Claude Mauriac

immobile/écroulé/accompli

publié dans La Faute à Rousseau, n° 44, février 2007, p. 58-59

 
Il avait lancé un défi au temps, en inventant une nouvelle manière de « publier » son journal. Le Temps immobile, premier volume d’une longue série, a paru en 1974. Claude Mauriac n’y présentait pas son journal, commencé en 1927, à 13 ans, dans l’ordre de son écriture, mais dans celui de sa relecture. On le voyait aller et venir dans son passé, faire des « plongées », ménager des échos, suivre des associations d’idées. Il tressait le journal de sa relecture autour de ces arabesques, dans une composition vertigineuse : l’avant et l’après du texte n’étaient plus l’avant et l’après du temps. « Immobile à grands pas », il explorait, sous l’apparent passage des années, les permanences profondes : celles des êtres, des lieux, des caractères – de sa propre manière d’être. L’idée de cette « écriture perpétuelle » lui était venue en 1963. Il avait hésité sur le titre, s’était arrêté au Temps immobile, puis mis au travail en 1968. La mort de son père, en 1970, avait donné nécessité et urgence à cette entreprise paradoxale. Volume après volume, elle s’était développée en une série apparemment interminable. En 1978, un volume entier, L’Éternité parfois, confrontait les moments fulgurants, si rares dans une vie, où l’on accède à l’intuition de l’éternité. En mars 1984, à un ami qui s’inquiétait du désarroi où le laisserait la fin d’une telle entreprise, il répondait encore, impavide : « Mais je n’en verrai jamais le bout, jamais, je mourrai bien avant d’en avoir approché, ne fût-ce que de loin, un impossible achèvement… ».

Il avait lancé un défi au temps, et le temps a relevé ce défi. Au printemps 1984, tout a basculé. L’anniversaire de ses 70 ans, une opération de la prostate, et la mort du grand ami, si prodigieusement vivant, Michel Foucault : le temps s’est inexorablement remis en marche. Désormais, Claude Mauriac ne croit plus guère au temps immobile. Il a vécu une sorte de « partage des eaux », qui lui inspire, le 17 juillet 1984, les images que voici : « le lac de l’enfance et de l’adolescence ; le lac de la jeunesse, qui contrairement à ce que l’on croit s’étend très loin, jusqu’à la soixantaine largement dépassée – pour moi jusqu’à soixante-huit, soixante-neuf ans ; puis le lac noir du grand âge, au bord duquel en toute lucidité et effroi je me trouve ».

« Le lac noir », ce sera le titre du premier chapitre du tome 8 du Temps immobile, qu’il publie néanmoins en 1985. Car sur sa lancée, il continue ce travail aux présupposés duquel il ne croit plus qu’à moitié, mais dont la poursuite est pour lui vitale. Les « eaux » se partagent de plus en plus : ses maisons d’enfance s’éloignent, la « maison rose » de Vémars est vendue, Malagar donné à la Région Aquitaine. Décidé à clore le Temps immobile, il publie néanmoins un tome 9 en 1986, et roule dans sa tête les manières de sortir de cette impasse tragique. Sa première idée est de continuer à publier des montages des journaux passés, en changeant seulement le titre. Ce sera : Le Temps écroulé. Pour parler du temps, il aime filer la métaphore à partir de deux images : celle de l’eau (qui stagne ou s’écoule), celle du bâtiment (qui se dresse ou s’écroule). Mais suffit-il de changer le titre ? Le changement de vision du temps n’implique-t-il pas un changement de technique ? Si sa nouvelle vision du temps est celle (classique) de l’écoulement irréversible, ne sera-t-il pas amené à redonner à l’ordre chronologique l’importance qu’il lui avait déniée ? Et peut-être le temps est-il à la fois immobile et écroulé ? Peut-être aussi une nouvelle répartition est-elle envisageable entre le publié et le posthume ? Au milieu de ces hésitations, Claude Mauriac trouve la force de composer un dixième et dernier volume magistral, L’Oncle Marcel, pour clore cette œuvre dont il pensait ne jamais voir le bout, et dont l’achèvement, d’une certaine manière, le laisse « à découvert » face à la mort.

