De l’autobiographie au journal, de l’Université à l’association :
itinéraires d’une recherche

Conférence à l'Université Ain Chams (Le Caire), 28 mars 2005
(Colloque "Identité et altérité")

On est toujours embarrassé d’avoir à parler de soi. Les traités de savoir-vivre le déconseillent. Ainsi la baronne Staffe, en 1893 : « C’est un sentiment de générosité qui fera éviter de parler de soi-même, même en mal. Il faut faire intervenir son moi le moins possible, c’est presque toujours un sujet gênant ou ennuyeux pour autrui ». Rassurez-vous, je vous parlerai seulement de ma trajectoire de chercheur. Et je la décrirai sans doute plus que je ne l’expliquerai. Il y a quelques mois, en France, j’ai dû présenter mon cas devant un « laboratoire de sociologie clinique », comme si j’étais un animal pour expérience, avec cette différence qu’on me demandait en plus de me disséquer moi-même. Je devais expliquer comment s’articulaient mon « histoire de vie » et mes « choix théoriques ». C’est une question que chacun d’entre nous est amené à se poser : donc, imaginez que je parle de vous. Pourquoi avons-nous choisi l’objet sur lequel nous travaillons ? D’où viennent les instruments intellectuels que nous utilisons ? Sont-ils les bons ? En avons-nous changé ?

Devant ce laboratoire, j’avais essayé de répondre en comparant ma carrière universitaire avec celle de mon père, qui était helléniste (pour parler comme Bourdieu, c’était le côté « reproduction » – je suis un héritier), et en analysant comment j’avais navigué sur les flots agités de l’université pour arriver à suivre, en jouant avec les courants et les vents, mon propre désir (c’était le côté « champs » de Bourdieu). Ce qui m’avait frappé alors, c’était le décalage entre l’âge précoce où mon intérêt pour l’écriture personnelle s’était formé (j’avais quinze ans quand j’ai commencé à tenir un journal – en 1953), et l’âge tardif où j’ai décidé d’en faire mon sujet d’étude (à trente ans, en 1968). Comment se fait-il que j’aie pu m’égarer, entre temps, dans d’autres directions, avant de trouver mon pôle Nord ? Mon aiguille n’était-elle pas assez aimantée ? Je vois deux raisons, l’une personnelle, l’autre collective.

La raison personnelle, c’est l’évolution de l’image que je me faisais de mes propres écritures, ce que j’attendais d’elles pendant ces années-là. Mon journal m’avait accompagné dans les tourbillons de l’adolescence, il m’avait sans aucun doute appris à analyser mes sentiments et à mieux écrire, en cela il m’avait aidé ; mais peut-être m’avait-il aussi nui en m’enfermant en moi-même, en m’écartant de dialogues qui m’auraient permis de mieux mûrir. Et surtout il était pour moi le lieu d’un échec : celui de mes ambitions littéraires. Comme bien des adolescents, et beaucoup de ceux qui deviennent, par défaut, professeurs, j’aimais la littérature mais la littérature ne m’aimait pas. Enfant, j’avais cru être poète. Adolescent, j’avais eu un éblouissement : la lecture de Proust, faite à dix-sept ans, me révéla que tout était perdu : mon œuvre avait déjà été écrite par quelqu’un d’autre ! C’était l’évidence tragique de ce que les membres de l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle – Queneau, Perec et compagnie) appellent joliment un « plagiat par anticipation ». Ma douleur avait été redoublée en découvrant que d’autres lecteurs de Proust – des imposteurs ! – croyaient que c’était leur œuvre à eux que Proust avait écrite. J’étais un orphelin de Proust parmi des milliers d’autres. Mon journal, répétitif, raisonneur, plaintif, complaisant, me paraissait le contraire d’une œuvre. Je le conservais pourtant en me disant que plus tard, si je devenais écrivain, il pourrait me servir de matière première. Mais pour l’instant, je n’étais bon à rien. J’étais incapable d’écrire une ligne de fiction : je ne croyais pas moi-même à ce que j’écrivais. J’étais condamné à entrer dans le personnel de service de la littérature, à être prof. C’est en 1968 seulement que je me suis éveillé à une nouvelle effervescence d’écriture. Je me suis fait un petit atelier d’écriture personnelle, découvrant que tous les jeux de langage pouvaient être mis au service d’une expression autobiographique. Que l’autobiographie pouvait, elle aussi, être un art. Et que cet art, tout nouveau, était peut-être encore à inventer. Mon illumination fut la lecture de Michel Leiris. Oui, l’autobiographie était une nouvelle frontière. Objet de mon désir personnel, elle devint donc en même temps objet de mes recherches.

