« Nous ne sommes pas seuls quand nous sommes seuls »

Journal de couple, journal de famille

Le volume II du Journal de Louis-François Guiguer, baron de Prangins (1779-1784)


Philippe Lejeune, inédit


            Juin 2008. Le tome II du journal de Louis-François de Guiguer vient de paraître. Il couvre les années 1779-1784 (Journal IV et V). C’est une expérience curieuse que de lire en feuilleton, par grandes tranches, un journal écrit deux siècles plus tôt. Le tome III sera pour l’année prochaine (2009) – ce sera le dernier, hélas, je le sais, puisqu’il est annoncé que Louis-François mourra en 1786. Il est vraiment « le journaliste » : l’entreprise ne lui survivra pas. Il faudra voir comment Matilda écrira son deuil dans les dernières pages. Pourquoi n’a-t-elle pas continué ? Je rectifie immédiatement : ce n’est pas parce que Louis-François est l’âme du journal. Louis-François disparu, c’est leur couple qui sera brisé. L’âme du journal, c’est le couple. Si Matilda était morte la première, Louis-François n’aurait pas continué non plus, me semble-t-il. Il n’a jamais écrit son journal seul. Etre « le journaliste », c’est être le « rédacteur en chef » d’une entreprise collective. C’est évident à la lecture de ce second volume.

            Car, à part une ou deux minimes incursions latérales (de Renz et d’une main non identifiée) – incursions qui prouvent que la lecture du journal restait virtuellement ouverte, tout est de la plume des deux époux. Mais la plume valse de l’un à l’autre, on en a le tournis. L’édition (remarquable) nous avertit discrètement des changements de plume, qui surviennent parfois au cours d’une entrée, ou même au cours d’une phrase ! Au point qu’une fois, Louis-François lui-même en prend prétexte à jeu : il imite, nous dit-on, la graphie plus fine de Matilda, en narguant l’éventuel lecteur : « Je (notez bien la différence d’écriture) vais à Aubonne voir nos amis malades […] » (22 mai 1780). L’année suivante, c’est elle qui, de sa plume, construit un montage des journaux qu’ils ont tenus parallèlement (en plus des lettres qu’ils échangeaient) lorsque, du 1er au 11 août 1781, il est allé prendre les eaux à Aix-les-Bains alors qu’elle restait à Prangins. Chaque jour est recopié le journal d’Aix, puis celui de Prangins, de la plume de Matilda, mais à partir du 8 août, au milieu d’une phrase, c’est de la plume de Louis-François, on a le vertige et on ne sait plus très bien qui écrit (ou dit) la belle conclusion suivante : « Ici le journal cesse d’avoir deux dates parce que je ne suis plus à quinze lieues de moi ». Cette fusion pourrait échapper à un lecteur distrait, parce qu’elle n’affleure dans le texte du journal que de loin en loin, un peu comme les discrètes fumerolles d’un sol en réalité volcanique. La chronique apparemment factuelle est un chant d’amour conjugal. L’amour ne peut se dire qu’à huis clos. Mais il a besoin de se dire. D’où une tension entre la retenue et l’épanchement, contradiction résolue par des demi-confidences, des prétéritions allusives. Combien de fois l’un ou l’autre époux ne note-t-il pas qu’ils se sont promenés seuls, ou qu’ils sont restés « en tête à tête », sans en dire plus ? Parfois ils ajoutent, pris d’audace, au cas où l’on n’aurait pas compris : « Nous ne sommes pas seuls quand nous sommes seuls » (17 novembre 1779) – gentille manière d’entrouvrir et de refermer immédiatement la porte de l’intimité : « Don’t disturb ! ». Ce dialogue souterrain, omniprésent, émerge parfois en surface quand l’un ou l’autre époux se sert du journal pour passer un petit message, que l’autre fatalement lira, comme on peut, dans une vie quotidienne partagée, s’écrire aussi des billets qu’on glisse sous l’oreiller. « Si mon mari avait tenu la plume hier, il aurait remarqué qu’il avait ce jour 42 ans accomplis, mais je veux bien n’en pas parler » (2 décembre 1783). Elle en parle ! « Ma chère malade s’est occupée dans son lit du soin de faire plaisir et du bien dans sa maison. Je jouis de tout cela sans en rien dire » (24 mars 1784). Il le dit ! Ou bien : « Troisième anniversaire du jour qui m’a donné un nouveau nom. Mon mari qui me dicte ne veut pas s’étendre sur ce qu’il aurait à dire parce qu’il ne veut pas, dit-il, me gâter » (4 juin 1781). Elle récupère la gâterie ! On pourrait continuer les citations de ces « balles perdues » d’une partie passionnée qui roulent jusqu’aux pieds du lecteur. Il y a aussi l’amusement, la douceur d’une énonciation collective : « Nous, mari et femme » (passim), la parodie d’une énonciation solennelle, « Le seigneur du lieu », « La dame », ou familière : « Le soir, nous, femme, moi et bambini – premier et second – nous voilà partis et arrivés et bien reçus à Aubonne » (18 juillet 1783). On dit aussi « Je », souvent, mais parfois en le soulignant, l’air de dire : « Cherchez qui c’est ». L’énonciation de ce journal est une délicieuse partie de cache-cache, où chacun s’amuse à se fondre dans l’ensemble.

