De l'intimité du journal

Entretien paru dans le n° 10 d'Hermaphrodite, Femme, ouvrage collectif
sous la direction d'Axelle Felgine, Jézahel Besson et Caroline Mourot, Nancy, 2005.

Réponses aux questions d’Axelle Felgine


D’où vient votre intérêt pour le journal féminin ?

Il est né d’une expérience insolite : en 1989-1990, j’ai eu la possibilité de lire, dans les cahiers originaux, le journal d’une adolescente, tenu de 14 à 17 ans, en 1976-1979, et peu de temps après, celui d’une jeune fille du XIXe siècle, tenu de 14 à 21 ans, en 1862-1869. Toutes deux s’appelaient Claire – un hasard ! L’écriture féminine est une immense nappe souterraine, qui affleure rarement à la surface. Ma stupeur a été, en lisant ma Claire du XIXe siècle, de découvrir des idées et même des phrases analogues à celles qu’on pouvait trouver dans mon journal d’adolescent, commencé dans les années 1950. En somme, j’avais été une jeune fille du XIXe siècle – sauf que Claire écrivait mieux que moi. Tout est donc parti d’une identification. Et puis d’une révolte et d’une question. Une révolte contre les préjugés : rien de fade ni d’insignifiant dans ce que j’avais lu. Et une question fondamentale : d’où vient qu’aujourd’hui, à l’adolescence, la pratique du journal soit massivement féminine ? Est-ce dans la « nature » féminine ? Est-ce une construction culturelle ? N’étant pas biologiste, je suis incapable d’isoler le gène du journal intime, s’il existe. En revanche, une plongée dans l’histoire peut être éclairante. Les femmes ne sont entrées dans l’univers du journal que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Avant, cela avait toujours été une affaire d’hommes : livres de comptes, journaux de bord, chroniques historiques. Après 1750, le journal s’individualise, s’intériorise, il devient un instrument de « gestion de soi ». Il flirte avec la lettre : lettre à la meilleure amie, lettre à soi-même. Et les mamans et les directeurs de conscience encouragent. Tout en veillant du coin de l’œil, gare aux dérapages ! Le journal a donc été, à partir de la fin du XVIIIe siècle, un moyen d’éducation plutôt réservé aux filles : apprentissage de la moralité et des rapports humains. Il prépare à la gestion de la sphère de la vie privée. C’était moins important pour les garçons, dont le rôle était de réussir dans la vie publique, sociale et économique. Voilà pourquoi, aujourd’hui encore, les mamans offrent des carnets à serrure à leurs filles, et pas à leurs garçons.

Les femmes ont-elle donné à l’autobiographie un Amiel ou un Rousseau ?

Quelle question ! Bien sûr la réponse est oui (pensez à Marie Bashkirtseff ou à Anne Frank !), mais est-ce là vraiment la question ? Une chose m’a frappé, en répertoriant, en librairie, la production contemporaine de journaux personnels. Les femmes, qui représentent presque les deux tiers de la population des diaristes, ne figurent que pour 15% parmi les auteurs de journaux publiés. Elles gardent leurs journaux pour elles. Les femmes écrivent, les hommes publient. Je vous disais que l’écriture féminine était une nappe souterraine. D’immenses trouvailles sont encore à faire. Au cours de mon enquête sur les journaux de jeunes filles au XIXe siècle (Le Moi des demoiselles, 1993), j’ai rencontré des textes admirables – car la pratique du journal ne mène pas forcément à un « formatage » moutonnier ! C’est une excellente école de liberté, qui peut vous apprendre à choisir votre destin ! Lisez par exemple le Journal de Catherine Pozzi (1882-1934), exhumé en 1987 par une éditrice courageuse, Claire Paulhan, à qui l’on doit maintenant la découverte du journal d’une autre pionnière, Mireille Havet (1898-1932), en cours de publication.

Le journal s’écrit, en quelque sorte, « dans le dos du monde ». Peut-on le considérer comme une pratique subversive ?

Oui, et d’une subversion socialement fort utile, sur deux plans. D’une part, il contribue à la paix sociale : il vous purge de votre agressivité et vous rend capable de continuer à négocier avec autrui une vie acceptable. Bien sûr, si vous recyclez à bref délai dans la vie publique le contenu de ces purgations, il y aura dégât. Autre problème, même si vous restez discret, après votre mort cela risque de ressortir, avec un effet « bombe à retardement », et le sentiment que vous êtes un lâche : vous attaquez, du fond de votre tombeau, des gens qui ne peuvent plus se défendre. C’est un peu le problème infernal du stockage des déchets nucléaires. Mais le journal a l’avantage de perdre assez vite (trois ou quatre générations) sa radioactivité. Son autre utilité, c’est d’être une sorte de laboratoire dans lequel s’exprime, s’éprouve, s’analyse une partie de ce que la vie sociale met sous le boisseau ou refuse de regarder en face. Le diariste méthodique est parfois un vrai chercheur en anthropologie, il tient des « carnets de terrain », il esquisse même des théorisations, en tout cas les rend possibles. Mireille Havet donne un parfait exemple de ces deux types de subversion. Dans le feu de la jalousie ou de la déception, il lui arrive, dans son journal, d’insulter ses maîtresses, ce qui épargne à celles-ci (mais pas toujours !) des scènes terribles. Mais au-delà de ces purgations périodiques, son journal est un immense « rapport » tenu méthodiquement qui jette une lumière saisissante sur l’homosexualité féminine et l’usage des drogues dans la société parisienne de l’entre-deux-guerres. Sans compter que c’est un grand et beau texte tragique, d’une destinée qui roule lucidement vers la mort.