Il y avait eu aussi, à ce délai, des raisons collectives. Avant que mon désir personnel prenne forme, j’étais parti sur de fausses routes, prestigieuses : étude d’un auteur canonique (Proust, bien sûr), étude d’un problème classique (« Procès et mystiques de la littérature au XXe siècle »). Je n’avais pas idée que la « recherche », cela pouvait se faire hors des chemins battus. Il fallait être canoniquement correct. C’est seulement vers 1968 que j’ai découvert qu’il existait, en France, un grand territoire inexploré, d’une richesse inouïe : l’autobiographie. Inexploré parce qu’il était méprisé. Toute la critique était persuadée qu’Albert Thibaudet avait eu raison, en 1935, de décréter ceci : « L’autobiographie est l’art de ceux qui ne sont pas artistes, le roman de ceux qui ne sont pas romanciers ». Aujourd’hui encore, le prestigieux Monde des livres, le supplément littéraire du Monde, continue à fusiller l’autobiographie à bout portant : elle est narcissique et plate. Si une autobiographie a un intérêt, ce n’est pas vraiment une autobiographie, puisque l’autobiographie c’est nul. À cette époque, on étudiait quelques rares chefs-d’œuvre (Rousseau, Chateaubriand, Stendhal), jamais l’ensemble du genre. Une seule exception dans ce désert critique : un article d’une vingtaine de pages, illuminant, de Georges Gusdorf. La situation m’était apparue en travaillant pour rédiger un article d’encyclopédie sur l’autobiographie dans le monde. Dans le domaine anglo-saxon, ou allemand, il existait plein d’études critiques, c’était déjà un sujet classique. En France, rien. J’ai décidé de partir à l’aventure, sans couler mes recherches dans la forme de la thèse, et d’avancer en publiant librement ce que je voudrais.

L’autobiographie, qu’est-ce que c’était ? Il fallait que je rassemble un corpus, et que je le fasse à partir d’une définition. J’ai pris celle des dictionnaires et je l’ai précisée, en choisissant pour centre le modèle proposé par Rousseau. Mais j’ai bien sûr été frappé par le fait que l’autobiographie ne se définissait pas seulement par une forme (récit) et un contenu (vie), récit et contenu que la fiction pouvait imiter, mais par un acte, qui l’en différenciait radicalement : l’engagement qu’une personne réelle prenait de parler sur soi dans un esprit de vérité – ce que j’ai appelé le « pacte autobiographique ». Entre cela, et le contrat de fiction, il existe certes une série de positions intermédiaires, mais elles ne se définissent que par rapport à ces deux pôles. C’est donc du côté de la pragmatique, du côté des actes de langage, que j’ai situé le trait dominant du genre. Une autobiographie, ce n’est pas un texte où quelqu’un dit la vérité sur soi, mais un texte où quelqu’un de réel dit qu’il la dit. Et cet engagement produit des effets particuliers sur la réception. On ne lit pas un texte de la même manière selon qu’on croit que c’est une autobiographie ou une fiction. Le pacte autobiographique a des effets excitants (curiosité, crédulité, engagement direct) mais aussi des effets effrayants, qui expliquent en partie les préjugés qui entourent le genre en France. Le pacte autobiographique est collant : l’auteur attend de vous amour, amitié ou estime ou admiration, que vous n’êtes pas toujours en humeur de lui donner. Le pacte autobiographique est contagieux : sans aller jusqu’aux provocations de Rousseau, demandant à ses lecteurs de se mettre à nu comme lui avant d’oser le juger, il suggère une forme de réciprocité embarrassante : car on n’a pas toujours envie de penser à soi. La formule que j’ai lancée, le « pacte autobiographique », est devenue populaire, peut-être parce qu’elle évoque une sorte de « pacte avec le diable », signé avec son sang… J’ai eu parfois l’impression d’être moins un théoricien qu’un publicitaire qui aurait eu une idée à succès, comme celui qui a inventé La Vache qui rit.

Mon premier livre, L’Autobiographie en France, faisait un usage assez normatif de la définition. Cette candeur était un péché de jeunesse, mais peut-être une nécessité pour un livre qui traçait pour la première fois le paysage autobiographique français : il fallait dessiner un centre, des banlieues, des frontières. À partir de mon second livre, Le Pacte autobiographique, la définition n’est plus un instrument de travail, mais devient un objet d’étude. Je lui applique une méthode analytique qui m’a été sans doute inspirée par la lecture de Gérard Genette, de Jakobson et, un peu plus tard, des formalistes russes. Je distingue tous les paramètres qui entrent dans la définition (pacte, énonciation, forme de langage, temporalité, contenu thématique, etc.), pour chacun d’eux je déploie l’éventail des solutions possibles, je les croise ensuite dans des tableaux à double entrée, en tenant compte de la hiérarchisation des traits. Je suis une sorte de bricoleur qui essaie tous les mélanges, ceux qui ont existé, ceux qui pourraient exister. C’est devant un de mes tableaux à double entrée que Serge Doubrovsky a eu l’idée, pour remplir une case que je disais (imprudemment) vide, d’inventer le mélange qu’il a nommé « autofiction ». Et puis, dans une série d’études, je vais explorer surtout les zones frontières, partout où des interférences révèlent les traits communs et les traits incompatibles des deux genres qui se mélangent : autobiographies à la troisième personne, autofictions, mémoires imaginaires, etc. De proche en proche, j’ai ensuite essayé de suivre les métamorphoses de l’énonciation autobiographique lorsqu’on quitte l’écriture, dans l’autoportrait pictural, dans le cinéma à la première personne ou lorsqu’en restant dans l’écriture on change de média et qu’on passe à Internet : c’est le thème d’un de mes derniers livres, « Cher écran », où j’essaie de montrer, à propos des blogs, les interférences entre journal, correspondance et presse périodique…

