Rousseau et la révolution autobiographique
«
Rousseau et la révolution
autobiographique »,
Le Biographique, la réflexivité et les
temporalités. Articuler langues, culture et formation,
Dominique Bachelard et Gaston Pineau (coord.), Paris, L'Harmattan,
2009, p. 49-65.
J’emploie
le mot « révolution » parce qu’il m’a
souvent été reproché, depuis
que je travaille sur l’autobiographie, d’avoir posé Rousseau
comme
« origine » de l’autobiographie moderne, comme si
j’avais pris,
naïvement, au pied de la lettre la première phrase des Confessions :
« Je forme une
entreprise qui n’eut jamais
d’exemple… ». Toutes les personnes cultivées
connaissent les multiples
traditions qui fondent l’entreprise de Rousseau : l’autobiographie
religieuse, depuis saint Augustin, l’autoportrait, depuis Montaigne,
les
mémoires apologétiques, les romans picaresques ou
d’apprentissage, etc. Tous ces genres, assimilés par
Rousseau, ont
été en même temps métamorphosés par
lui, dans un acte brutal, une sorte de coup
d’état fondateur de notre modernité. J’ai sans doute eu
tort, dans mon premier
ouvrage, L’Autobiographie en
France (1971),
d’exprimer ma perception de cette rupture, et l’admiration qu’elle
m’inspirait,
en ayant l’air de faire des Confessions
une
origine absolue. J’étais allé jusqu’à appeler tout
ce qui les précédait
« préhistoire de l’autobiographie », comme
si l’histoire commençait
avec elles. Le mot « révolution » est plus
juste, plus fort. Rousseau
n’a rien inventé, soit : mais il a tout reconfiguré.
L’écriture des Confessions est un acte d’une violence
inouïe, qui fut réellement, dans l’histoire, une
« rupture »,
immédiatement perceptible par les contemporains. La
première partie, publiée au
printemps 1782, fut un événement, et même un
traumatisme – mot qui, d’ailleurs,
conviendrait encore pour qualifier la réaction de bien des
lecteurs d’aujourd’hui…
En voici deux signes :
- le texte des Confessions publié en 1782 était (légèrement) censuré : on ne connaît le texte intégral que depuis le début du XIXe siècle ; cette censure n’a pas été exercée par le pouvoir royal, ni, comme Rousseau le redoutait, par ses ennemis, mais par ses amis Moultou et Du Peyrou, infidèles exécuteurs de ses volontés, et qui l’ont trahi… pour le sauver, effrayés d’une audace dont ils craignaient qu’elle ne perdît leur grand homme (la scène d’exhibitionnisme qui ouvre le livre III, et tous les épisodes touchant aux entreprises homosexuelles dont Rousseau jeune a été l’innocente cible, avaient été supprimés) ; ils avaient bien raison d’avoir peur, puisque ce qui reste, et qui n’est pas rien, a suscité un tollé…
- la presse contemporaine s’est partagée, mais même les amis de Rousseau firent quelques réserves, quant à ses ennemis, ils étaient à la fois indignés et interloqués, le livre a suscité des articles violents et moqueurs, pas seulement à cause de son indécence, mais parce que le projet même des Confessions restait incompréhensible et du coup paraissait ridicule. Ecoutez le critique de l’Année littéraire :
Si pour égayer sa vieillesse,
J.-J. avait besoin de se
rappeler le souvenir de ses premières années, ne
pouvait-il pas se procurer
cette satisfaction sans importuner les lecteurs de bagatelles qui n’ont
pour
eux aucun intérêt ? Ne pouvait-il pas rire tout
à son aise du tour qu’il a
joué à la vieille Clot, en pissant dans
sa marmite, sans informer le public d’une pareille
circonstance ? Et
où en serions-nous, si chacun s’arrogeait le droit
d’écrire et de faire
imprimer tous les faits qui l’intéressent personnellement, et
qu’il aime à se
rappeler ?
