait une brillante explication de texte, expose les principes de sa « Philosophie de la composition » à la faveur d’un récit autobiographique qu’on ne peut prendre qu’à moitié au sérieux, mais qui est fascinant. En le relisant, je me prenais à rêver : pourquoi n’écrirais-je pas, à la place de Lamartine, une démonstration mathématique de la manière dont il a écrit Le Lac ? Car j’ai été regarder de près le mécano de ses mises en abîme, de ses échos et renversements, de ses rythmes et allitérations, ajustés au millimètre près ; non, il n’a pas suffi d’un tour en bateau avec Mme Charles, dite Elvire, il y a là, soyez-en sûrs, des heures et des heures de boulot en atelier. – Edgar Poe va trop loin, on ne le croit guère, mais il y a quelque chose de salubre dans ce discours qui rappelle que la poésie est une fabrication, que le travail du poète a une histoire, et que tout cela peut se raconter, même si le récit qu’on en peut faire n’épuise pas, et encore moins ne remplace, le sens de ce qu’on a créé. – Genèse d’un poème, c’est sous ce titre que Baudelaire a traduit le texte de Poe. Fragments des mémoires d’un poème , c’est le titre que Paul Valéry a donné à une suite de réflexions sur son travail poétique. Citons-le : « J’ai toujours fait mes vers en m’observant les faire », ou bien : « Je confesse une fois de plus que le travail m’intéresse infiniment plus que le produit du travail ». Il prend des notes dans ses Cahiers , mais sans tenir un journal systématique de sa création. Il évoque les moments déterminants de son écriture de La Jeune Parque ou du Cimetière marin, mais sans en faire un récit policier à la Poe. Il rêve malgré tout à une autobiographie de la création... Un peu comme Gide qui, à la même époque, côté roman, tient pendant la rédaction des Faux-monnayeurs son Journal des Faux-monnayeurs ... – Fabrique du pré, c’est sous ce titre que Francis Ponge nous propose, lui, une voie toute différente pour entrer dans les coulisses de la création, et faire de ces coulisses l’œuvre même. Il nous donne simplement à lire, à la suite, les versions successives d’un même texte, la description d’un pré, un pré de langage qui est fait de mots. À nous de déceler ce qui se passe d’une fabrique à l’autre... Voilà les poètes attentifs à leur travail, balisant eux-mêmes, d’une manière ou d’une autre, « les sentiers de la création » - pour reprendre le titre d’une collection célèbre, chez Skira, qui a offert à bon nombre d’écrivains, dont des poètes, l’occasion de méditer sur l’histoire de leur travail... Sous une forme dégradée, n’est-ce pas ce que journalistes et critiques cherchent en proposant aux créateurs des « entretiens » ? Sous une forme savante, n’est-ce pas ce que guettent aussi les équipes de « généticiens » (littéraires) du CNRS, en scrutant les « avant-textes » et brouillons de certains poètes ? Il y a beaucoup de monde qui rôde autour de la poésie pour lui faire dire son histoire, et la faire passer aux aveux : le poète lui-même parfois, ses lecteurs, ses exégètes, souvent. Mais la poésie échappe à l’autobiographie et se sauve sur la pointe des pieds.


 « Ce que les mots me disent… »

Après avoir été poète (rêvant de vivre comme une sorte de héros mythologique), je serai devenu l’auteur d’honnêtes essais autobiographiques qui feront peut-être figure de défense et illustration de ce genre littéraire.

C’est Michel Leiris qui écrit cela en 1966 (Fibrilles, p. 256), et je ne suis pas d’accord. Il établit ici entre poésie et autobiographie, dans l’histoire de ses propres écritures, une relation de succession (l’un puis l’autre) et d’opposition. C’est l’inverse : il a fondu en un seul et même acte poésie et autobiographie et les a menées ensemble jusqu’au bout. Coup de génie dont aujourd’hui encore, on n’a pas encore vraiment tiré les conséquences. « Défense et illustration », comme du Bellay et ses amis qui, en 1549, disaient : halte à la poésie en latin, langue morte, écrivons la poésie dans la langue que nous parlons, notre langue de tous les jours, elle est belle, riche, savoureuse ! Peut-être aujourd’hui la fiction, qui s’étale en librairie, est-elle une langue morte, et est-ce la prose véridique de nos vies qui peut nous mener à la poésie ?

Ne pas produire un beau mensonge, mais une vérité qui serait aussi belle que le plus beau mensonge. Tâcher d’atteindre par l’écriture à quelque chose de vrai qui comblerait autant qu’une prestigieuse fiction.