Une des conséquences de cette passion grammairienne et analytique est que je  ne crois guère à l’éternité des genres et ne vois dans l’histoire qu’une série de transformations. Et le récit de ces transformations, quand il est fait dans un état d’esprit partisan, est soumis aux règles de ce que Paul Ricoeur a appelé l’identité narrative : écrire l’histoire d’un genre peut donc être une entreprise aussi mythologique qu’écrire celle d’un individu. L’autobiographie existait-elle dans l’Antiquité ? Il est facile de trouver certains des traits de l’autobiographie moderne dans tel ou tel type de texte anciens. Mais leur fonction était-elle la même ? Puisque ceci est une sorte d’autobiographie, je puis glisser un aveu. Ébloui par les Confessions de Rousseau, j’ai eu tendance à faire de l’année de leur publication, 1782, une sorte de date charnière, une rupture fracassante par laquelle on entrait dans une modernité à laquelle j’ai consacré toute mon attention. Cela aussi est mythologique. Au mythe de l’origine lointaine, j’ai préféré celui de l’apparition récente. Certainement, l’histoire doit s’écrire autrement. Et je pense que j’étais plus dans le vrai avec une autre attitude aussi passionnelle, mais méthodologiquement plus correcte, le goût de la collection et des inventaires. Un des drames des études sur l’écriture personnelle, c’est que l’attention se concentre sur les rares œuvres publiées qui ont eu du succès et qui ont survécu – alors qu’avant de se constituer en genre littéraire, l’écriture autobiographique est une pratique immense : il est imprudent de ne l’aborder qu’à travers le filtre de sa réception. – Mais j’anticipe, et ceci deviendra plus clair quand j’aurai raconté la suite de l’histoire.

En effet, mes premières études, autour du Pacte autobiographique ont concerné uniquement des chefs-d’œuvre que j’admirais, Rousseau, Stendhal, Gide, Sartre et Michel Leiris – j’avais contourné Chateaubriand, que j’adorais, mais qui m’effrayait. Ce choix m’a valu, aux États-Unis, des froncements de sourcils indignés : rien que des hommes ! J’ai essayé de me racheter plus tard en consacrant un livre entier à 115 journaux de jeunes filles, Le Moi des demoiselles (1993). La parité était rétablie. Ces œuvres que j’admirais, j’ai essayé d’analyser la complexité de leur composition, mais aussi leur extraordinaire diversité : construction mythologique chez Rousseau, argumentation dialectique chez Sartre, dérive et tissage poétique chez Leiris : la création autobiographique peut recycler pratiquement toutes les autres formes.

Après plusieurs années passées sur ces chefs d’œuvre, et sur l’analyse de « pacte », j’ai eu des moments de dépression et de doute. N’allais-je pas, pendant toute la suite de ma carrière de chercheur, répéter la même chose ? N’étais-je pas arrivé au bout de ce dont j’étais capable ? Chacun d’entre nous connaît ces moments-là. Il faut alors se laisser emporter au fil des occasions et des lectures, se détacher de ce qu’on a fait, s’ouvrir. Dans les années 1977-1978, je dois remercier Jean-Paul Sartre et mon arrière-grand-père de m’avoir fait sortir de l’enceinte sacrée de la littérature et ouvert à l’expression autobiographique de chacun d’entre nous. Dans la dernière phrase des Mots, Sartre proclame qu’il est « tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ». Je l’ai pris au mot, surtout lorsque j’ai vu, en 1976, le film Sartre par lui-même, d’Alexandre Astruc et Michel Contat. Sartre y raconte sa vie devant une caméra, sans apprêt, sans défense : sa candeur contraste avec la ruse séduisante des Mots. Son corps, ses gestes, ses intonations, ses silences disent autre chose que la prose étincelante de l’autobiographie. Il est désarmé. Et désarmant : on l’écoute en sympathie. Je découvrais ce qu’il y a de fascinant dans l’autobiographie ordinaire : elle demande au récepteur une participation plus active que l’autobiographie littéraire. La littérature calcule ses effets et vous les impose : vous pouvez vous laisser aller, le travail est déjà fait, le plaisir garanti. Le récit de vie oral, ou l’écriture dite « ordinaire », sont retravaillés par leur écoute. Moins de plaisir reçu, plus de plaisir conquis. Le second degré l’emporte sur le premier, et le récepteur devient plus facilement re-créateur, j’allais dire « romancier », « biographe » serait plus juste, des vies qui se racontent devant lui. Cela m’est apparu encore plus nettement devant le cas de Xavier-Édouard Lejeune, mon arrière-grand-père paternel, employé de commerce au XIXe siècle dans les grands magasins à Paris ; et écrivain du dimanche. Il avait beaucoup écrit : des poésies, surtout, et des textes autobiographiques, en particulier une grande autobiographie interrompue, Les Étapes de la vie, qui ne dépassait pas sa vingtième année. J’ai d’abord considéré avec condescendance ce texte que je trouvais touchant, mais conventionnel et sans grand relief, jusqu’au jour où j’ai découvert que mon aïeul mentait, et cela, sur les sujets les plus importants mais aussi les plus faciles à vérifier : sa naissance et son mariage ! En fait sa vie était pleine de drames et de secrets, dont il avait parfois déplacés l’expression sur des personnages secondaires, et qui avaient amené finalement l’interruption du récit. Me voilà, en collaboration avec mon père, qui était donc son petit-fils, transformé en détective pour fouiller dans les archives, interroger la mémoire familiale, et décrypter un texte rusé que, naïvement, j’avais cru naïf (Calicot, 1984).