            Ce « nous » s’est bientôt élargi. Récapitulons : Matilda donne naissance à Louis le 16 mai 1779, il est baptisé le 20 juin, mais meurt brusquement le 6 septembre. Naissance le 26 août 1780 de Charles, le 9 janvier 1782 d’Auguste et le 6 mars 1783 d’Albert. Rien que des garçons. Un enfant tous les seize mois. Le journal va-t-il se transformer en journal d’éducation ? Pas vraiment. Simplement, une rubrique supplémentaire va s’ajouter aux  rubriques principales : vie du domaine, vie sociale, lectures. Louis-François remarque lui-même, au début, que cette rubrique n’est pas proportionnée à la place (énorme) que l’enfant tient dans la vie du ménage : « … notre Charles duquel je m’aperçois avec scandale que nous ne parlons guère dans ce journal, lequel journal cependant en est moins rempli précisément parce que le petit garçon nous occupe d’avantage » (19 novembre 1780). J’ajouterai une autre remarque : il m’a semblé que l’essentiel des notations et discours sur les enfants étaient son fait à lui, et que Matilda restait sur la réserve. Elle parle très peu de ses grossesses, elle est hors jeu au moment des accouchements, et laisse ensuite à Louis-François le soin de suivre les enfants par écrit. C’est un journal de paternité plutôt que de maternité. La naissance (vue du côté du père) et le baptême (fête familiale) sont les seuls moments où le sujet éclipse tous les autres, et donne lieu à des récits développés. Ensuite le « suivi » se noie un peu au milieu des autres sujets, s’évanouit parfois pendant de longues périodes, même s’il reste malgré tout présent, et finit par prendre plus de consistance avec le temps, lorsqu’il s’agira de suivre les progrès de plusieurs enfants à la fois. Est-il jamais question à Prangins, comme à la même époque chez les Coquebert de Montbret, d’ouvrir un journal spécial pour suivre l’éducation des enfants ? J’ai cru un instant que oui, à tort. En avril 1783, quand Charles a deux ans et demi, Louis-François parle d’ouvrir pour lui un « livre blanc » : « Livre blanc, écrit de ma main, commencé pour Charles et sous ses yeux. Ses progrès, que je ne hâterai point pour qu’ils ne s’arrêtent pas et même il y a souvent danger à rétrograder au moment où l’on croit l’enfant fort habile et bon à montrer ». Mais non, ce livre blanc est un cahier pour apprendre à dessiner et écrire à partir de modèles, comme il apparaîtra plus loin (3 janvier 1784). Et le suivi des progrès de Charles continue à figurer dans le journal à côté de celui de ses frères. Même si Louis-François n’ouvre pas un cahier spécial pour l’éducation de ses enfants, l’attention qu’il leur porte est remarquable. Il a l’idée que l’enfant lira lui-même plus tard ce journal avec profit : « Notre petit Charles, à qui sans doute ce journal devra paraître intéressant, doit y trouver l’histoire des événements de ses premières années » (4 mars 1781) – suit l’anecdote d’un chariot qu’il vient de recevoir en cadeau. Louis-François note les petits progrès de comportement de ses enfants, leurs apprentissages, leurs péripéties de santé, relève systématiquement poids et taille, etc. Il tient en septembre 1783 un journal de l’inoculation de la petite vérole à Charles – comme le fait Coquebert de Montbret pour son Ernest. Surtout remarquable est le fait que cet homme, si pudique à exprimer ses émotions amoureuses dans un journal, va « se lâcher » beaucoup plus pour exprimer sa tendresse et sa fierté de père, bravant le ridicule. Il est fier que son fils ait fait douze pas tout seul : « Les pères savent quel plaisir nous en avons eu sans que nous le leur disions. Ceux qui ne le sont pas ne le sauraient pas quand nous le leur dirions » (1er septembre 1781). Il sait avoir l’expression plus rapide, et de l’esprit à la Jules Renard : « Papa et Charles en cabriolet : quel enfant qu’un papa ! » (20 mars 1783). Une fois lâché, rien ne le retient : « Charles a des culottes. Pour quel des enfants ou des pères ce jour est-il un plus grand jour ? Or je vous déclare une fois pour toutes qu’en tous les sens mon Charles est charmant et je n’entends point qu’on me dise autrement » (27 mai 1783). Vive les culottes ! Il va les montrer partout : « À Aubonne, montrer les culottes pour le plaisir du papa qui n’a jamais rien vu de plus beau » (28 mai 1783). Ce double mouvement, d’attention à l’enfant et d’expression du sentiment paternel, ouvre le journal, sinon à l’intime, du moins aux zones les plus sensibles du privé.