La fin du Temps immobile occasionne une crise profonde. Entre le moment où il remet à l’éditeur le manuscrit du tome 10 (octobre 1987) et la publication (février 1988), Claude Mauriac arrête non seulement tout travail sur ce projet, mais même de tenir son journal. Vide complet, dont il réémerge fatigué et, désormais, mortel. « Le temps immobile, se peut-il que j’y aie jamais cru ? » (21 juillet 1988).

Faute de pouvoir inventer de nouvelles techniques, et peut-être pour se masquer le côté inéluctable du retour à l’ordre chronologique, il se polarise sur le titre de la nouvelle série envisagée. Il juge Le Temps écroulé « laid, peu euphonique, désagréable », et en arrive à des trouvailles d’une simplicité désarmante, comme Le Temps passé ou Le Temps présent (22 et 25 avril 1988). Un an plus tard, lors d’une veillée de prières pour le Liban à Notre-Dame (11 avril 1989), l’inspiration lui vient et il se décide pour Le Temps accompli, « titre dont je ne suis pas digne si on le prend dans un autre sens que ce qui n’est autre que le temps passé ». « Accompli », en effet, nous fait quitter le monde physique pour le monde moral : l’idée de « mission » perce sous celle d’achèvement.

Mais le travail de composition dans lequel il essaie de reprendre pied se heurte à une lassitude nouvelle : « il m’est impossible, et lorsque je m’y risque très pénible (si bien que j’y renonce), de relire des journaux anciens » (1er mai 1989). Le doute l’accompagnera jusqu’au bout (voir encadré). Il publiera néanmoins quatre volumes de cette nouvelle série, le quatrième paraissant un mois après sa mort (1996). Un cinquième est resté inachevé.

samedi 30 mai 1992

J’ai achevé le Temps immobile alors qu’il n’aurait été ni raisonnable ni honnête de le poursuivre, il n’était certes plus immobile, le temps. Je suis presque sûr que j’en resterai au Temps accompli 2, pour cette raison, d’abord, que la composition d’un nouveau volume exigerait des efforts physiques (recherches, photocopies) dont je suis de moins en moins capable, mais pour ceci, surtout, que je me sens détaché d’un tel projet, la composition du Temps immobile m’apparaissant, rétrospectivement, incompréhensible sinon complètement folle. De surcroît je n’écris plus que rarement mon journal, matière première de toute entreprise de cette sorte.

Le Pont du secret, Grasset, 1993, p. 250

 

Les volumes du Temps accompli sont marqués par un retour progressif à l’ordre chronologique : c’est Le Temps immobile… écroulé. Finies les compositions labyrinthiques. Le premier volume (1991) est composé de séquences bien centrées, comme autant de petites « nouvelles » construites à partir du journal contemporain, en ordre chronologique. Claude Mauriac avait d’abord pensé faire des « jour à jour » d’années séparées d’un demi-siècle (1938/1988), mais finalement il donne dans le second volume le seul texte du journal 1938, dans l’ordre et sans écho, sous le titre Histoire de ne pas oublier (1992). Le troisième volume, Le Pont du secret (1993), revient à la technique du premier. Le quatrième, Travaillez quand vous avez encore la lumière, juxtapose une grande tranche de passé (Journal de l’été 40) et un journal contemporain. Le cinquième volume, en chantier, renonçait à tout effet de composition. Progressif dépouillement, comme en réponse à la question que Claude Mauriac se posait déjà en 1985, quand son projet vacillait : « Aurai-je le courage de tenir le carnet de bord de ma vieillesse ? » (29 décembre 1985). Il a eu ce courage, « acceptation de la vie dans sa nudité aux approches de la mort » (30 mai 1989). Les dernières pages de son journal (octobre 1995) sont la méditation bouleversante d’un homme dont la vue est si faible qu’il ne peut relire ce qu’il écrit, et qui le constate d’un seul mot, dernier mot, lui-même presque illisible : « Illisible ».