Cette posture du détective, j’ai pris conscience plus tard qu’elle était mon péché mignon. Je l’avais déjà adoptée, au début des années 1970, en psychanalysant la Petite Madeleine de Proust, puis en me penchant sur les aveux de Jean-Jacques Rousseau et de Michel Leiris. Bien sûr, je ne prétendais pas établir sur eux des diagnostics, mais analyser le fonctionnement de leur écriture, comprendre comment elle négociait avec leur inconscient ou « surfait » sur lui, si je puis dire. C’était un peu risqué – surtout lorsqu’il s’agissait d’un écrivain vivant, comme Michel Leiris. Et c’est cette même posture de limier que je vais reprendre à partir de 1985 en me lançant avec passion dans les études génétiques : les brouillons des écrivains autobiographes me permettront de suivre en direct l’élaboration de ce que Ricœur appelle leur « identité narrative ». J’ai travaillé sur les brouillons des Mots de Sartre, d’Enfance de Nathalie Sarraute, et sur l’ensemble des chantiers autobiographiques de Georges Perec. J’ai aussi étudié la genèse du Journal d’Anne Frank, la manière dont elle a elle-même entièrement recomposé, en vue d’une publication, son journal réel, avec la collaboration posthume de son père.

On le sait, « la curiosité est un vilain défaut ». Mais peut-être nos péchés mignons – traits de caractère ou manies – peuvent-ils devenir, pour mener une recherche, d’utiles gestes de méthode ? J’en ai déjà croisé trois, au cours de ce petit récit : ma manie de l’analyse (« couper des cheveux en quatre »), la curiosité du détective, et le goût des collections, qui va se donner libre carrière à partir du moment où j’entrerai dans l’immense domaine des écritures ordinaires.

De 1977 à 1986, en effet, je me suis détaché du canon littéraire pour étendre mes recherches dans deux directions : mon arrière-grand-père m’a ouvert le champ des écritures ordinaires, et Sartre celui des médias.

J’ai décidé d’entreprendre un inventaire complet des autobiographies écrites entre 1789 et 1914, en gros, au XIXe siècle, en partant de la production imprimée, et en divisant le travail par catégorie ou situation sociale. Mon idée était de faire une sorte d’« histoire sociale des discours ». J’ai cherché d’abord tous les commerçants, industriels ou financiers, depuis ceux qui avaient fait faillite jusqu’à ceux qui donnaient leur réussite en exemple. Il ne s’agissait plus de raisonner sur des chefs-d’œuvre uniques, mais sur des séries de textes montrant l’éventail des manières de dire sa vie dans une situation donnée, et de traiter ces textes, que les historiens ont tendance à exploiter comme de simples « sources » d’information sur autre chose, comme des faits historiques à part entière : voilà comment, à telle époque, un individu pouvait construire et communiquer une image de sa vie. Après les commerçants, j’ai pris les instituteurs. Après les instituteurs, les criminels. On m’a objecté que ce n’était pas un métier : ce l’est parfois. Mais l’unité du corpus venait de l’institution judiciaire et des stratégies de discours qu’elle imposait : me voilà sur les territoires de Michel Foucault. C’est dans cette optique que j’ai cherché ensuite à observer comment, paradoxalement, la médicalisation et la criminalisation de l’homosexualité, dans la seconde moitié du XIXe siècle, avaient rendu possible son expression autobiographique, et préparé la publication de Si le grain ne meurt (1926), de Gide, la première autobiographie homosexuelle publiée en France par son auteur lui-même. Pour étudier les autobiographies de criminels et d’homosexuels, j’ai quitté le terrain de la production imprimée pour me lancer dans l’exploration des archives, et j’ai été suffoqué par le nombre et la richesse des textes que je découvrais : il y avait du travail pour cinquante personnes, et j’étais seul. Au même moment, je découvrais aussi l’immensité des autobiographies ordinaires contemporaines, publiées « à compte d’auteur ». J’ai fait sur elles le même travail de classement des discours tenus, en m’interrogeant sur le décalage entre l’offre et de la demande dans le domaine des récits de vie. Les récits de vie que les lecteurs d’une époque donnée veulent consommer, ou qu’on leur donne à consommer, ne sont pas forcément ceux que leurs contemporains produisent spontanément.

C’est ce qui m’est apparu encore plus nettement dans les recherches que le film sur Sartre m’a inspirées : j’ai travaillé sur l’autobiographie en collaboration, quand un même « je » recouvre deux personnes, est le produit d’un dialogue. Cela se passe dans deux situations diamétralement opposées : la gloire (et je me suis mis à étudier l’histoire de l’interview journalistique, celle des premiers entretiens à la radio dans l’immédiat après-guerre, et les pratiques télévisées contemporaines, comme « Apostrophes » de Bernard Pivot), ou l’obscurité totale (les pratiques d’« histoire orale » de certains historiens ou sociologues contemporains, et les livres populistes « donnant la parole » à des inconnus écrasés par la vie).

