Chateaubriand

On trouvera ci-dessous trois textes qui montrent l’évolution du projet autobiographique de Chateaubriand entre 1803 et 1833.




Première idée des Mémoires  (1803)

    C’est aussi à Rome que je conçus, pour la première fois, l’idée d’écrire les Mémoires de ma vie ; j’en trouve quelques lignes jetées au hasard, dans lesquelles je déchiffre ce peu de mots : « Après avoir erré sur la terre, passé les plus belles années de ma jeunesse loin de mon pays, et souffert à peu près tout ce qu’un homme peut souffrir, la faim même, je revins à Paris en 1800 ».

    Dans une lettre à M. Joubert, j’esquissais ainsi mon plan :

    « Mon seul bonheur est d’attraper quelques heures, pendant lesquelles je m’occupe d’un ouvrage qui peut seul apporter de l'adoucissement à mes peines : ce sont les Mémoires de ma vie. Rome y entrera ; ce n’est que comme cela que je puis désormais parler de Rome. Soyez tranquille ; ce ne seront point des confessions pénibles pour mes amis : si je suis quelque chose dans l’avenir, mes amis y auront un nom aussi beau que respectable. Je n’entretiendrai pas non plus la postérité du détail de mes faiblesses ; je ne dirai de moi que ce qui est convenable à ma dignité d’homme et, j’ose le dire, à l’élévation de mon cœur. Il ne faut présenter au monde que ce qui est beau ; ce n’est pas mentir à Dieu que de ne découvrir de sa vie que ce qui peut porter nos pareils à des sentiments nobles et généreux. Ce n’est pas, qu’au fond, j’aie rien à cacher ; je n’ai ni fait chasser une servante pour un ruban volé, ni abandonné mon ami mourant dans une rue, ni déshonoré la femme qui m’a recueilli, ni mis mes bâtards aux Enfants-Trouvés ; mais j’ai eu mes faiblesses, mes abattements de cœur ; un gémissement sur moi suffira pour faire comprendre au monde ces misères communes, faites pour être laissées derrière le voile. Que gagnerait la société à la reproduction de ces plaies que l’on retrouve partout ? On ne manque pas d’exemples, quand on veut triompher de la pauvre nature humaine ».

    Dans ce plan que je me traçais, j’oubliais ma famille, mon enfance, ma jeunesse, mes voyages et mon exil : ce sont pourtant les récits où je me suis plu davantage.

Mémoires d’outre-tombe (livre quinzième, chapitre 7), Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1957, tome I, pp. 525-526.




Début des Mémoires de ma vie (1809)

Ce début des Mémoires de ma vie (première version des Mémoires d’outre-tombe composée entre 1809 et 1826) a été écrit en 1809.

    Je me suis souvent dit : « Je n’écrirai point les mémoires de ma vie ; je ne veux point imiter ces hommes qui, conduits par la vanité et le plaisir qu’on trouve naturellement à parler de soi, révèlent au monde des secrets inutiles, des faiblesses qui ne sont pas les leurs et compromettent la paix des familles ». Après ces belles réflexions, me voilà écrivant les premières lignes de mes mémoires. Pour ne pas rougir à mes propres yeux, et pour me faire illusion, voici comment je pallie mon inconséquence.

    D’abord, je n’entreprends ces mémoires qu’avec le dessein formel de ne disposer d’aucun nom que du mien propre dans tout ce qui concernera ma vie privée. J’écris principalement pour rendre compte de moi à moi-même. Je n’ai jamais été heureux. Je n’ai jamais atteint le bonheur que j‘ai poursuivi avec la persévérance qui tient à l’ardeur naturelle de mon âme. Personne ne sait quel était le bonheur que je cherchais ; personne n’a connu entièrement le fond de mon cœur. La plupart des sentiments y sont restés ensevelis ou ne se sont montrés dans mes ouvrages que comme appliqués à des êtres imaginaires. Aujourd’hui que je regrette encore mes chimères sans les poursuivre, que parvenu au sommet de la vie je descends vers la tombe, je veux avant de mourir, remonter vers mes belles années, expliquer mon inexplicable cœur, voir enfin ce que je pourrai dire lorsque ma plume, sans contrainte s’abandonnera à tous mes souvenirs. En rentrant au sein de ma famille qui n’est plus ; en rappelant des illusions passées, des amitiés évanouies, j’oublierai le monde au milieu duquel je vis et auquel je suis si parfaitement étranger. Ce sera de plus un moyen agréable pour moi d’interrompre des études pénibles ; et quand je me sentirai las de tracer les tristes vérités de l’histoire des hommes, je me reposerai en écrivant l’histoire de mes songes.