            À de multiples reprises, Louis-François et Matilda s’expliquent sur ce qu’on doit inclure ou non dans un journal. C’était déjà le cas dans le tome I, et je vais récapituler cette « charte » de bonne conduite. Mais un article nouveau apparaît dans le règlement : le journal ne doit pas s’appesantir sur les malheurs, il ne doit jamais se transformer en plainte. Dans le journal comme dans la vie, il faut, dirions-nous aujourd’hui, positiver. Cette attitude apparaît dans la pratique lors du premier malheur qui les frappe : la perte du petit Louis en septembre 1779. Cette perte n’est dite qu’après une déclaration de silence : « Il faut laisser une semaine sans écrire. Nous avons eu à éprouver le coup le plus sensible auquel rien ne nous avait préparés ». Et seulement ensuite : « Lundi 6, dans l’après-dîner, nous n’étions plus père et mère d’un fils que nous avions caressé la veille ave la joie et la tendresse la plus heureuse », et tous les échos de la douleur seront ensuite comme étouffés. Le principe lui-même sera énoncé plus tard, le 31 décembre 1779. À chaque tournant d’année, en effet, Louis-François a l’habitude de moraliser un peu, ce dont il s’abstient plutôt en temps ordinaire : « Évitons de balancer nos biens et nos maux par un calcul qui lui-même serait un mal. Et si nous trouvons du contentement pour le moment présent, joint à d’heureuses espérances pour l’avenir, n’en détournons pas nos regards ». Collant dans le cahier, pour le second anniversaire de leur mariage, les vers échangés en famille, il précise : « des vers qui feront le plus bel ornement de notre journal que nous occupons plus de nos biens que de nos peines » (4 juin 1780). Par la suite, à plusieurs reprises, la vie offrira l’occasion d’appliquer ce principe en le formulant. À propos d’un deuil : « De tels malheurs ne peuvent faire le sujet de ce journal. […] Quelle scène, mais tout cela doit être absolument passé sous silence et notre plume se refuserait à tous les détails » (10 et 11 mai 1781). À propos d’une maladie : « Les détails de maladie sont une fois pour toutes exclus comme ennuyeux » (19 novembre 1781). « Je suis au lit mais je n’en dirai rien » (6 juin 1783). Ce refus de la plainte est d’autant plus frappant qu’à partir du début du dix-neuvième siècle les journaux dits intimes auront tendance à suivre la pente inverse ! - Il y a tout de même un second article nouveau, mais qui est moins de l’ordre de l’éthique que de la pratique : le journal ne doit pas se transformer en chronique historique ou politique. Les troubles de Genève, que Louis-François observe avec passion depuis Prangins, ou, à Paris, le renvoi de Necker, l’entraînent parfois à des digressions étrangères à un journal familial. Il se met en garde : « Ne pouvant sortir de l’objet de mon journal, il me faut arrêter tout court », écrit-il avant de continuer… quelque peu (10 avril 1782) – Pour le reste, on retrouve le grand principe de discrétion : le journal, qui pourra un jour tomber sous d’autres yeux, ne doit dire de mal de personne : « Nous y avons vu là… j’allais parler de 8 ou 10 figures singulières, mais ma loi d’être inoffensif ne me le permet pas. J’en parlerais en parole, mais scripta manent » (10 juillet 1782). Pour la même raison, le journal ne devrait pas dire de bien de son auteur. Faisant avec son associé Monsieur Ducros un bilan assez satisfait de la « petite école » qu’il a fondée à Prangins, Louis-François se permet de déroger à cette règle en arguant que personne n’en saura rien ! « Quant à la confidence que je fais ici à mon journal, je ne pense pas non plus m’en devoir accuser de vanité pour cela ». (9 juin 1784). Dans ce cas, pourquoi ne pas se laisser aller aussi à la médisance, et à la plainte ? Chaque fois qu’il formule ainsi des règles pour sa jurisprudence personnelle, on sent Louis-François à la frontière de deux mondes, entre les règles du savoir-vivre social et la liberté d’un épanchement  plus intime.