Ces recherches m’ont éloigné peu à peu du canon académique et de la poétique – et elles m’ont rapproché… de moi. J’ai toujours cherché à maintenir un lien entre mon travail universitaire et mes pratiques personnelles. Quand je déchiffrais Michel Leiris, dans les années 1970, je m’étais fait, pour moi, un petit atelier d’écriture où je testais de nouveaux procédés pour explorer mes abîmes. Quand j’ai étudié l’histoire orale, j’ai essayé de faire celle de ma famille, en enregistrant mes parents, mes frère et sœurs, etc. : peut-être les clefs de ma vie n’étaient-elle pas en moi, mais autour de moi ?… Les titres des deux livres que j’ai publiés pendant ces années-là reflète cette évolution : en 1980, Je est un autre (formule empruntée à Rimbaud, et un peu détournée…), avec en sous-titre L’autobiographie, de la littérature aux médias ; et surtout, en 1986, Moi aussi, sans sous-titre qui atténue cette revendication.

Ce sont souvent de petites choses qui vous font basculer, quand vous êtes mûrs pour le faire, vers un domaine nouveau – même si ensuite vous mettez du temps à y tracer votre route, et à prendre conscience du pas que vous avez fait. C’est ainsi qu’à partir de 1986-1987, je me suis lancé dans l’étude du journal, menée selon des méthodes diamétralement opposées à celle que j’avais utilisées pour l’autobiographie, et puis je me suis engagé, comment dire, dans l’action directe, hors de l’université, dans la société française, pour faire reconnaître la valeur de l’écriture autobiographique.

Je vais prendre ces deux aventures l’une après l’autre, pour plus de clarté – mais elles ont été, on le verra, inextricablement mêlées.

Pour le journal, tout est parti d’une conversation avec mon amie Éliane Lecarme, en janvier 1987. Nous parlions des adolescents d’aujourd’hui. « Ils tiennent moins de journaux que nous autrefois », disait-elle. Je soutenais le contraire, pensant que la pratique du journal devait avoir augmenté avec la scolarisation. Mais ni l’un ni l’autre nous n’avions de preuve pour étayer notre thèse. Les livres savants étaient muets sur ce sujet. Personne n’en savait rien. Il fallait lancer une enquête. Je me suis aperçu alors que moi-même, cela faisait dix-sept ans que j’étudiais l’autobiographie, et que j’avais complètement occulté la question du journal, aveuglé par mes rancunes d’adolescent contre ce genre. Mais j’avais, sur ce plan, mûri. J’étais revenu peu à peu à une pratique du journal, moins ambitieuse, mais peut-être plus fidèle au vécu que l’autobiographie, et dans les années suivantes, je me suis mis à rêver à des pratiques d’écriture qui réuniraient les avantages de l’autobiographie (la construction) et du journal (l’immédiateté) en évitant leurs inconvénients (le fantasme et l’insignifiance). Je résume ici, avec la simplification d’un regard rétrospectif, un changement qui s’est étalé sur des années, et dont j’ai mis du temps à prendre conscience. Oui, moi, spécialiste d’autobiographie, je n’aimais plus l’Autobiographie, avec un grand A, mais je rêvais de textes autobiographiques morcelés, datés, suivant souplement, au fil du temps, comme un journal, les métamorphoses d’une vie.

En 1987, me voilà donc au seuil de ce domaine, par moi négligé, mais en France, à la différence de ce qui s’était passé pour l’autobiographie, déjà défriché sérieusement par la critique universitaire : trois grands livres de référence existaient (de Michèle Leleu, Alain Girard, Béatrice Didier). Mais ces livres n’envisageaient le journal que comme genre littéraire, et ils étaient fondés sur la lecture de livres publiés. Or le journal est d’abord une pratique de vie et une pratique d’écriture. On ne peut l’étudier uniquement sur des livres, pour deux raisons. La première est qu’il est, pour celui qui le tient, une trace unique, un peu comme une œuvre d’art : le papier, l’écriture, les décorations, les documents joints, en font une sorte de reliquaire – et sa taille souvent immense s’accommode mal de la forme du livre, qui oblige à des coupures. La seconde raison est qu’il s’écrit des millions de journaux, et qu’on en publie chaque année un tout petit nombre, qui se compte en France par dizaines. Peut-on être sûr que la partie publiée soit une image fidèle de l’ensemble ? Non, et l’on peut même être sûr du contraire. Par exemple en France, 85% des journaux publiés ont des hommes pour auteur, alors qu’on sait que ce sont majoritairement des femmes qui tiennent des journaux. Et on publie surtout des journaux d’écrivains ou de personnalités connues, ou de témoins de guerre : la vie ordinaire des inconnus est très peu représentée.