    Je considère ensuite que ma vie appartenant au public par un côté, je n’aurais pas échappé à tous ces faiseurs de mémoires, à tous ces biographes marchands qui couchent le soir sur le papier ce qu’ils ont entendu dire le matin dans les antichambres. J’ai eu des succès littéraires ; j’ai attaqué toutes les erreurs de mon temps ; j’ai démasqué les hommes, blessé une multitude d’intérêts ; je dois donc avoir réuni contre moi la double phalange des ennemis littéraires et politiques ; ils ne manqueront de me peindre à leur manière ; et ne l’ont-ils pas déjà fait ? Dans un siècle où les plus grands crimes commis ont dû faire naître les haines les plus violentes, dans un siècle corrompu où les bourreaux ont un intérêt à noircir les victimes, où les plus grossières calomnies sont celles que l’on répand avec le plus de légèreté, tout homme qui a joué un rôle dans la société doit, pour la défense de sa mémoire, laisser un monument par lequel on puisse le juger. Mais avec cette idée je vais me montrer meilleur que je ne suis ? J’en serai peut-être tenté : à présent je ne le crois pas. Je suis résolu à dire toute la vérité. Comme j’entreprends d’ailleurs l’histoire de mes idées et de mes sentiments plutôt que l’histoire de ma vie, je n’aurai pas autant de raisons de mentir. Au reste si je me fais illusion sur moi, ce sera de bonne foi, et par cela même on verra encore la vérité au fond de mes préventions personnelles.

Mémoires d’outre-tombe; édition J.-C. Berchet, Classiques Garnier, tome I, 1989, p. 7-8.



Préface testamentaire des Mémoires d'outre-tombe (1833, extraits)

    Quand la mort baissera la toile entre moi et le monde, on trouvera que mon drame se divise en trois actes.

    Depuis ma première jeunesse jusqu’en 1800, j’ai été soldat et voyageur ; depuis 1800 jusqu’en 1814, sous le consulat et l’empire, ma vie a été littéraire ; depuis la restauration jusqu’aujourd’hui, ma vie a été politique.
   
    Dans mes trois carrières successives, je me suis toujours proposé une grande tâche : voyageur, j’ai aspiré à la découverte du monde polaire ; littérateur, j’ai essayé de rétablir la religion sur ses ruines ; homme d’état, je me suis efforcé de donner aux peuples le vrai système monarchique représentatif avec ses diverses libertés : j’ai du moins aidé à conquérir celle qui les vaut, les remplace, et tient lieu de toute constitution, la liberté de la presse. Si j’ai souvent échoué dans mes entreprises, il y a eu chez moi faillance de destinée. Les étrangers qui ont succédé dans leurs desseins furent servis par la fortune ; ils avaient derrière eux des amis puissants et une patrie tranquille : je n’ai pas eu ce bonheur.

    Des auteurs modernes français de ma date, je suis aussi le seul dont la vie ressemble à ses ouvrages : voyageur, soldat, poète, publiciste, c’est dans les bois que j’ai chanté les bois, sur les vaisseaux que j’ai peint la mer, dans les camps que j’ai parlé des armes, dans l’exil que j’ai appris l’exil, dans les cours, dans les affaires, dans les assemblées, que j’ai étudié les princes, la politique, les lois et l’histoire. Les orateurs de la Grèce et de Rome furent mêlés à la chose publique et en partagèrent le sort. Dans l’Italie et l’Espagne de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance, les premiers génies des lettres et des arts participèrent au mouvement social. Quelles orageuses et belles vies que celles de Dante, de Tasse, de Camoëns, d’Ercilla, de Cervantes !

