Pistes, listes

Texte d'ouverture du Colloque Michel Leiris ou De l'autobiographie considérée comme un art
Nanterre, 12 et 13 décembre 2003
RITM, n° 31, 2004 (Publidix, Université Paris X, 92001 Nanterre Cedex)


        Michel Leiris ou De l’autobiographie considérée comme un art. Le titre de notre colloque rappelle évidemment des questions célèbres : la littérature est-elle une tauromachie ? L’assassinat est-il un des beaux-arts ? Notre intention est d’aborder l’œuvre de Michel Leiris par l’une de ses trois faces principales – poésie, autobiographie, ethnographie : nous entrerons donc par la porte autobiographique, tout en sachant qu’une fois entrés, nous retrouverons le reste, et qu’évidemment la poésie est au cœur de tout.

            La formule choisie suggère aussi le renversement de celle qu’avait lancée en 1935 Albert Thibaudet dans son livre sur Flaubert : « L’autobiographie, c’est l’art de ceux qui ne sont pas artistes, le roman de ceux qui ne sont pas romanciers », faisant de l’autobiographie un pis-aller, un ersatz, un leurre, une ombre. Le mépris de Thibaudet s’explique sans doute par la timidité du XIXe siècle devant le projet révolutionnaire de Rousseau, qui demandait l’invention de « formes nouvelles ». La nouvelle frontière, désignée par Rousseau dans le Préambule du manuscrit de Neuchâtel, a certes été fréquentée par deux pionniers de génie, Chateaubriand et Stendhal, mais ensuite l’élan est retombé et, il faut bien le dire, l’autobiographie est passée à l’arrière-garde. C’est seulement entre les deux guerres qu’avec Gide et Leiris en particulier l’audace et la faculté d’inventer des formes nouvelles sont revenues. Excusez ces perspectives un peu cavalières sur l’histoire du genre. Je cite Thibaudet parce que son idéologie est toujours vivante. On a du mal, encore aujourd’hui, à penser qu’un même texte puisse à la fois viser le vrai et le beau, et que l’invention d’une forme puisse être le moyen de la recherche, vue comme naïve, d’une vérité sur soi. On confond obstinément forme et fiction, sans voir que le souci scrupuleux de la vérité peut être, au plus loin d’un abandon à la facilité, une contrainte étroite menant à des inventions révolutionnaires. Avec Leiris, et d’autres à sa suite – je ne citerai que Perec – l’autobiographie est repassée à l’avant-garde – et c’est là au fond l’objet de notre colloque.

            Pourquoi ce colloque, ici et maintenant ? Il s’inscrit dans la suite des travaux du groupe « Récits de vie », fondé en 1980 par Claude Abastado, groupe dont j’ai repris, après sa mort, l’animation. Nous avons organisé entre 1980 et 1998 une série de neuf colloques sur des genres, thèmes ou problèmes variés, les derniers étant Autofictions & Cie, Le Tournant d’une vie, L’Autobiographie en procès, Récits de vie et médias. Notre groupe s’est ensuite mis en veilleuse, et le Centre des Sciences de la littérature, sous la houlette de Claude Leroy, a repris le flambeau en organisant des manifestations autour de l’avant-garde autobiographique : un colloque Claude Mauriac il y a deux ans (2001), le présent colloque Leiris – et l’avenir dira quel sera notre prochain pionnier.