C’est toujours Leiris, quelques lignes plus loin, dévoilant son jeu. Comment a-t-il fait ? Eh bien comme Rousseau, qui disait devoir inventer « un langage aussi nouveau que son projet ». Tout est parti des jeux poétiques sur les mots qu’il a inventés à 24 ans, quand il était surréaliste, avec Desnos et toute la bande. Vous prenez un mot, et vous le définissez à votre manière avec d’autres mots qui recombinent les sons ou les lettres dont il est formé. Le mot fait une pirouette, et il retombe sur ses pieds, le même et transformé. Poésie : je l’ai choisie pour épousée . Ou bien Psychanalyse : lapsus canalisés au moyen d’un canapé-lit . C’est votre tour, essayez. Choisissez bien des mots que vous aimez (ou que vous détestez, et vengez-vous sur eux). Ils vous mèneront au cœur de vous-même.

En disséquant les mots que nous aimons, sans nous soucier de suivre ni l’étymologie, ni la signification admise, nous découvrons leurs vertus les plus cachées et les ramifications secrètes qui se propagent à travers tout le langage, canalisées par les associations de sons, de formes et d’idées. Alors le langage se transforme en oracle et nous avons là (si ténu qu’il soit) un fil pour nous guider, dans la Babel de notre esprit.

Cette préface de 1925 pour Glossaire, j’y serre mes gloses (le recueil de ces jeux sur les mots) est la clef de toute son œuvre autobiographique : L’Âge d’homme (1939), les quatre volumes de la Règle du jeu, Biffures (1948), Fourbis (1955), Fibrilles (1966), Frêle Bruit (1976), suivis du Ruban au cou d’Olympia (1981) et de À cor et à cri (1988).
Principe de cette nouvelle autobiographie : remettre à une place secondaire le récit et l’argumentation. Prendre pour moteur principal les associations d’idées et de mots. Leiris a essayé différentes techniques : le montage (par plus ou moins simple juxtaposition) dans L’Âge d’homme et les derniers volumes à partir de Frêle Bruit ; le tressage (relier des séries de « fiches » par des réseaux vertigineux d’associations d’idées) dans les trois premiers volumes de La Règle du jeu. C’est-à-dire faire, sur des unités de sens beaucoup plus grandes que les mots, le même travail poétique de décomposition-recomposition, qui permet d’ouvrir et d’explorer, sans jamais réduire ni conclure. Et cela en restant sur le terrain, dangereux, de la vérité, en bannissant la fiction. Il faut cesser de confondre art et fiction. Il y a un art de la vérité.

Sorte de roman policier : une chasse aux souvenirs. L’accent sera placé, non sur les souvenirs eux-mêmes, mais sur leur recherche. Ce qui doit passer au premier plan, ce n’est pas l’émotion ancienne que je cherche à reconstituer, mais l’émotion présente que j’éprouve en me livrant à cette recherche. Ainsi la cause d’erreur de tous les mémoires se trouve éliminée : ce que je cherche à fixer, ce n’est pas le fait tel qu’il fut, mais le fait tel qu’il est maintenant déformé, m’efforçant simplement de mesurer la marge qui sépare le fait tel qu’aujourd’hui je me l’imagine du fait originel... (L’Homme sans honneur, 1937).

Mettre l’énonciation au centre. Échapper au caractère finalisé (donc mortel) du récit ou de l’argumentation en adoptant, par exemple, la forme de la variation musicale...

Pour qu’il ne puisse y avoir inachèvement (coupure empêchant de se faire une idée de ce qu’aurait été l’ensemble), commencer par exposer le « thème » - i.e. narration pure et simple de l’anecdote – puis, en guise de variations (cf. L’Art de la fugue de Bach et les Exercices de style de Queneau), élaborer une suite de commentaires et de digressions, tantôt documentaires ou spéculatifs, tantôt lyriques. Que cette suite se trouve interrompue ici ou là ne devrait avoir qu’une importance secondaire, puisqu’il n’y a pas acheminement vers une « conclusion » mais simple prolifération (Journal, 26 septembre 1966).

Mais ces organisations peuvent prendre d’autres formes, par exemple celle d’un bouquet japonais, lentement composé comme une dentelle de fleurs, où l’espace n’est pas saturé :

... Mais acquiert-on un œil d’éternité en mélangeant les temps, en multipliant les points de vue et mariant et opposant les tons comme il vous plaît ?
Affaire, si l’on veut, d’arrangement, à la façon dont au Japon l’on arrange patiemment – sans les fondre en la profusion d’un bouquet – un petit nombre de fleurs, pour la joie – ou pour la paix – du regard, avec toutefois certains dessous
(Frêle Bruit, p. 399).

Écriture fragmentaire, montage, recherche d’une vérité qui échappe à la prise des récits ordinaires, place généreusement faite à la collaboration du lecteur : c’est ce que nous trouvons aussi chez ces autres poètes de l’autobiographie que sont Claude Mauriac dans Le Temps immobile, Perec, Roubaud... Ils sont, comme les vrais poètes, inspirants, leur œuvre est un atelier qui vous donne envie de vous mettre au travail, d’inventer votre propre chemin dans le langage. L’un des derniers recueils de Leiris s’appelle Langage Tangage ou Ce que les mots me disent (1985) : abandonnons-nous à la houle des mots.