    En France nos anciens poètes et nos anciens historiens chantaient et écrivaient au milieu des pèlerinages et des combats : Thibault, comte de Champagne, Villehardouin, Joinville, empruntent les félicités de leur style des aventures de leur carrière ; Froissart va chercher l’histoire sur les grands chemins, et l’apprend des chevaliers et des abbés, qu’il rencontre, avec lesquels il chevauche. Mais à compter du règne de François Ier, nos écrivains ont été des hommes isolés dont les talents pouvaient être l’expression de l’esprit, non des faits de leur époque. Si j’étais destiné à vivre, je représenterais dans ma personne, représentée dans mes mémoires, les principes, les idées, les événements, les catastrophes, l’épopée de mon temps, d’autant plus que j’ai vu finir et commencer un monde, et que les caractères opposés de cette fin et de ce commencement se trouvent mêlés dans mes opinions. Je me suis rencontré entre les deux siècles comme au confluent de deux fleuves ; j’ai plongé dans leurs eaux troublées, m’éloignant à regret du vieux rivage où j’étais né, et nageant avec espérance vers la rive inconnue où vont aborder les générations nouvelles.

    Les Mémoires, divisés en livres et en parties, sont écrits à différentes dates et en différents lieux : ces sections amènent naturellement des espèces de prologues qui rappellent les accidents survenus depuis les dernières dates, et peignent les lieux où je reprends le fil de ma narration. Les événements variés et les formes changeantes de ma vie entrent ainsi les uns dans les autres : il arrive que, dans les instants de mes prospérités, j’ai à parler du temps de mes misères, et que, dans mes jours de tribulations, je retrace mes jours de bonheur. Les divers sentiments de mes âges divers, ma jeunesse pénétrant dans ma vieillesse, la gravité de mes années d’expérience attristant mes années légères ; les rayons de mon soleil, depuis son aurore jusqu’à son couchant, se croisant et se confondant comme les reflets épars de mon existence, donnent une sorte d’unité indéfinissable à mon travail : mon berceau a de ma tombe, ma tombe a de mon berceau ; mes souffrances deviennent des plaisirs, mes plaisirs des douleurs, et l’on ne sait si ces Mémoires sont l’ouvrage d’une tête brune ou chenue.

    Je ne dis point ceci pour me louer, car je ne sais si cela est bon, je dis ce qui est, ce qui est arrivé, sans que j’y songeasse, par l’inconstance même des tempêtes déchaînées contre ma barque, et qui souvent ne m’ont laissé pour écrire tel ou tel fragment de ma vie que l’écueil de mon naufrage.

    J’ai mis à composer ces Mémoires une prédilection toute paternelle ; je désirerais pouvoir ressusciter à l’heure des fantômes pour en corriger les épreuves : les morts vont vite.

    Les notes qui accompagnent le texte sont de trois sortes : les premières, rejetées à la fin des volumes, comprennent les éclaircissements et pièces justificatives ; les secondes, au bas des pages, sont de l’époque même du texte ; les troisièmes, pareillement au bas des pages, ont été ajoutées depuis la composition de ce texte, et portent la date du temps et du lieu où elles ont été écrites. Un an ou deux de solitude dans un coin de la terre suffiraient à l’achèvement de mes Mémoires ; mais je n’ai eu de repos que durant les neuf mois où j’ai dormi la vie dans le sein de ma mère : il est probable que je ne retrouverai ce repos avant-naître, que dans les entrailles de notre mère commune après-mourir.

    Plusieurs de mes amis m’ont pressé de publier à présent une partie de mon histoire ; je n’ai pu me rendre à leur vœu. D’abord je serais, malgré moi, moins franc et moins véridique ; ensuite j’ai toujours supposé que j’écrivais assis dans mon cercueil. L’ouvrage a pris de là un certain caractère religieux que je ne lui pourrais ôter sans préjudice ; il m’en coûterait d’étouffer cette voix lointaine qui sort de la tombe, et que l’on entend dans tout le cours du récit. On ne trouvera pas étrange que je garde quelques faiblesses, que je sois préoccupé de la fortune du pauvre orphelin, destiné à rester après moi sur la terre. Si j’ai assez souffert dans ce monde pour être dans l’autre une Ombre heureuse, un peu de lumière des Champs-Elysées, venant éclairer mon dernier tableau, servirait à rendre moins saillants les défauts du peintre : la vie me sied mal ; la mort m’ira peut-être mieux.

Mémoires d’outre-tombe, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1957, tome I, p. 1045-1047.