Alors que, pour l’autobiographie, j’étais parti d’une définition et d’un corpus de chefs-d’œuvre, pour le journal j’ai fait le contraire. J’ai oublié de le définir, et j’ai mis douze ans à m’apercevoir de cet oubli. Je me suis alors donné une définition la plus simple et compréhensive possible. Pour moi, un journal est une « série de traces datées ». J’avais eu à définir l’autobiographie, parce que ses frontières avec la fiction étaient poreuses. Rien de tel avec le journal. Si vous inventez votre vie dans votre journal, ce ne sera pas de la fiction, mais du mensonge, vis-à-vis d’autrui, ou de la folie, en ce qui vous concerne… Je suis donc parti de manière empirique à la recherche des journaux réels, comme un sociologue ou un journaliste. J’ai fait des enquêtes par questionnaire dans des lycées, des universités. Et j’ai lancé dans la presse un appel au témoignage : 47 personnes m’ont répondu, j’ai entretenu des correspondances avec elles, et j’ai fini par publier telles quelles leurs lettres dans un livre intitulé « Cher cahier ». Depuis, une enquête analogue a été faite en Espagne (Manuel Alberca, La escritura invisible, 2000). Mon projet serait de l’étendre à d’autres pays – y compris, évidemment, l’Égypte. Mon hypothèse est que l’extension et la popularité de la pratique du journal dépendent en partie des traditions religieuses de chaque pays. Dans les pays de tradition protestante, le journal est une pratique banale et ouverte. En pays catholique, sa pratique, très répandue aussi, est néanmoins suspectée et du coup plus secrète. Dans les pays musulmans, qu’en est-il ? Il semble qu’elle y soit beaucoup moins répandue, qu’elle apparaisse même plutôt étrangère à des civilisations qui font plus de place à l’oralité, au conte et à l’expression collective d’un « nous ». Hypothèse qui reste à vérifier : pour cela on peut souhaiter qu’en Égypte des chercheurs ou chercheuses, abandonnant un instant l’étude des grands auteurs publiés, aillent sur le terrain mener une enquête analogue à la mienne. Les gens que vous croisez dans la rue, combien d’entre eux tiennent ou ont tenu un journal ?

Je reviens à mon enquête : il fallait y joindre l’observation directe des cahiers. Pour le passé, j’ai fréquenté les archives (par exemple pour retrouver les 115 journaux de jeunes filles dont j’ai parlé tout à l’heure), et pour le présent, je me suis appuyé sur deux associations. En France, nous avons une association qui propose aux adolescents qui ont envie de jeter leur journal de le leur conserver pour le leur rendre plus tard. Dans le grenier de cette association, j’ai pu lire des journaux d’adolescents contemporains, souvent dramatiques, parfois très inventifs. Même si la consultation était autorisée par eux, c’était une expérience très troublante et lourde, mais instructive. Et puis je vais vous dire bientôt comment j’ai moi-même avec des amis fondé une association qui recueille des textes autobiographiques de personnes inconnues. Grâce à ce réseau d’amitiés, j’ai pu avoir accès à une grande variété de journaux privés. J’ai été étonné par leur sérieux, leur tenue de langage, leur beauté. Ils démentaient les préjugés qui en France entourent une pratique souvent jugée puérile, narcissique et esthétiquement nulle.

Très vite, mon problème a été de savoir comment transmettre ce que j’avais vu. Il ne suffisait pas d’en parler, il fallait le montrer. Il fallait donc faire une exposition – même s’il était délicat d’exposer des choses si intimes. Grâce à l’Association pour l’autobiographie, et à mon amie Catherine Bogaert, cette exposition a pu avoir lieu à la Bibliothèque municipale de Lyon en 1997. Nous avons montré 250 journaux originaux, en mélangeant célébrités et inconnus. Nous avions construit un scénario narratif, racontant l’histoire d’un journal de sa première à sa dernière page, les journaux sous vitrine servant d’exemples pour illustrer, pas à pas, nos analyses. Si on voulait suivre tout le parcours en lisant les transcriptions, il fallait plusieurs heures. L’exposition a été beaucoup, et religieusement, si je puis dire, fréquentée, comme une sorte de temple de l’intimité. À notre grande surprise, un chorégraphe lyonnais, visitant presque par hasard l’exposition, en était ressorti avec le projet d’en tirer un ballet – et il l’a fait ! Il a choisi le journal d’une jeune adolescente de la fin du XIXe siècle, Catherine Pozzi, et l’a mis en danse en confiant le rôle de Catherine à trois danseuses, dont une seule disait le texte : la danse et la musique, elles, traduisaient l’implicite, tout ce qui s’exprime entre les lignes d’un journal. Le dernier jour de l’exposition, Catherine Bogaert et moi avons faits, tout seuls, une visite d’adieu à ces 250 journaux qui avaient, pendant trois mois, appris à vivre ensemble. Ils allaient être dispersés, le décor de l’exposition allait être démonté et détruit. Les expositions sont un art de l’éphémère. Notre catalogue, peu illustré, ne suffirait pas à la prolonger. Désolés, nous avons commencé une longue « veille stratégique », en guettant les occasions. J’ai profité de ce délai pour mener des recherches sur les points faibles de l’exposition : le passé lointain et l’actualité immédiate. Pour le passé, l’histoire du journal dans l’Antiquité, et les grands changements de la fin du Moyen Âge en Europe : l’arrivée du papier et l’invention de l’horloge mécanique. Pour le présent contemporain, les journaux en ligne sur le Web, auxquels j’ai consacré en 2000 « Cher écran », livre parallèle au « Cher cahier » par lequel j’avais commencé. Et puis à force d’attendre, le miracle a eu lieu en 2001 : un éditeur nous a proposé de faire un grand livre illustré, mais avec un texte développé, quelque chose qui serait à la fois un essai et une exposition. Notre livre, qui reproduit en fac-similé plus de 150 journaux, et donne une vue d’ensemble de la pratique du journal en France, a paru en 2003 aux éditions Textuel sous le même titre que l’exposition : Un journal à soi.

