Hyacinthe Azaïs, diariste ambulant

Lalies, n° 28, 2008, p. 221-227

On connaît peu, ou même plus du tout, Hyacinthe Azaïs (1766-1845). Il obtint quelque notoriété pour son traité philosophique Des compensations dans les destinées humaines (1809). Après 1850, on l’oublia. Seul les « pyrénéistes » se souvinrent de lui, de temps à autre, pour se moquer d’Un mois de séjour dans les Pyrénées (1809), livre dont je vais faire l’éloge. Dans les années 1970, Michel Baude retrouva et étudia son extraordinaire journal-anniversaire : de 1811 à 1844, Azaïs avait tenu parallèlement 366 journaux, un par jour de l’année. C’était un philosophe médiocre, mais une sorte de génie du journal intime. En tout cas, un pionnier : ce qu’il fit n’avait jamais été tenté avant lui, ni même imaginé. Et n’a guère été imité depuis.

Je voudrais évoquer ici son premier journal, tenu de 1798 à 1803, inédit, dont une copie se trouve conservée à la Bibliothèque de l’Institut, à Paris (huit volumes, plus de deux mille pages). Quel dommage pour nous, et pour lui, que l’original en soit perdu ! En effet, une de ses inventions fut l’écriture de plein air, comme les impressionnistes ont pratiqué la peinture de plein air… Autant que l’authenticité du lieu, ce qu’il cherchait, c’était celle du moment. Il était en quête de l’instantané. Mme de Charrière taquinait Benjamin Constant, qui morcelait ses lettres en notant chaque heure de rédaction, elle lui disait que ce n’était plus là un journal, mais un heural. Taquinons Azaïs : il a tenté un minutal…

Peut-être faut-il avoir vécu en prison pour rêver écrire en plein air. Peut-être faut-il avoir frôlé la mort pour vouloir saisir la pointe la plus fine de l’instant. Ayant publié une brochure contre-révolutionnaire en 1797, notre Azaïs, musicien, enseignant, philosophe, fut obligé, après le coup d’État du 18 Fructidor (4 septembre 1797), de se cacher. Il vécut reclus plus de deux ans, jusqu’en mai 1800. Douce réclusion, certes, d’abord à l’hôpital de Tarbes, où des religieuses laïcisées mais résistantes le cachèrent dans leur « pharmacie », puis dans des familles amies. À l’hôpital, il lut saint Augustin, médita sur le temps et sur les « compensations dans les destinées humaines », et au bout d’un an lui vint le projet de tenir un journal. Il le commença le 4 septembre 1798. D’abord conçu comme guide moral (il l’appelait « mon petit surveillant »), ce journal devint vite le baromètre de ses passions amoureuses (il y avait des jeunes filles dans ses familles d’accueil…), le confident de ses rêveries dans la nature (il sortait parfois en catimini) et surtout le laboratoire de ses idées, le brouillon d’ouvrages futurs. Il s’émerveilla de la plasticité de la forme « journal », au point d’écrire, un jour d’exaltation : « Si nous venions deux fois à la vie, je consacrerais la première à écrire mon journal » !... (Inédit, 6 octobre 1801).

Pour tenir un journal, comme pour écrire une lettre, il fallait du papier, un support stable pour appuyer le papier, une plume (plume d’oie, taillée au canif) et de l’encre dans un encrier. C’était une occupation d’intérieur. Il existait des « écritoires » de voyage, petits « meubles », c’est-à-dire ensembles mobiles, « nécessaires à écriture », permettant d’emporter avec soi tout ce qu’il fallait pour écrire, mais qui ne dispensaient pas de s’installer : même en voyage, on écrivait assis sur une chaise, devant une table ou quelque chose qui en remplissait la fonction. D’où l’étonnement que met en scène Karl-Philipp Moritz quand son héros, Anton Reiser, se met à écrire sur le talus au bord d’une route :

Pour ce voyage, il s’était muni d’une carte à grande échelle de la Basse-Saxe, d’un encrier portatif et d’un carnet aux pages blanches, car il entendait tenir soigneusement son journal de route.