            Ce qui frappe dans ce journal partagé, c’est la régularité avec laquelle il est tenu, et le plaisir qu’il donne à ses rédacteurs. On le voit quand Matilda, en août 1783, rédige le récit minutieux et enjoué d’une excursion de quatre jours au Lac de Joux, pour faire pièce à un journal analogue tenu par sa belle-sœur deux ans auparavant. L’édition nous donne à lire, en annexe, les deux journaux, comme si nous devions départager les belles-sœurs en attribuant un prix. Déclarons-les ex æquo ! On le voit aussi, plus sérieusement, quand Louis-François médite un premier janvier (c’est son jour pour les pensées profondes), sur le plaisir qu’il prend à échapper, en écrivant, à la précarité individuelle pour se fondre dans un être collectif :

Lundi 1er [janvier 1781]

Puisque, par une convention bizarre, notre année civile commence aujourd’hui, faisons donc aussi un commencement de chapitre. Je n’ai jamais pu prendre dans aucune semblable époque autant d’intérêt aux soins de la vie et les regarder à autant d’égards comme des jouissances. Je suis père et si ce que j’entreprends ou ce que je conduis reste à ma famille, tout est permanent pour moi. Quand mon individu disparaîtra, ce ne sera pas la meilleure partie de moi-même. Je me rappelle les progrès de l’année passée dans les entreprises que j’ai essayées : ils sont lents mais suivis et plus assurés que si j’avais pu avec plus de moyens à employer les avancer davantage. L’exactitude pour suivre ce journal vient sans doute bien plus de l’utilité de plaisir que de l’utilité de nécessité. Mais je serais privé de beaucoup si je n’y mettais pas aujourd’hui plus d’activité et de courage que jamais.

 

            J’ai cité en entier ce texte, malgré son expression un tantinet laborieuse, parce qu’il est une belle méditation sur l’écriture et la mort, sur l’individu et le groupe. L’année suivante, à la même date, Louis-François, se lance dans une réflexion, elle aussi méandreuse, mais qui m’est allée droit au cœur, établissant la supériorité du journal sur le récit historique. Elle mérite elle aussi d’être lue en entier :

Janvier [1782]

Oh livre des destinées, que vous êtes différents du livre des projets ! Mais puisque la main de la Vérité suprême a tracé vos divins caractères, que vous êtes différents encore du livre des histoires ! Il est bien plus aisé d’éloigner au moins le mensonge (si l’on ne peut éviter l’erreur en bien des points) dans un livre de journal : un journal se borne au temps récemment passé, aux événements où nous avons part comme acteurs ou témoins, aux réflexions que notre raison nous suggère et que nous ne cherchons point chez des commentateurs. Sans doute, un tel journal pour une famille retirée n’est utile que pour elle ; mais puisqu’il est écrit au milieu d’elle, il n’est chargé d’aucun devoir que d’être amusant tant qu’il est récent, et de devenir intéressant quand il rappelle, distingue et renouvelle à la mémoire le passé. Une partie du passé rentrerait dans le néant si nous ne nous donnions aucun moyen de retourner à lui, si nous ne le retrouvions aux époques où nous avons pu le fixer, pour le comparer au présent et inférer de cette comparaison quelques lueurs de prévoyances pour l’avenir.