Je reviens en arrière à mon autre aventure, parallèle à celle des études sur le journal : la création d’une association militante, en dehors de l’Université. Tout est parti de la prise de conscience d’un besoin auquel la société française ne donnait guère de réponse : le besoin de transmettre ses écrits autobiographiques. Vers 1986, j’avais lancé dans différents journaux un appel aux archives familiales : je cherchais, pour mon inventaire des autobiographies du XIXe siècle, de nouvelles sources. Je disais : « Si vous avez dans vos greniers, dans vos placards, des écrits autobiographiques du siècle dernier, écrivez-moi, ça m’intéresse ! ». J’ai reçu des réponses positives, mais aussi plusieurs lettres bizarres. Ces lettres disaient : « Monsieur, je vous écris pour vous informer que je n’ai chez moi aucun manuscrit du XIXe siècle ». Après quelques phrases embarrassées, on en venait au fait : « Mais il se trouve que j’ai chez moi quelque chose qui tout de même, peut-être, pourrait vous intéresser… ». Vous le devinez, c’était l’autobiographie ou le journal de mon correspondant lui-même, qui s’excusait encore : « J’ai tort, c’est vrai, je ne suis pas du XIXe siècle, mais… ». La première fois, j’ai souri. Cela s’est répété et j’ai pris le problème au sérieux. J’ai accepté de recevoir et de lire les textes, et ça fut à mon tour d’être embarrassé. Je vais rapidement analyser ces deux embarras.

Celui de mes correspondants, c’est qu’ils voudraient bien avoir été lus avant de mourir, et que leur texte ensuite ne meure pas. Il n’y a que trois solutions. L’édition ? Elle ne peut accueillir qu’un nombre infime de textes, et c’est pourquoi tant d’autobiographes tombent dans le piège de l’édition à compte d’auteur. Les archives ? Là, au mieux, on vous conserve, mais on ne vous lit pas. Mais souvent on n’accepte même pas de vous accueillir. En France, si vous venez aux Archives départementales avec votre journal intime sous le bras, on croira que vous êtes fou, et on vous dira : « Voilà la procédure à suivre, il y a trois choses à faire : 1) mourez ; 2) attendez cinquante ans ; 3) et alors revenez nous voir ». On n’accepte que les textes qui ont fait la preuve de leur capacité à survivre longtemps en milieu hostile. Il ne reste donc plus que les familles. Si les familles aiment la mémoire familiale, elles aiment beaucoup moins les écrits autobiographiques de leurs membres, les versions individuelles, dissidentes, indiscrètes de l’histoire du groupe. Cela crée de la gêne. Beaucoup d’écrits autobiographiques disparaissent au moment des successions et des déménagements. On vide souvent les appartements et les maisons dans la hâte. En France, on trouve souvent des écrits personnels en vente, en vrac, dans les brocantes… Voilà pourquoi on m’écrit.

Mais moi, que puis-je faire ? Je lis, et réponds avec sympathie – mais parfois ma sympathie est de commande : je ne suis pas universel, je ne peux pas aimer tout le monde. D’autre part, je n’ai pas de solution à leur problème de conservation. Mon appartement ne peut pas servir de lieu d’archivage : moi aussi, je vais mourir, et on videra mes placards. Sur les deux plans, la solution ne peut être que collective : seul un groupe peut accueillir dans leur diversité toutes les expériences et les sensibilités ; d’autre part, seul un lieu public possède, à défaut d’une éternité qui nous échappe à tous, une certaine permanence dans le temps, et peut accueillir des archives.

Une première idée de la solution m’est apparu en 1988, quand j’ai appris l’existence de l’Archivio Diaristico Nazionale, créé en 1984 dans un petit village de Toscane par le journaliste Saverio Tutino. Il avait persuadé le maire de mettre une partie du palais municipal à sa disposition pour abriter des archives autobiographiques qui seraient alimentées par un concours. Un concours d’autobiographie ! J’étais un peu choqué en assistant à la « finale » de ce concours, et je me suis juré de ne jamais faire une chose pareille. Mais pour le reste, l’entreprise était admirable. Trois ans plus tard, j’ai fini par trouver en France, grâce à une amie, Chantal Chaveyriat-Dumoulin, une petite ville près de Lyon, Ambérieu-en-Bugey, qui avait une bibliothèque trop grande (cela arrive !) et dont le maire et le bibliothécaire ont compris notre projet. Nous allions faire la même chose que les Italiens, mais sans concours, simplement par le bouche à oreille. Nous l’avons fait, et cela marche. Créée en 1992, il y a treize ans, l’Association pour l’autobiographie (APA) a déjà recueilli et « traité » près de 2000 textes. Il s’agit surtout de textes contemporains, écrits dans la seconde moitié du XXe siècle. Les textes y figurent en proportion inverse de leur fréquence dans la réalité : 75% de récits autobiographiques (alors qu’il est rare et difficile d’écrire de tels récits), 20% de journaux personnels (alors qu’en France trois millions de personnes en tiennent) et 5% de lettres (alors que presque tout le monde en écrit).