Son impatience et son énergie croissaient avec chaque pas qui l’éloignait des portes de H…, et il était à ce point enthousiasmé par son entreprise qu’à quelques lieux seulement de H… il s’assit sur le talus en bordure de la route, planta devant lui dans le sol son encrier qui était muni d’une tige pointue et, à demi étendu, commença à rédiger son journal. Quelques calèches passèrent, et les gens pour qui un homme écrivant sur un monticule au bord de la route devait, on s’en doute, présenter un spectacle bizarre se penchaient par la portière aussi loin qu’ils le pouvaient pour le regarder. (Anton Reiser, trad. G. Pauline, Fayard, 1986, p. 278).

Jetez un œil aux planches II et III de l’article « Écritures » de l’Encyclopédie, vous verrez qu’écrire est une affaire sérieuse. Voici le mode d’emploi :

Trois choses sont nécessaires pour écrire ; un beau jour, une table solide, et un siège commode. La lumière que l’on reçoit du côté gauche est toujours favorable, lorsque de l’endroit où l’on écrit on peut voir le ciel. La table et le siège doivent être en telle proportion, que la personne assise puisse couler aisément les coudes dessus la table sans se baisser. Cette attitude étant plus naturelle, on doit la préférer à toute autre. Une table trop haute pour le siège empêche le bras d’agir et rend l’écriture pesante ; une table trop basse faire regarder de près, fatigue le corps et force les effets de la plume. Il faut donc autant qu’il est possible, se procurer toutes les commodités, afin que l’écriture acquière plus de hardiesse et de légèreté.


    Mais… le crayon ? L’Encyclopédie n’en souffle mot ici. Inventé en Angleterre à la fin du XVIe siècle, il est pourtant d’usage courant au XVIIIe siècle. Mais il sert surtout au dessin ; pour l’écriture, il reste cantonné à des usages subalternes, provisoires ou préparatoires, ou à des situations extrêmes. Il s’efface, ce n’est pas une trace durable. Personne n’écrirait une lettre, ne tiendrait un journal, ne composerait un ouvrage, au crayon. Les documents en archives sont pratiquement toujours à l’encre. Faisons un petit détour par les Confessions de Rousseau. Parlant des voyages à pied de sa jeunesse, et évoquant le regret de n’avoir pas tenu journal de ses rêveries, il s’exclame : « D’ailleurs portais-je avec moi du papier, des plumes ? ». Les choses changeront quand il deviendra écrivain : à deux reprises, soulignant qu’il n’arrive à écrire et penser que « sub dio », il dira avoir l’habitude d’emporter dans ses promenades un crayon et « un petit livret blanc ». Mais ces notes de plein air devaient disparaître dès qu’au retour elles avaient été recopiées ou exploitées – à l’encre. Ceci dit, le « petit livret » devait avoir une couverture rigide, appui fort utile. Toujours est-il que jamais Azaïs, lui, n’évoque de près ni de loin la possibilité d’écrire au crayon. Dommage que l’original de son journal soit perdu : nous aurions su s’il parvenait à écrire régulièrement, proprement, dans les situations mouvantes où nous allons le voir se placer…

    En juin 1799, alors qu’il est toujours reclus dans une des tours de l’hôpital de Tarbes, son « jeune ami » (il s’agit du peintre Jean-Baptiste Jalon, né en 1771, de cinq ans son cadet) lui fait un cadeau qui va tout changer pour lui :

La complaisance de mon jeune ami m’a procuré aujourd’hui un petit meuble que son usage me rendra précieux. C’est une boîte en fer blanc, pouvant contenir à l’aise une petite provision de papier, du format dont je me sers en ce moment, un petit écritoire, quelques plumes, un canif et une feuille de carton un peu plus grande que mon papier. Tout cela est enfermé d’une manière très portative, et telle sera ma compagnie habituelle dans mes promenades solitaires qu’il me sera permis de faire un jour. Ce portefeuille aura l’avantage de garantir de la pluie tout ce qu’il contiendra, et de tenir toujours à ma disposition, en voyage et partout où je pourrai me trouver, ce qui me sera nécessaire pour que je puisse déposer sans cesse les impressions reçues par mon cœur et les observations de mon esprit. Mon journal, entre autres, pourra ainsi ne se trouver jamais interrompu.