            Pourquoi un colloque Leiris ? L’idée a germé il y a deux ans, un soir d’hiver, dans un café près de la Bibliothèque Nationale, site Tolbiac, où s’étaient retrouvées quatre personnes bien perplexes, Marie-Claire Dumas, Catherine Maubon, Louis Yvert et moi. Nous sortions d’une soirée Leiris, organisée autour d’une conférence de Charles Juliet. Le thème général qu’il développa fut que si la lecture de Leiris l’avait, dans sa jeunesse, prodigieusement stimulé, la relecture qu’il venait d’en faire l’avait accablé. Pourquoi ? Parce que le travail de l’écriture n’avait pas aidé Leiris à sortir du mal-être et à atteindre la sérénité, l’équilibre ou la sagesse que lui-même, semblait-il, entrevoyait. C’était une belle conférence de Charles Juliet sur son propre itinéraire et nous autres, que Leiris continuait à combler, nous avons éprouvé le besoin de nous réunir. Depuis la mort de Leiris en 1990, il y a eu peu d’occasions de se connaître, d’échanger, de programmer l’avenir autour de lui. En France, un grand colloque inaugural en 1996, dont les actes sont en voie de publication (1). Une société « Les lecteurs de Michel Leiris », à laquelle j’ai adhéré, qui s’est évanouie, et dont il faut souhaiter qu’elle ressuscite. Des inédits très heureusement publiés par Jean Jamin – en particulier le magnifique Journal – et ce chef-d’œuvre qu’est la Bibliographie des écrits de Michel Leiris par Louis Yvert. Et puis le grand projet de la Pléiade, qui a mobilisé autour de Denis Hollier toute une équipe et qui débouche aujourd’hui sur la publication d’un premier volume consacré à La Règle du jeu, dont on espère qu’il ne restera pas isolé. Mais il manque un lieu vivant, des activités régulières, pour fédérer ces initiatives, les prolonger et transmettre aux nouvelles générations le goût de cette écriture et le désir de prolonger l’aventure. Une des fonctions de ce colloque est d’amorcer un dialogue durable. Le plus simple serait de créer – ce qui n’existe pas encore – un site Leiris avec informations, publications et éventuellement liste de discussion. Nous en reparlerons sans doute dans les couloirs, ou demain à l’occasion de la Table ronde (2).

            Je reviens maintenant à un passé plus lointain et plus personnel, je m’en excuse. La rencontre de l’œuvre de Leiris a été un événement capital dans ma vie et mes propres aventures d’écriture. C’est la publication de Fibrilles (1966) qui a pour moi tout déclenché, situation paradoxale, puisque de l’œuvre de Leiris, c’est le livre qui me plaît le moins, par sa coalescence un peu étouffante, après laquelle Leiris est reparti dans l’autre sens pour retrouver in fine la fragmentation aérienne de ses débuts. Mais du coup, j’ai lu L’Âge d’homme et les deux premiers volumes de La Règle du jeu. Et, en 1969, nouvel éblouissement avec la parution de Mots sans mémoire, et la lecture de Glossaire j’y serre mes gloses, qui est toujours ma bible. Oui, un écrivain peut vous libérer et changer complètement votre vie. J’ai découvert avec lui que l’autobiographie était possible, qu’on pouvait jeter par-dessus bord le récit et l’argumentation, et naviguer à la recherche de soi sur la mer des mots, Langage tangage, mais sans naufrage à craindre, puisqu’on n’était plus assujetti à conclure et que l’espace où l’on s’exprimait s’ouvrait à la faveur de délais sans cesse renouvelés. Dans mon enthousiasme, il m’est arrivé de penser que Leiris avait inventé l’autobiographie… non-figurative, si je puis dire, et qu’il avait trouvé aussi, dans une synthèse qui dépassait les oppositions du journal et de l’autobiographie, le secret du mouvement perpétuel. Je voyais dans sa manière de tresser les mots en dérivant sous contrôle un jeu vertigineusement agréable : il savait… frôler l’inconscient, comme on dit « jouer avec le feu », en évitant toujours au dernier moment d’être emporté par une vérité fatale. Je me suis mis à son école et pendant trois ans (1971-1974) j’ai joué double jeu, celui de l’élève qui essaie de comprendre le tour de main du maître en observant au ralenti chacun de ses mouvements (c’est mon essai Lire Leiris, où les interprétations psychanalytiques ne sont que des hypothèses pour saisir la dynamique de l’écriture), et celui de l’apprenti qui se lance à son propre compte vers des voies nouvelles, dans le secret de son cabinet d’alchimiste. À l’époque, j’avais trente-quatre ans, la moitié de la vie, et Leiris déjà plus du double. Que penserait-il de ce que j’avais écrit sur lui ? Oserais-je me présenter devant lui ? Ce fut la rencontre de deux timides, bouleversante pour le plus jeune, qui la consigna en détail dans son journal, insignifiante pour le plus âgé, habitué aux visites. L’important pour moi fut qu’à cette occasion mes écritures souterraines et mes écritures publiques firent pour la première fois leur jonction. Mon livre se terminait déjà par un épilogue en partie autobiographique. Grâce à une proposition faite par Danielle Sallenave, il me vint en 1976 l’idée d’interroger Michel Leiris sur son expérience de la psychanalyse, il s’y prêta gentiment, et moi, pour être honnête, ne fallait-il pas que je dise aussi deux mots de la mienne ? Je m’y prêtai timidement, et voilà écrit, en 1976, un « Post-scriptum à Lire Leiris » qui resta dix ans dans mes tiroirs, par peur de la corne de taureau. Je ne le publiai qu’en 1986, dans Moi aussi, premier acte taurobiographique, donc. Dieu seul sait ce qu’il en advint, et s’il n’y a que le premier pas qui coûte. Toujours est-il que c’est Leiris qui m’a lâché dans l’arène. La première phrase de ce texte vous expliquera en tout cas mon embarras d’aujourd’hui : « Je ne parlerai plus des textes de Michel Leiris ». Ce n’était ni coquetterie, ni prétérition. Chaque chose a son temps, il faut savoir tourner la page, être fidèle mais ne pas s’accrocher. Je ne suis plus « spécialiste de Leiris », pas plus que je ne le suis resté de Rousseau ni de Perec, mes autres amours. Je vous proposerai donc juste deux séries de réflexions rapides : la première, offrant des pistes pour l’ensemble du colloque ; la seconde, sur l’esthétique de la liste, pour ouvrir notre première matinée.