Le refus du concours nous a amenés à créer un système original, interactif. Nous entretenons des relations personnelles avec tous les gens qui déposent un texte.

Une fois déposé et enregistré à Ambérieu, chaque texte est envoyé dans un « groupe de lecture ». Nous avons cinq groupes, d’une dizaine de personnes chacun, dans différentes villes de France (Paris, Strasbourg, Aix-en-Provence, et en Normandie). Ils se réunissent une fois par mois et travaillent toute l’année à lire, décrire et indexer les textes. Je fais partie d’un de ces groupes depuis le début. C’est une expérience extraordinaire que de découvrir des textes que personne n’a triés, et de pouvoir les lire sans avoir à proférer un verdict. Nous acceptons tout, nous n’avons pas à choisir, puisque nous ne publions rien. Si le texte ne nous convient pas, nous le rapportons à la séance suivante et quelqu’un d’autre le prend. Tous les textes finissent par trouver un lecteur. Nous en rédigeons un compte rendu, qui sera soumis à l’auteur pour information, et qui doit permettre à de futurs lecteurs d’arriver jusqu’à lui. Tous les deux ans, ces comptes rendus sont réunis dans des volumes publiés, les Garde-mémoire (six volumes parus), avec des index thématiques. Grâce à cette sorte de « catalogue raisonné », des historiens, des sociologues, des curieux peuvent venir à Ambérieu consulter les textes. Mais ces catalogues eux-mêmes se lisent comme des romans, comme les Mille et une nuits, ou plutôt les Mille et une vies : tout un éventail de récits variés et imprévisibles.

J’ai parlé d’interactivité : c’est aussi que chacun peut occuper plusieurs places. Les membres des groupes de lecture déposent à l’APA leurs propres textes. Des déposants peuvent devenir lecteurs, etc. L’APA n’est pas une institution savante, mais plutôt un club d’amateurs, qui pratiquent un même sport. Il y a en particulier beaucoup de diaristes, heureux de pouvoir, pour la première fois en France, échanger ouvertement avec d’autres sur une pratique qui suscite encore chez nous beaucoup de réticences ou de moqueries. À côté des groupes de lectures, il y a des groupes libres, qui lisent des livres publiés, font des ateliers d’écriture, discutent autour d’un thème, confrontent leurs expériences d’écriture, etc. Ces réseaux d’échanges, où les personnes ne sont pas prises dans des relations de pouvoir, mais de complicité, expliquent la facilité avec laquelle notre exposition de journaux a pu être « alimentée ». Une revue, La Faute à Rousseau, sert de trait d’union, suit l’actualité autobiographique, et présente des dossiers thématiques. Nos deux derniers dossiers étaient consacrés au corps, et à l’argent, dans les textes autobiographiques.

Nous ne sommes pas très nombreux, à peu près 800, et nous n’existons que depuis une douzaine d’années. Nous avons plaisir à nous retrouver, mais avons-nous fait changer la société française ? Ce serait bien prétentieux de le penser. Disons plutôt que nous « accompagnons » ses changements. Depuis quelques années, les magazines féminins s’intéressent au journal, et je donne beaucoup d’interviews qui font sourire mon entourage. Dans les magazines et émissions littéraires, on trouve maintenant des débats sur l’autofiction, terme favorable et confus pour désigner aussi bien l’autobiographie que le roman autobiographique, autrefois honnis. On amalgame des œuvres très différentes pour y voir une nouvelle école, un mouvement littéraire, un peu comme cela avait été le cas dans les années 60 pour le Nouveau Roman. Mais le principal changement, celui qui aura à long terme les plus grandes conséquences, est celui qui s’est produit dans l’enseignement secondaire. Depuis 2001, l’autobiographie est devenue l’un des cinq sujets de littérature dont l’étude est obligatoire en Première. Des milliers de professeurs doivent l’enseigner à des centaines de milliers d’élèves. Parfois je crains qu’on ne soit passé d’un excès à l’excès inverse, que cette obligation ne fasse des dégâts, et que l’autobiographie ne tourne au pensum, ou à la torture. Peut-être dans quelques années en arriverai-je à créer une Association contre l’autobiographie ?…

Me voici arrivé au bout de ma conférence, avec la crainte d’être tombé dans tous les pièges du genre autobiographique. Le seul que j’espère avoir évité, c’est celui que stigmatisait la baronne Staffe dans son traité de savoir-vivre, la coquetterie de dire du mal de soi. Si l’autobiographie peut, je le crois, viser à la beauté et la forme de vérité d’une œuvre d’art, il est douteux qu’elle puisse être, en elle-même, une œuvre de science. Peut-on se disséquer soi-même ? Pierre Bourdieu a essayé de le faire dans son Esquisse pour une auto-analyse (2004), au seuil de laquelle il proclame : « Ceci n’est pas une autobiographie ». Ce que je viens de faire en est certainement une, simple témoignage qui doit être réintégré dans un champ collectif, confronté à d’autres, et compris avec des instruments qui lui échappent. Le « je » n’est qu’une petite lueur, je me réveille de mon rêve autistique, vous êtes là, et je vous remercie.

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© Philippe Lejeune 2005