J’ai cédé à l’impatience de jouir tout de suite de cette petite acquisition. J’ai été écrire sous ma fenêtre du Nord, dans la position où je pouvais me supposer en pleine campagne ; la facilité avec laquelle j’ai pu le faire m’a été bien agréable, et elle m’a transporté bien vite au temps où je pourrai écrire en pleine nature, dans quelqu’une de ces positions délicieuses que mon imagination découvre aisément à la faveur de mes souvenirs. (Inédit, 12 juin 1799)

            Tant qu’il sera reclus, les occasions d’utiliser ce dispositif seront rares. En mars 1800, il va passer deux jours à Lourdes, en cachette, mais il n’emporte pas sa « boîte » et le regrette amèrement :

J’eus le regret de n’avoir point porté mes petits ustensiles d’écriture ; j’aurais dépeint sur les lieux, au lieu de le faire aujourd’hui par souvenir ; ce n’est pas que ma description eût été plus exacte, car j’y suis encore ; mais j’aurais eu le plaisir de dater ce tableau du lieu même et du moment où il aurait frappé mes regards ; cette circonstance me l’aurait rendu un jour plus agréable. Je ne marcherai plus sans ma petite boîte ; – je veux mettre tous mes plaisirs à profit. (Inédit,13 mars 1800)

            S’il regrette sa boîte, c’est donc moins pour l’exactitude de la description (il a bonne mémoire), que pour le frisson d’être embrayé directement sur le temps – un sentiment « existentiel » à la Rétif de la Bretonne (qu’il ne devait pas connaître). La date doit échapper à tout arrangement, à toute fiction. Le « plaisir de dater » consiste, en notant la date, à être en prise sur un peu d’éternité, à faire coïncider par cette inscription le fugitif et l’éternel – et d’autre part à « faire passer le courant », à rendre possible une transmission d’ici et maintenant vers l’avenir, en se créant une gamme d’anniversaires possibles au fil des années…

            « Libéré » en mai 1800, Azaïs n’eut guère le temps d’en profiter : il tomba si gravement malade, le 30 mai 1800, qu’il fut trois ou quatre jours au seuil de la mort (il appela cela « mon coup de mort ») et ne se remit que lentement. Il acheva sa convalescence, de juillet à septembre 1800, chez des amis à Saint-Sauveur, sur le chemin de Gavarnie. Deux mois de solitude, de promenades et de rêveries, où l’idée lui vint d’écrire en marchant. Non plus recomposer, le soir, ce qu’on a vu ou rêvé dans la journée, mais écrire en direct, sur le motif, dans l’instant. Ce qui supposait de se servir enfin pour de bon de la petite boîte procurée par son ami. Il l’évoque rétrospectivement, en mai 1801, en précisant les perfectionnements qu’il a lui-même apportés depuis au dispositif :

Je n’écrivais dehors, il y a un an, que sur une petite feuille de carton, sur laquelle ma main ne pouvait être suffisamment assujettie. Ce ne fut qu’à Saint-Sauveur, et même assez tard, que j’y substituai le portefeuille envoyé et fait par mon ami. Aujourd’hui, je me sers encore plus commodément d’une petite planche solide et cependant légère qui peut entrer dans la grande poche que je lui ai destinée. Mon portefeuille tenu à la main me donnait l’air fort embarrassant d’un homme qui veut être remarqué. (Inédit, 30 mai 1801)

            De la petite feuille de carton au « portefeuille », plus rigide, il y a progrès. Mais comment jonglait-il avec la plume et l’encrier ? J’ai du mal à l’imaginer. Il fallait bien, malgré tout, se poser quelque part ? Anton Reiser, on l’a vu, avait « planté » son encrier, et s’était « à demi étendu ». Comment faire debout ? – C’est après son premier essai, lors d’une excursion de trois jours à Gavarnie, qu’il fit le point sur son invention, dans la longue entrée qu’on va lire. Comment son parapluie pouvait-il servir de support à son portefeuille ? Et s’il le faisait, comment Azaïs a-t-il pu ensuite, comme il le raconte ci-dessous, s’en passer en le « réformant » ? J’y perds mon latin, mais je fais confiance à cet homme candide et inventif. Dans une note de son livre de 1809 (Un mois, p. 161), il confirme avoir dès 1801 réduit le dispositif à « une simple planche très petite, très légère, ficelée sur (son) bâton », qui lui a permis de noter en plein air tout son système philosophique.