*
        Ma première série sera un commentaire rapide de six citations de Leiris – une sorte de dialogue.

Après avoir voulu être un poète (rêvant de vivre comme une sorte de héros mythologique), je serai devenu l’auteur d’honnêtes essais autobiographiques qui feront peut-être figure de défense et illustration de ce genre littéraire. (3)

      C’est Michel Leiris qui écrit cela en 1966 (Fibrilles, p. 256), et je ne suis pas d’accord. Il établit ici entre poésie et autobiographie, dans l’histoire de ses propres écritures, une relation de succession (l’une puis l’autre) et d’opposition. C’est l’inverse : il a fondu en un seul et même acte poésie et autobiographie et les a menées ensemble jusqu’au bout. Coup de génie dont aujourd’hui encore, on n’a pas encore vraiment tiré les conséquences. « Défense et illustration », comme du Bellay et ses amis qui, en 1549, disaient : halte à la poésie en latin, langue morte, écrivons la poésie dans la langue que nous parlons, notre langue de tous les jours, elle est belle, riche, savoureuse ! Peut-être aujourd’hui la fiction, qui s’étale en librairie, est-elle une langue morte, et est-ce la prose véridique de nos vies qui peut nous mener à la poésie ?

Ne pas produire un beau mensonge, mais une vérité qui serait aussi belle que le plus beau mensonge. Tâcher d’atteindre par l’écriture à quelque chose de vrai qui comblerait autant qu’une prestigieuse fiction […] (4)

     C’est toujours Leiris, quelques lignes plus loin, dévoilant son jeu. Comment a-t-il fait ? Eh bien comme Rousseau, qui disait devoir inventer « un langage aussi nouveau que son projet ». Tout est parti des jeux poétiques sur les mots qu’il a inventés à 24 ans, quand il était surréaliste, avec Desnos et toute la bande. Vous prenez un mot, et vous le définissez à votre manière avec d’autres mots qui recombinent les sons ou les lettres dont il est formé. Le mot fait une pirouette, et il retombe sur ses pieds, le même et transformé. Poésie (je l’ai choisie pour épousée…). Ou bien Psychanalyse - lapsus canalisés au moyen d’un canapé-lit. C’est votre tour, essayez. Choisissez bien des mots que vous aimez (ou que vous détestez, et vengez-vous sur eux). Ils vous mèneront au cœur de vous-même.

En disséquant les mots que nous aimons, sans nous soucier de suivre ni l’étymologie, ni la signification admise, nous découvrons leurs vertus les plus cachées et les ramifications secrètes qui se propagent à travers tout le langage, canalisées par les associations de sons, de formes et d’idées. Alors le langage se transforme en oracle et nous avons là (si ténu qu’il soit) un fil pour nous guider, dans la Babel de notre esprit. (5)