Nous en serions… là où nous en sommes aujourd’hui, où d’autres critiques continuent malgré tout à disqualifier comme insignifiantes les histoires de vie. Rousseau n’écrit pas « pour égayer sa vieillesse », mais pour comprendre ce qui lui est arrivé, et ce qu’est une vie humaine. Son projet anthropologique échappe au critique de l’Année littéraire, qui lit les Confessions en ânonnant, comme s’il faisait le « mot à mot » d’un texte dont la syntaxe lui reste étrangère. Il est seulement capable de trier les souvenirs de Rousseau en les taxant, au choix, de banalité (Rousseau a vécu la même chose que tout le monde) ou de monstruosité (il est révolté par certains épisodes, comme celui de la fessée reçue de Mlle Lambercier – qu’aurait-ce été s’il avait pu lire en entier le début du livre III !). Mais il ne comprend pas le projet…
J’ai une autre raison d’employer le mot « révolution » : il s’est passé, dans l’Europe de ce temps-là, à peu près la même chose en autobiographie et en politique. Tous les pays d’Europe sont passés plus ou moins vite d’un ordre ancien à un ordre nouveau, mais par une transition le plus souvent pacifique. Seule la France a accompli le même trajet en s’appuyant, si je puis dire, sur une secousse violente, la Révolution. Même chose pour le passage, parallèle, de l’ordre aristocratique des mémoires à l’ordre démocratique de l’autobiographie. Aucune autre culture européenne n’a vu, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, paraître un livre qui fasse à ce point scandale. Et le coup de tonnerre des Confessions a retenti dans toute l’Europe, comme le fera quelques années plus tard la révolution politique. Le rapprochement est d’autant plus tentant que cet autobiographe extravagant, qui place d’autorité son moi au centre de l’attention universelle, est en même temps à l’origine de révolutions dans d’autres domaines : en politique (avec Le Contrat social), en pédagogie (avec l’Émile) et, si je puis dire, en sensibilité (avec la Nouvelle Héloïse). La tentation est donc grande de se demander si, à l’instar de la Révolution française, elle-même imitatrice sur ce point de la Révolution américaine, qui formalisa immédiatement une « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen », il n’existe pas quelque part chez Rousseau une « Déclaration des droits de l’homme et de l’autobiographe ». De fait, une telle déclaration existe. Tous les lecteurs connaissent le préambule exalté et agressif qui ouvre la version définitive des Confessions, préambule qui marque les esprits, mais dessert Rousseau, dissuadant souvent de poursuivre la lecture. Plus rares sont ceux qui savent qu’il existe de ce préambule deux versions : la version définitive, « hard » et brève, que je vais citer puis commenter rapidement, et une première version, longue et « soft », véritable programme d’un genre nouveau qui n’avait pas encore de nom, et qui s’appellera un peu plus tard (le mot apparaît en Allemagne et en Angleterre aux alentours de 1800) l’autobiographie.
La version
définitive du préambule
Intùs, et in Cute
1. Je forme une entreprise qui n’eut
jamais d’exemple,
et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer
à mes semblables
un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet
homme, ce sera moi.
2. Moi seul. Je sens mon cœur et je
connais les
hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose
croire n’être
fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au
moins je
suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans
lequel elle
m’a jeté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir
lu.
3. Que la trompette du jugement
dernier sonne quand
elle voudra ; je viendrai ce livre à la main me
présenter devant le souverain
juge. Je dirai hautement : voilà ce que j’ai fait, ce que
j’ai pensé, ce
que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je
n’ai rien tu
de mauvais, rien ajouté de bon, et s’il m’est arrivé
d’employer quelque
ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour
remplir un vide occasionné par
mon défaut de mémoire ; j’ai pu supposer vrai ce que
je savais avoir pu l’être,
jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel
que je fus, méprisable
et vil quand je l’ai été, bon, généreux,
sublime, quand je l’ai été ; j’ai
dévoilé mon intérieur tel que tu l’as vu
toi-même. Etre éternel, rassemble
autour de moi l’innombrable foule de mes semblables : qu’ils
écoutent mes
confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils
rougissent de mes
misères. Que chacun d’eux découvre à son tour son
cœur aux pieds de ton trône
avec la même sincérité ; et puis qu’un seul te
dise, s’il l’ose : je
fus meilleur que cet homme-là.
Sur cette version définitive, je ferai trois remarques rapides, nécessaires pour apprécier ensuite la première version et son programme.