J’ai remarqué dans une autre occasion pourquoi il est dans notre nature de ne parvenir que tard à la découverte des idées originales et simples ; c’est parce qu’il était bon que nos plaisirs et nos avantages fussent distribués avec égalité sur le cours de notre vie. Ma manière d’écrire en marchant est, depuis aujourd’hui, d’une facilité et d’une commodité singulière. Je serais moins bien sur une table, et je n’aurais pas le plaisir de m’avancer, de me déplacer ; cet exercice est très salutaire au corps et à l’esprit, il varie pour ce dernier les points de vue, ce qui donne [du jeu à l’imagination. Je m’assois, je me relève, je m’incline, je m’appuie ; je fais ce que je veux, sans que ma table me quitte dans son assiette horizontale. Je fais autant de pas qu’il en faut pour trouver l’expression d’une pensée ; alors je m’arrête partout où je me trouve, debout, assis, peu m’importe : ma plume va toujours. C’est ainsi qu’à l’instant actuel, me voilà parvenu, toujours marchant ou écrivant, en face de Luz et dans la direction, pour mes regards, du Gave de Barèges. J’ai pris ce soir le petit sentier qui, à son début, domine le chemin de Saint-Sauveur et conduit au village de Sazos.

Je sens que, dans cette position, et dans cette occupation, je ferais sans fatigue, et sans m’en apercevoir, la route d’ici au Pic du Midi, à Paris, au bout du monde, pourvu que je ne fusse point pressé.

L’idée d’écrire ainsi est d’une simplicité singulière, et peut-être n’était-elle encore venue à personne. Je l’avais eu peu de jours avant d’aller à Gavarnie, et elle a singulièrement contribué à l’agrément de mon voyage.

Cependant mon parapluie servant de support horizontal à mon portefeuille, était incommode à placer, et pesant à porter. Ce matin il m’est venu, je ne sais d’où et je ne sais comment, l’idée de le réformer, et me voilà, marchant toujours, sans autre bagage que mon portefeuille. Insensiblement je suis arrivé auprès d’une très jolie fontaine, ayant toujours sous mes regards le charmant vallon de Luz, côtoyé, le long de la montagne où je me trouve, par le gave de Saint-Sauveur, et traversé dans sa longueur par le gave de Barèges. J’écris, je me promène, et je parcours un très agréable chemin qui m’était inconnu. Mille fois, en jouissant d’une idée si heureuse, je me demande pourquoi je ne l’ai pas eue plus tôt. (Inédit, 14 septembre 1800) 

            Il est voluptueux d’écrire : « à l’instant actuel, me voilà parvenu, toujours marchant et écrivant… ». Car si l’écriture reste, en aval, de l’ordre du différé, en amont elle colle ici au référent, si bien que la distance « aval », par une sorte d’effet de miroir, nous semble annulée : nous aussi, nous y sommes ! Dans les journaux très développés qu’il tient à Saint-Sauveur pendant ces mois d’été où il revient à la vie, Azaïs joue de deux manières sur cet effet. Puisqu’il est musicien, je dirai qu’il s’en sert tantôt pour la mélodie, tantôt pour l’harmonie.