       Cette préface de 1925 pour Glossaire : j’y serre mes gloses est la clef de toute son œuvre autobiographique : L’Âge d’homme (1939), les quatre volumes de La Règle du jeu, Biffures (1948), Fourbis (1955), Fibrilles (1966), Frêle bruit (1976), suivis du Ruban au cou d’Olympia (1981) et de À cor et à cri (1988).
Principe de cette nouvelle autobiographie : remettre à une place secondaire le récit et l’argumentation. Prendre pour moteur principal les associations d’idées et de mots. Leiris a essayé différentes techniques : le montage (par plus ou moins simple juxtaposition) dans L’Âge d’homme et ses derniers volumes, à partir de Frêle bruit ; le tressage (relier des séries de « fiches » par des réseaux vertigineux d’associations d’idées) dans les trois premiers volumes de La Règle du jeu. C’est-à-dire faire, sur des unités de sens beaucoup plus grandes que les mots, le même travail poétique de décomposition-recomposition, qui permet d’ouvrir et d’explorer, sans jamais réduire ni conclure. Et cela en restant sur le terrain, dangereux, de la vérité, en bannissant la fiction. Il faut cesser de confondre art et fiction. Il y a un art de la vérité.

Sorte de roman policier : une chasse aux souvenirs. L’accent sera placé, non sur les souvenirs eux-mêmes, mais sur leur recherche. Ce qui doit passer au premier plan, ce n’est pas l’émotion ancienne que je cherche à reconstituer, mais l’émotion présente que j’éprouve en me livrant à cette recherche. Ainsi la cause d’erreur de tous les mémoires se trouve éliminée : ce que je cherche à fixer, ce n’est pas le fait tel qu’il fut, mais le fait tel qu’il est maintenant déformé, m’efforçant simplement de mesurer la marge qui sépare le fait tel qu’aujourd’hui je me l’imagine du fait originel. Je puis même m’abandonner franchement à une sorte de reconstitution imaginative, de ré-invention du fait. (6)

        Mettre l’énonciation au centre. Leiris retrouve ici Rousseau, qui disait : « En me livrant à la fois au souvenir de l’impression reçue et au sentiment présent je peindrai doublement l’état de mon âme… ». Et puis échapper au caractère finalisé (donc mortel) du récit ou de l’argumentation en adoptant, par exemple, la forme de la variation musicale…

Pour qu’il ne puisse y avoir inachèvement (coupure empêchant de se faire une idée de ce qui aurait été l’ensemble), commencer par exposer le « thème » – i. e. narration pure et simple de l’anecdote – puis, en guise de « variations » (cf. L’Art de la fugue de Bach et les Exercices de style de Queneau), élaborer une suite de commentaires et digressions, tantôt documentaires ou spéculatifs, tantôt lyriques. Que cette suite se trouve interrompue ici ou là ne devrait avoir qu’une importance secondaire, puisqu’il n’y aurait pas acheminement vers une « conclusion » mais simple prolifération. (7)

        Cette entrée du Journal est une sorte de pivot : arrivé avec Fibrilles au degré maximum de concentration et de fermeture, Leiris repart dans l’autre sens. Il finira par retrouver la légéreté elliptique des bouquets japonais :

Mais acquiert-on un œil d’éternité en mélangeant les temps, multipliant les points de vue et mariant ou opposant les tons comme il vous plaît ?
Affaire, si l’on veut, d’arrangement, à la façon dont au Japon l’on arrange patiemment – sans les fondre en la profusion d’un bouquet – un petit nombre de fleurs, pour la joie – ou pour la paix – du regard, avec toutefois certains dessous. (8)

        Écriture fragmentaire, montage, recherche d’une vérité qui échappe à la prise des récits ordinaires, place généreusement faite à la collaboration du lecteur : c’est ce que nous trouvons aussi chez ces autres poètes de l’autobiographie que sont Claude Mauriac dans Le Temps immobile, Georges Perec, Jacques Roubaud... Ils sont, comme les vrais poètes, inspirants, leur œuvre est un atelier qui vous donne envie de vous mettre au travail, d’ouvrir votre propre chemin dans le langage.