            En janvier 1783, après quelques vues métaphysiques, « hâtons-nous de retomber à notre humble journal »… et nous (moi), maintenant, revenons à d’utiles comparaisons. Ces réflexions lucides sur la valeur que le journal tire de son humilité restent dans le cadre d’une écriture collective. Une écriture à plusieurs, dont l’objet est le groupe familial, même si le « journaliste » s’installe par la force des choses au centre. On est donc encore loin de ce que serait un journal écrit pour soi seul, par quelqu’un qui se prendrait pour unique objet d’attention – même si, comme on l’a vu, Louis-François laisse fuser parfois le désir ou le regret d’un discours plus personnel ou plus libre.

            Nous avons une autre manière de situer son journal par rapport au mouvement général de la littérature intime de son époque : c’est d’examiner comment il y parle des Confessions de Jean-Jacques Rousseau, publiées à Paris et à Genève au printemps 1782. Le journal de Louis-François fait état de nombreuses lectures : Shakespeare, Cervantès, Corneille, Scarron, La Bruyère, Marivaux, Voltaire, Duclos, Mme de Genlis et bien d’autres. A l’automne 1779, Matilda et lui se plongent dans les Essais de Montaigne : « Nous savons en prendre quelque utilité et beaucoup de plaisir » (21 novembre 1779). Quand et comment a-t-il lu les textes autobiographiques de Rousseau ?

            Rousseau est mort en 1778. On savait qu’il avait écrit des confessions, que ce serait un livre… explosif (le préambule avait circulé dès l’été 1778), mais qu’il faudrait attendre – longtemps peut-être – avant qu’elles ne soient publiées. En septembre 1779, Louis-François reçoit la visite d’un jeune voisin, Monsieur Dentand, « disciple et apôtre de Jean-Jacques », sympathique mais un peu exalté, qui arrive « papier en poche ». Illico, il fait à ses amis la lecture :

C’est une lecture étudiée, une expression qu’il rend rapide et forte quand il le juge à propos. C’est presque là ce qu’il faut pour remplir sa vocation d’apôtre du célèbre Jean-Jacques. Ce sont des Lettres à Monsieur de M. écrites de Montmorency. Le génie de Rousseau les a produites, et le contraste bizarre de franchise dans des aveux de défauts ou de vices et d’orgueil outré dans l’audace à en tirer de la gloire ! La vanterie poussée au sublime : style par lequel le grand Rousseau ose tout avancer et tout soutenir. De longs passages d’un philosophe aussi exalté qu’un poète parlant le langage d’un prophète qui nous révèle ce que nous trouvons dans nos cœurs et dans le sentiment intérieur de notre existence de nos espérances lointaines et de notre recours à notre auteur ! Voilà ce que m’ont présenté ces lettres et je les ai écoutées avec avidité. Leur lecteur se contenterait-il de ce tribut presque contraint à la place d’un éloge raisonné que je leur refuse. [25 septembre 1779]

            Il s’agit des fameuses Lettres à M. de Malesherbes, écrites en janvier 1762, avant les Confessions, un autoportrait complaisant, certes, mais chiche en aveux. Notre Louis-François, taquinons-le, écrit moins bien que Jean-Jacques, et il a du mal à débrouiller ses impressions, tiraillé qu’il est entre l’agacement devant un prophète qui orchestre à grand bruit ses fautes aussi bien que ses visions, et un poète qui fait doucement vibrer la corde du « sentiment intérieur ». L’agacement aura le dernier mot – mais en cours de route, Louis-François croise un sentiment capital : l’étonnement. Il nous parle d’un « contraste bizarre », adjectif qu’on trouve souvent sous la plume de Rousseau. L’étonnement, lui, ne conclut pas : il ouvre sur des questions sans réponse… Louis-François va-t-il se « convertir » à Rousseau ?