            Mais d’abord, un mot sur ce journal de Saint-Sauveur, écrit de juillet à septembre 1800. Nous le connaissons sous deux formes. Une copie (au sein de la copie générale du Journal) faite après 1809 par son épouse (il s’est marié sur le tard, en 1808, et sa femme est devenue sa collaboratrice), copie dans laquelle elle saute, mais signale par des renvois, les passages du journal retenus pour l’édition : car cette section du journal a été publiée par Azaïs en 1809, sous le titre Un mois de séjour dans les Pyrénées. Il avait déjà lancé, sans grand succès, un Essai sur le monde (1806), qu’il développera ultérieurement sous le titre modeste de Système universel. Son livre Des compensations dans les destinées humaines (1809) avait été mieux accueilli mais, trouvant qu’on ne l’appréciait pas à sa juste valeur, Azaïs voulut légitimer ses théories en montrant sa sensibilité devant la nature. D’où ce volume de 227 pages, qui fut une première : jusqu’alors, aucun journal intime n’avait été édité, en France, du vivant de son auteur. On avait depuis longtemps, bien sûr, l’habitude de publier des journaux de voyage. Mais le titre (au demeurant peu attractif) le dit bien : il ne s’agit pas d’un voyage, c’est un séjour. Le livre réalise le programme des Rêveries du promeneur solitaire : Rousseau avait promis un « informe journal » de ses rêveries, mais composa finalement des textes très concertés qui n’avaient rien d’un journal. L’initiative d’Azaïs est donc originale. Pourtant, il n’est pas allé jusqu’au bout de la sincérité : le journal publié est sélectionné, antidaté (1797 au lieu de 1800), et agrémenté à la fin de développements de fantaisie (p. 182-207), dont il faut reconnaître, avec ses détracteurs, qu’ils ne sont pas des plus heureux. Il aurait mieux fait de s’en tenir à la lettre d’un journal qui, tel quel, est sympathique et original.

            Le procédé « mélodique », c’est de tenir son journal sous la forme d’une chaîne de petits reportages minutés. Azaïs inaugure sa méthode lors d’une excursion de trois jours au cirque de Gavarnie (10-12 septembre, Un mois, p. 108-150). Il faut supposer qu’il avait une montre, même s’il n’en parle jamais. Minutage est peut-être un terme exagéré : il mesure le temps à la louche, par quart d’heure, demi-heure ou heure entière. Il n’en vient aux minutes (et encore par multiples de cinq) que dans les moments dramatiques. Le second jour de son excursion, à 1h45, il est sous le plus fort pont de neige, la notation est rapide, il est glacé par le froid ; à 2h05, il note seulement : « Au pied de la cascade ; elle m’inonde » ; à 2h15, ayant pris du recul, « C’était un beau spectacle ; je n’ai pu le peindre sur place… » – et il le peint, longuement, avec dix minutes de retard, mais depuis un endroit sec. Les notations sont séparées par des indications de déplacements (« Un quart d’heure de marche »). Elles sont brèves et sobres quand il décrit les transformations progressives du paysage, à mesure que le point de vue se déplace (Azaïs souligne à plusieurs reprises la supériorité de l’écriture sur le dessin et la peinture, parce qu’elle peut intégrer le temps). Elles sont longues et emphatiques quand il donne libre carrière à l’émotion, et plus proches alors du monologue de théâtre ou du poème lyrique que du journal « Qu’entends-je !... Quel bruit effrayant a retenti dans ces montagnes !... […] ». L’idée est de substituer au temps recomposé du récit rétrospectif le suspense d’une série de présents sans cesse ouverts sur un avenir inconnu. La veille de son départ pour Gavarnie, il avait « rodé » sa nouvelle technique de journal « en direct » en peignant minute par minute un lever de soleil (9 septembre, Un mois, p. 99), ou bien en bougeant entre chaque paragraphe pour décrire les lieux où il vivait, se plaçant chaque fois à l’endroit même dont il parlait :

(Ici, je change souvent de position ; il n’y a pas plus de deux minutes que j’écrivais la page précédente auprès de ma cabane. Tout à l’heure, je l’ai quittée pour venir ici, à l’endroit où sont situés trois noyers et un chêne ; j’avais besoin d’y être pour pouvoir, en quelque sorte, parler sur place du charmant effet qui me sert à présumer, par analogie, le sort de ma jolie cascade ). (Un mois, p. 102-103)