Dans les deux premiers paragraphes, Rousseau hésite entre deux justifications contradictoires du projet de se peindre : l’exemplarité, et l’exceptionnalité. Le raisonnement, moins fou qu’il n’y paraît d’abord, est le suivant : je suis exceptionnel parce que je suis le seul à être resté fidèle à la nature. Même si elle peut sembler pathologique, cette contradiction éveille des échos en chacun de nous : c’est la tension entre appartenance et dissidence qui fonde toute identité individuelle, la dissidence n’étant souvent qu’un conflit d’appartenances…
Le début du troisième paragraphe opère, à l’occasion d’une déclaration de sincérité, un renversement total (exactement ce qu’on appelle une révolution) par rapport au dispositif de l’autobiographie religieuse, et en particulier à celui de son grand modèle, les Confessions de saint Augustin. Entre la divinité et l’autobiographe, les relations de maître à serviteur sont ici inversées. Le sujet des Confessions de saint Augustin, c’était Dieu : Augustin, en racontant sa vie aux hommes, se comporte en simple témoin de la puissance et de la bonté de Dieu ; le sujet des Confessions de Rousseau, c’est Rousseau : Dieu est convoqué par lui à la barre, instrumentalisé, si je puis dire, comme simple témoin… même pas de moralité (Rousseau va avouer beaucoup de fautes), mais de sincérité. Car la hiérarchie des valeurs, elle aussi, a basculé : avant tout il importe d’être vrai, bien plus que d’être bon.
La fin du dernier paragraphe met en place un dispositif inquiétant, qui peut nous faire réfléchir aux problèmes de l’injonction autobiographique dans nos sociétés : Rousseau disqualifie tout lecteur de son autobiographie qui n’aurait pas lui-même écrit, ou pensé, sa vie avec la même sincérité. Il faut avoir été aussi « vrai » que Rousseau pour avoir éventuellement le droit de se dire « meilleur » que lui. Rousseau, imbattable en sincérité, se sent du coup à l’abri de toute disqualification morale. Cette fin glace beaucoup de lecteurs, puisqu’elle implique qu’on ne saurait lire la vie d’un autre sans écrire la sienne. Cette réversibilité, ou réciprocité, obligatoire du pacte autobiographique évoque pour moi deux images : celle du panoptique de Bentham, analysé par Michel Foucault, qui date de la même époque (1780), ou, pour remonter en arrière, la fresque du Jugement dernier à la cathédrale d’Albi, où tous les ressuscités arrivent leur livre non pas à la main, mais suspendu à leur cou… Mais désormais, au centre du système, il n’y a plus le surveillant de prison, ou le Christ en majesté, mais Rousseau, initiateur d’une forme nouvelle : le concours d’autobiographie…
La
première
version du préambule
Ce préambule coup de gueule ou coup de colère a été écrit en 1770, une fois terminé la seconde partie des Confessions. Il est la condensation brutale d’un texte beaucoup plus long, rédigé à loisir au début de la rédaction de la première partie, et ensuite abandonné, qui semble l’exact opposé de la version finale.
- ce texte est long et didactique, cherche à argumenter et à convaincre, de la manière la plus respectueuse et la plus subtile. L’objet de la démonstration est le même que celui du préambule définitif, « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple », mais cette fois Rousseau communique au lecteur le sentiment justifié d’entrer sur un nouveau territoire, l’émerveillement d’un pionnier qui découvre une « nouvelle frontière ». J’essaierai de vous montrer que ce texte donne le programme d’une révolution qui ne s’est peut-être pas encore totalement accomplie aujourd’hui…
- c’est un texte presque entièrement laïque, presque rien n’y fait allusion à la religion, et Dieu en est absent ;
- c’est un texte relativement serein, le ton est calme, c’est avec la distance de la réflexion que Rousseau évoque les persécutions dont il est l’objet ;
- la fortune de ce premier texte est inverse de l’autre : à la suite d’une « fuite », ce dernier avait été publié par la presse dès juillet 1778, quelques semaines après la mort de Rousseau. Pendant quatre ans, de 1778 à 1782, on a attendu le texte des Confessions à la lumière de ce préambule apocalyptique. Le premier préambule, lui, n’a été vraiment connu que plus d’un siècle après la publication des Confessions, en 1908, et depuis, il est toujours resté en position mineure, classé dans l’édition de la Pléiade parmi les « ébauches », en fin de volume, et le plus souvent absent des éditions de poche, alors que c’est un texte magistral et achevé. Il figure en tête du « Manuscrit de Neuchâtel », première version des livres I à IV des Confessions copiée par Rousseau en 1766.
On en trouvera en annexe trois extraits, qu’il est souhaitable de lire respectivement avant chacun des développements que je vais consacrer aux trois aspects, psychologique, social et littéraire, de la révolution autobiographique dont il donne le programme.