            L’année suivante, Louis-François, s’intéressant à un jeune garçon de 10 ans qui est un prodige au clavecin, rend visite à son père, horloger, et découvre en ce dernier un disciple fanatique de Rousseau. Même agacement fasciné :

Sa tête est remplie de la lecture des ouvrages de Rousseau au point d’en être saisie. Il a inventé et dirigé un modèle de monument sculpté en grandeur naturelle. Une figure drapée antique, debout sur un piédestal élevé de trois pieds, tenant un volume fermé dans sa main gauche, s’appuie pour briser un écusson sur lequel on aperçoit en bas relief à petite figure les attributs de l’éducation tyrannique et pédantesque. [8 juillet 1780]

            Louis-François est troublé par le contraste entre ce culte de Jean-Jacques qui confine au ridicule et l’évidence d’une éducation réussie : le jeune garçon joue fort bien du clavecin, c’est un prodige en mathématiques, et il a l’air simple et heureux. « Émerveillé », Louis-François, qui est très attentif à l’éducation de son propre fils, se dit curieux de suivre celle de ce garçon pour voir ce qu’il en adviendra… Donc une forme d’étonnement, qui laisse sa chance à l’avenir.

            En 1781, moins d’indulgence lorsque Louis-François croise Monsieur Moultou, l’éditeur des Œuvres  de Rousseau : « Il parle de Rousseau, dont il est l’éditeur. Ce Jean-Jacques est aussi un chef de secte qui a des apôtres ». Verdict sans appel : l’homme des Lumières se méfie du fanatisme et de l’instinct grégaire. L’œuvre même de Jean-Jacques touchera-t-elle au cœur l’homme sensible ? Non ! En octobre 1781, une lecture de La Nouvelle Héloïse tourne au fiasco : « Lecture de Rousseau : nous avons vu mourir Julie, nous avions craint d’être très attendris, mais tous les détails de la très longue lettre de Monsieur de Wolmar sont très faux et très froids » (19 octobre 1781). Rideau !

            Vu la manière dont avaient été reçues les Lettres à Monsieur M. en 1779, on pouvait craindre le pire pour la Première Partie des Confessions, qui parut de manière anticipée à Genève au printemps 1782. Louis-François l’a-t-il lue ? Certainement, mais il n’en dit mot dans son journal en 1782. S’il n’en parle pas, ce doit être parce que l’indignation l’étouffe, ou que le livre lui est tombé des mains. Il n’arrivera à l’évoquer qu’un an plus tard, en octobre 1783, et encore indirectement, quand des amis lui prêteront l’ouvrage de M. de Servan, auteur lausannois très connu, qui vient de publier de sévères Réflexions sur les Confessions de J.-J. Rousseau :

Ce livre est destiné à déterminer les droits et les devoirs des éditeurs lorsqu’ils mettent en lumière des manuscrits cachés jusque-là. L’occasion de ces recherches a été l’édition reparue des Mémoires de Rousseau, mémoires que je n’ai pu lire sans indignation ; et je me suis cru vengé par le livre de Monsieur de Servan. [23 octobre 1783]

            Nul n’est prophète en son pays. Le château de Prangins, près de Bossey et de Nyon, domine le lac Léman ; Louis-François y a pourtant vécu une idylle dans la tonalité de La Nouvelle Héloïse ; père moderne, il va s’occuper lui-même de l’éducation de ses enfants ; mais diariste heureux qui partage la plume avec son épouse, il tisonne doucement le présent et accumule pour les siens un trésor de bons souvenirs. Pouvait-il comprendre les blessures, les angoisses, les hontes, les révoltes, la solitude de Jean-Jacques ? Un peu sans doute, quand même, puisqu’on l’en voit atteint au point d’avoir besoin d’être « vengé » : le malheur dérange. À nous de le comprendre aussi, et d’accepter son incompréhension. On se réjouit que Rinantonio Viani et Chantal de Schoulepnikoff aient à leur tour « mis en lumière ces manuscrits cachés jusque-là » : c’est un pas de plus dans l’exploration de cette période fascinante qu’est la seconde moitié du XVIIIe siècle. L’expression autobiographique s’y est frayé, en privé ou en public, des voies multiples, également nouvelles, mais tout à fait contradictoires : c’est leur richesse.

 


Louis-François Guiguer, baron de Prangins, Journal 1779-1784, édité et annoté par Rinatonio Viani, avec l’assistance de Chantal de Schoulepnikoff, Association des amis du Château de Prangins, 2008, 555 p. J’ai, dans les citations, adopté l’orthographe moderne et régularisé la formulation des dates.