Aujourd’hui, nous assistons à une surenchère de l’« intime » et de l’authenticité. Que peut trouver un observateur dans « un journal à soi », qu’il ne trouvera nulle part ailleurs ?

L’amateur de journal intime n’est pas forcément un voyeur. Ce qui l’intéresse avant tout, ce ne sont pas des impudeurs ou des révélations : vous le suggérez, aujourd’hui, ça se trouve partout ailleurs. Non, il lit d’abord un journal pour franchir l’invisible mais infranchissable barrière qui, dans la vie, le sépare de tous ceux qu’il croise et qui, fatalement, se constituent à ses yeux en personnages. Comment sommes-nous, quand nous ne sommes plus sous le regard d’autrui ? C’est cette vibration intérieure qu’il aime à approcher, et qu’il trouve avec plus de sûreté dans un journal écrit sans projet de publication, et publié de manière posthume par des héritiers ou des aficionados. Comment sommes-nous, mais aussi comment vivons-nous notre rapport au temps et à la mort ? Le plus intime n’est pas forcément le sexuel, comme on tend à le penser aujourd’hui, mais le mortuel, si je puis dire. Rien de plus pudique et autocensuré, apparemment, que le journal de Claude Mauriac recomposé dans Le Temps immobile, et pourtant rien de plus vertigineusement intime.

La pratique du journal électronique « en ligne » est-elle encore un « journal intime » ?

Ce qui définit avant tout le « journal », ce n’est pas l’intimité, mais la périodicité : une écriture datée, faite sans connaissance de l’avenir. Sur Internet, jour après jour, vous pouvez offrir aussi bien une chronique de vos opinions ou de vos hobbies, de manière très sociale et conviviale, qu’une confidence sur votre vie privée. Et cette confidence-là pourra être intime en deux sens : par son contenu et, dans une certaine mesure, par sa destination. Car rien ne vous force, sur Internet, à dévoiler votre identité. Sous un pseudonyme, vous direz à un public d’inconnus (pour lesquels vous-même resterez inconnu) des choses que vous taisez à ceux dont vous partagez la vie (conjoint, amis, famille). Le « cher cahier » d’autrefois (d’aujourd’hui encore !) auquel on confiait ses secrets était discret, certes, mais aussi muet : il ne répondait pas. Notre « cher écran » répond ! Tous les sites de journaux électroniques, blogs ou autres, donnent la possibilité au lecteur de manifester sa réaction, d’engager le dialogue, etc. Cela tient autant de la correspondance ou de la conversation que du journal, c’est une sorte de « lettre ouverte » à inconnus. Cet aspect « correspondance » éloigne le journal de l’intimité, et de la liberté. Vous êtes fatalement « en représentation » : vous cherchez à plaire, vous vous faites un style, un look, un personnage. Vous vous forcez… un peu plus que d’habitude ! En plus, vous perdez la liberté de vous taire : vous devez être régulier, sinon votre audience chute. Le journal intime, lui, n’est pas soumis à l’Audimat ! Ce que je dis vaut pour les journaux sur Internet comme pour ceux que certains écrivains actuels tiennent avec l’intention de les publier, par tranches, à bref délai. La force du journal intime lui vient, au contraire, de sa déconnexion, de son débrayage, de cette probabilité de n’être jamais lu par personne, ou lu dans cinquante ou cent ans par des gens qu’on ne connaîtra jamais, dont on ignore les mentalités et les attentes : inutile de chercher à leur plaire ! Quand je me retire dans mon journal, je coupe les ponts avec toute communication immédiate, et du coup certaines censures (pas toutes, certes !) sont affaiblies ou suspendues. Tandis que l’idée que cinq minutes après avoir écrit je serai lu par des dizaines ou des centaines de personnes, et que je devrai faire face à leurs réactions, ne peut qu’exacerber l’autocensure et le désir de produire de l’effet – c’est-à-dire éloigner d’une certaine forme de vérité.

Avez-vous encore quelque chose à ajouter pour votre défense ?

Juste un mot. Avec quelques amis, j’ai essayé de trouver une solution au problème du stockage des déchets radioactifs comme aux embouteillages de l’édition. L’Association sur l’autobiographie (http://sitapa.free.fr), installée dans la bibliothèque municipale d’une petite ville près de Lyon, Ambérieu-en-Bugey, s’offre à conserver à l’abri des regards vos journaux, correspondances et autobiographies jusqu’au moment, proche ou lointain, que vous choisirez. Et surtout elle accueille, lit, commente et offre à la lecture des amateurs les écrits autobiographiques que vous souhaitez faire lire dès maintenant. Elle ne publie rien – rien d’autre qu’une sorte de « catalogue raisonné » de ces textes, le Garde-mémoire (six volumes parus, décrivant et indexant plus de 1300 textes). Si elle publiait, elle devrait choisir, donc éliminer. Elle a choisi au contraire d’offrir à tous les textes la chance d’une « micro-lecture », et d’une lecture en sympathie.

26 juin 2005