*
        Mes secondes réflexions tourneront autour de la feuille distribuée (voir en annexe), où j’ai recueilli, en m’inspirant de Louis Yvert, une sorte d’œuvre inédite de Michel Leiris, qui nous servira d’apéritif : les titres d’œuvres possibles, ou les titres possibles d’œuvres, comme on voudra, qui ponctuent le Journal. Amorcée dès 1924 comme une sorte de jeu autonome, avec une petite liste de quatre titres, cette activité ludique et poétique restera « en veilleuse » jusqu’en 1966. L’entrée du 26 septembre 1966, déjà citée plus haut, marque un tournant. Dans Frêle bruit, Leiris compose une première liste de trouvailles, sous le titre « Titres rien que titres », mais c’est dans les années 1980 que la pratique va devenir plus fréquente, au point qu’on peut alors se demander, comme pour les gloses ou les images de marque, si ce n’est pas l’amorce d’un recueil : plus se rétrécit le temps qui reste pour écrire des œuvres, plus les titres fusent en gerbes… Presque toujours l’exploration de ces titres se fait « en l’air », sans rapport immédiat avec un texte écrit ou à écrire, le titre étant un texte à lui tout seul, qu’il suffirait de développer en le considérant comme une amorce, une graine :

Peut-être est-ce ce jour-là que j’ai parlé à C[olette] d’une de mes grandes préoccupations d’ordre littéraire qui est la suivante : écrire un livre ou un poème dont le titre serait un seul mot qui résumerait tout l’essentiel, – mot dont le livre ou le poème ne serait que le commentaire. (9)

        Cette poétique – ou génétique – du titre, qui fait penser à Raymond Roussel, est très voisine du mécanisme de Glossaire j’y serre mes gloses. Certes, Leiris emploie ici des mots plutôt intellectuels (« résumé », « commentaire ») pour désigner le type de rapports qu’entretiendraient le titre et le texte – mais rien n’empêche d’imaginer que ce rapport de production et de dépliement pourrait passer par les mécanismes poétiques des gloses. La glose est la cellule-mère de l’écriture de Leiris. Et les gloses peuvent être tressées ou simplement alignées.

        Dans Lire Leiris, j’avais exploré la technique de la tresse. Je voudrais ici réfléchir – chez Leiris et en général – à une poétique de la liste, en commençant par une petite liste de ses listes à lui :

Les fiches
Les rêves
Les gloses
Les bagatelles végétales
Les poèmes de Frêle bruit
Les titres
Les images de marques
Les citations

     La liste est un combiné de répétition et de variation, à partir d’un noyau de base définissant un type d’énoncé. C’est une littérature à contrainte : tout nouvel énoncé doit être conforme au modèle, et différent des énoncés antérieurs : un des charmes de la liste est, dans un univers très contraint, la surprise permanente. Si les énoncés sont trop proches les uns des autres, on sombre dans la tautologie et l’ennui.

        Problème : différence entre le rythme de l’écriture de la liste, et le rythme de sa lecture.

        En fait, pour l’écriture, il y a deux cas possibles : la liste déposée et la liste composée.

        a) la liste déposée : la plupart du temps, une liste ne s’écrit pas d’un seul coup, elle se dépose peu à peu, on a une inspiration, on la note (et dans le journal, on la note en la datant), on trouve des énoncés qui peuvent entrer dans la liste par un, ou par deux ou trois, puis un long intervalle, etc. Ça s’accumule peu à peu. Il y a donc un projet (avec l’idée de rassembler tout plus tard, ou de choisir), mais l’exécution est confiée aux hasards du temps et de l’inspiration : ce n’est pas une œuvre à laquelle on « travaille », ou plutôt on y travaille en gardant son projet présent à l’horizon de l’esprit, ce qui fait qu’on est attentif quand une trouvaille surgit, mais à la limite, cela pourra n’aboutir à rien (c’est le cas pour les titres). Autant qu’une œuvre, c’est un exercice, une gymnastique, à laquelle s’ajoute l’esprit de collection. Chaque occurrence est une sorte de « fiche », mais au lieu d’être le point de départ d’un travail ultérieur d’élaboration, elle est un point d’arrivée. Il n’y aura pas d’autre élaboration que sa mise en contact avec ce qui précède et ce qui suit. Au moment où on écrit tel titre qui vous vient à l’esprit et vous plaît, on peut fort bien avoir oublié ses inventions précédentes… En 1988, Leiris note comme une trouvaille « À qui mieux mieux », déjà trouvé en 1948.

        Ces éléments de liste, notés au gré des inspirations, au fil des années, peuvent être ensuite rassemblés et organisés dans un but de publication. Je vois alors trois problèmes :

L’ordre : va-t-on suivre leur ordre d’apparition sans y rien changer – c’est le cas par exemple pour les rêves, ou bien va-t-on tout réorganiser selon un autre ordre – alphabétique pour les gloses et les bagatelles végétales ?