            Cette note est un exemple de ce que j’appelle le procédé « harmonique » : il consiste à tresser le texte du journal (récit d’actions ou de pensées) avec la notation du contexte (sensations ou incidents contemporains du moment de l’écriture). Azaïs a eu l’idée originale de faire imprimer ces notations dans un corps plus petit et entre parenthèses – un peu comme les didascalies d’un texte de théâtre. Il n’a recours à ce procédé que sept fois au long de l’ouvrage publié, mais le lecteur prend vite conscience que d’autres passages auraient pu avoir la même présentation. Voici l'une de ces parenthèses : le 8 septembre (Un mois, p. 94), il est en train de décrire le paysage de montagne qu’on découvre depuis sa « cabane », lorsque… : « (Je m’interromps, pour prendre note ici de l’admiration que me cause un charmant petit insecte. Il a commencé par se promener sur ma main ; il parcourt maintenant la longueur de ma plume […]) » – et il décrit minutieusement la morphologie de l’insecte et s’abandonne lyriquement à son admiration. Ces parenthèses ne sont pas, malgré les apparences, des digressions : elles sont aussi pertinentes que les développements qu’elles interrompent. Un journal, en effet, peut-il avoir d’autre sujet que ce qui vient à la pensée ou tombe sous l’attention de celui qui l’écrit ? Notre homme est si raisonnable que je n’irai pas jusqu’à dire qu’il a l’intuition de l’écriture automatique ou de la libre association d’idées. Mais il a l’étoffe d’un mystique, et à mes yeux il le prouve moins (comme il le croit) par ses émotions devant les Pyrénées que par sa fascination pour l’écriture.

            Il y a en effet un trait commun au journal-minute des Pyrénées, en 1800, et au journal-anniversaire tenu de 1811 à 1844 : la pratique de l’écriture comme exercice spirituel, destiné à vous placer à la pointe aiguë de l’instant ; l’attention portée au présent, le souci d’en fixer la trace et, en mettant ces traces en série, de saisir quelque chose qui ait rapport avec l’éternité.

            Je remarque enfin que cette passion d’inscrire le lieu et le moment dans l’écriture s’accompagne de la manie inverse d’insérer l’écriture dans le lieu et le moment : en effet à quatre reprises, au cours de son excursion à Gavarnie, Azaïs grave son nom sur des rochers (Un mois, p. 112 et 146) ou son initiale sur le tronc d'un frêne (ibid., p. 36) ou d’un hêtre (ibid, p. 120), comme s’il signait le paysage en y apposant sa trace – acte que dans l’instant même, bien sûr, il note dans son journal !

            J’ai préféré dans cette étude citer des passages de métadiscours sur l’écriture, où Azaïs manifeste, à mes yeux, son intelligence et son intuition, plutôt que ses descriptions de paysages, qui auraient pu le faire paraître pompeux et naïf. Il est évident que les carnets du fondateur du pyrénéisme, Ramond de Carbonnières (1755-1827), qu’on a publiés en 1930, sont plus précis et riches que ceux d’Azaïs. J’ai lu en parallèle leurs carnets d’excursion à Gavarnie (Ramond en 1792, Azaïs en 1800). Ramond est plus curieux et détaillé, plus sobre, et pour tout dire, bien plus intéressant. Il note aussi les heures : mais il les note le soir, après-coup. C’est là où Azaïs prend sa revanche : dans la vibration mystique du présent. Certes, c’était un génie incomplet : il n’avait pas l’art d’une Eugénie de Guérin, qui savait en trois mots rendre la saveur de l’instant. Mais il a eu l’idée que s’il est utile de relever des échantillons géologiques et botaniques, ou d’observer l’habitat et les mœurs, ce n’est pas perdre non plus son temps, en voyage, que de noter la fantasmagorie d’un nuage jouant avec les sommets :

… (J’allais ramener mon esprit sur la route de Coteretz ; je suspends un moment ce retour pour prendre note d’un bel accident qui n’a lieu que dans les montagnes. L’une de celles qui sert d’enceinte au bassin de Luz est sous mes regards ; un nuage fortement dessiné, et formant une bande horizontale, sépare le sommet de la montagne de sa base rebondie. Cette pointe fait un bel effet entre le blanc d’un nuage et l’azur des cieux ; un si beau cadre lui donne une forme et une couleur plus tranchantes ; l’imagination a besoin d’appuyer ce sommet sur sa base ; car, d’ailleurs, séparé d’elle par une vapeur foncée qui ne peut rien soutenir, il présente l’idée d’une masse imposante, jetée dans l’espace, et suspendue dans le vague des airs.). (2 septembre, Un mois, p. 56)


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Note bibliographique

 

Autres références

 

 

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