Le choix : va-t-on se permettre de faire une sélection – c’est aussi le cas pour les rêves – ou restituer la série intégrale ?

L’élaboration : va-t-on se permettre de retravailler, d’abréger, de modifier les éléments conservés ?

        Ces différents changements vont être faits, bien sûr, dans la perspective de la lecture.

        La petite liste « Titres rien que titres » de Frêle bruit est amusante à analyser de ce point de vue. Elle comprend quinze titres : treize choisis parmi la trentaine de ceux qui figurent dans le Journal jusqu’à cette date, et deux ajoutés (Malgré et Hold up) :


Entretiens sur la pluralité des corps.
Les Carcasses de la faim.
Avoir été.
Sans avoir.
Depuis le temps.
À qui mieux mieux.
L’Ablatif absolu.
À pleins tubes.
Presque.
Le Vain Recours.
Le moins qu’on puisse dire.
Oh !
Malgré.
L’Ultime Prothèse.
Hold up.

        Leiris a écarté les titres liés à des œuvres réelles (conformément au programme « Titres rien que titres »), mais aussi neuf titres qu’il a dû trouver (à juste… titre) mauvais, et dont voici la liste, qui permettra de réfléchir à son esthétique du titre, qui exclut en particulier, pour les trois derniers, le calembour : Morceaux choisis, En chair et en os, L’Olifant des colubridés, Produits de Beauté, Les Fossiles de la mer, Vacances, Thomisme et Oncle Tomisme, Mauvais foie et mauvaise foi, Mandarins ou Malandrins. Quant à l’ordre, il suit simplement celui du Journal.

        b) la liste composée : une autre manière d’écrire une liste, c’est de l’écrire d’un seul coup, mais, dans ce cas-là, il s’agit en général d’un texte plus court, fonctionnant comme un poème. Il me semble que c’est dans Frêle bruit que Leiris pratique pour la première fois systématiquement ce genre de poèmes, il y en a toute une série – et c’est sans doute dans cette même perspective que sera écrit Images de marque qui n’est qu’un poème de ce type qui a monté en graine et été écrit non certes en une seule fois, mais sur une période assez brève d’une seule lancée – ce qui est très différent du premier cas, celui de la liste déposée.

        De fait, cette réflexion sur la liste devrait être élargie dans deux directions : du côté du journal (qui est une forme de « liste déposée » – et c’est la notion même de « dépôt » qu’il faudrait explorer – ce mot m’a toujours fait rêver, écartelé entre l’involontaire et lent dépôt, « ensemble de matières solides qui se déposent au fond d’un liquide impur au repos », si proche du dépotoir (ou du fourbis), et la volontaire et péremptoire déposition) et du côté de la fragmentation. Entre tous ces éléments disjoints ou abandonnés, libérés de leurs attaches narratives ou de leur jactance démonstrative, à nous de circuler, sur les pistes de la poésie, vers la vérité.


Notes :

(1) Ils ont été publiés au printemps 2004 : Michel Leiris. Le Siècle à l’envers, textes rassemblés par Francis Marmande, Tours, éditions Farrago, Editions Léo Scheer, 2004, 324 p.
(2) Nous en avons reparlé, et la chose est faite : Jean-Sébastien Gallaire, avec l’appui de Louis Yvert, a créé le Site officiel Michel Leiris, http://www.michel-leiris.com, dont la page d’accueil annonce les rubriques suivantes : Actualités, Articles critiques, Association des lecteurs, Bibliographie, Chronologie, Entretiens, Liens, Traductions. À vous, lectrices et lecteurs des Actes de ce colloque, de le faire vivre en le consultant et en lui proposant informations et contributions.
(3) Fibrilles, in La Règle du jeu, Gallimard, Pléiade, 2003, p. 762-763.
(4) Ibid., p. 763
(5) Brisées, Mercure de France, 1966, p. 11.
(6) « L’homme sans honneur » (1937), in La Règle du jeu, Gallimard, Pléiade, 2003, p. 1120.
(7) Journal 1922-1989, Gallimard, 1992, p. 614-615 (26 septembre 1966).
(8) Frêle bruit, in La Règle du jeu, Gallimard, Pléiade, 2003, p. 1055.
(9) Journal 1922-1989, op. cit., p. 319 (22 janvier 1938).



© Philippe Lejeune