Révolution
psychologique
Le raisonnement initial de Rousseau est compliqué, il peut sembler tortueux : il veut corriger par l’autobiographie (la sienne) les erreurs commises par la biographie (la sienne également). Ses biographes se trompent en le jugeant d’après eux-mêmes – mais se connaissent-ils vraiment eux-mêmes, puisqu’il ne saurait y avoir de connaissance sans comparaison, et que chacun ne connaît de l’intérieur qu’un seul être, soi, si tant est même qu’il se connaisse ? Etrangement, ce doute sur la lucidité de l’introspection, qui s’ajoute à l’opacité des rapports interindividuels, Rousseau ne l’applique qu’aux autres. Pour affirmer que ses biographes errent, il s’appuie sur une évidence intérieure qu’il ne met pas en doute. Quand ensuite il se propose de dévoiler, lui, la vérité de son être pour que les autres aient un point de comparaison, ne pourrait-on lui objecter qu’il leur communique une connaissance illusoire et imparfaite ? Il a conscience du problème, et va essayer de sortir du cercle vicieux de l’incompréhension générale par une nouvelle méthode autobiographique.
En attendant, quand il se propose d’instaurer, ou plutôt de restaurer, la transparence universelle, Rousseau semble hésiter entre deux objectifs :
- une généralisation de la situation comparative, par la multiplication d’autobiographies analogues à celle dont il va donner l’exemple ; cela rendrait possible ce qui n’est encore à l’époque qu’un rêve : une science psychologique, avec des explications et des lois valables pour tout le monde, science dans laquelle, une fois le coup d’envoi donné, sa singularité se dissoudrait ;
- une polarisation de l’humanité autour de lui, devenu une sorte de Christ de la sincérité, à la fois exemple et martyr : il a fait don de sa personne à l’humanité et chacun pour toujours sera obligé de se situer par rapport à lui…
Il semble écartelé entre ces deux positions, dans une antinomie entre science et mythe, ou, si l’on veut, entre raison et… folie. Le préambule final versait nettement du second côté. Le préambule initial titube entre les deux, et s’il finit par pencher du côté « science », c’est à cause de la réponse que Rousseau apporte à la contradiction que j’ai soulignée plus haut. Si son introspection à lui qui, pas plus que les autres, ne connaît les autres, est pourtant moins illusoire que la leur, c’est parce qu’il va appliquer une nouvelle méthode. Et en expliquant cette méthode, il met chacun de nous en état de la pratiquer.
La méthode est fondée sur deux gestes révolutionnaires, capables de briser le cercle vicieux que j’ai décrit plus haut : je les appellerai historicité et exhaustivité.
Historicité : nous avons du mal à réaliser aujourd’hui à quel point est nouvelle, à l’époque, l’idée que la personnalité a une histoire. Le XVIIIe siècle découvre l’histoire, sur tous les plans. Impossible, pour Rousseau, de comprendre un adulte sans reconstituer l’immense et complexe série des transformations qui se sont produites par interaction entre une nature initiale et les milieux traversés. Le problème de l’éducation et des apprentissages est au centre de sa pensée : Rousseau est certainement l’un des fondateurs des sciences de l’éducation et de la méthode des récits de vie. S’il a écrit un traité d’éducation idéale, c’est en pensant à l’éducation réelle qu’il a reçue. Les contradictions de sa vie, le chaos de ses conduites obéissent à des lois que la réflexion peut comprendre :
Pour bien connaître un
caractère il y faudrait
distinguer l’acquis d’avec la nature, voir comment il s’est
formé, quelles
occasions l’ont développé, quel enchaînement
d’affections secrètes l’a rendu
tel, et comment il se modifie, pour produire quelquefois les effets les
plus
contradictoires et les plus inattendus.
Rousseau croit donc à l’historicité et à l’intelligibilité de sa vie, et il les voit moins comme un savoir qu’il aurait à sa disposition que comme une recherche à faire. Il est certes pris entre l’idéologie de la sincérité, et la reconnaissance de l’ignorance où il est lui-même des causes réelles de ses comportements. Mais c’est moins une contradiction qu’une tension, où la sincérité est finalement mise au service de la recherche. Il va essayer de « suivre le fil » de ses dispositions secrètes. Les Confessions ne sont qu’en apparence une pittoresque chronique : ce sont en réalité une sorte de laboratoire psychologique, où Rousseau traque les origines et les ressorts cachés de ses rapports à la sexualité, à l’argent, à la nourriture, au travail intellectuel, à la vie sociale, etc. Certaines de ces « chaînes », en particulier celle qui concerne la sexualité, sont étonnantes de pénétration. On est frappé de la récurrence d’une formule : « il est bizarre, mais il est vrai que… ». Rousseau gardera jusqu’au bout une grande faculté d’étonnement devant lui-même. De 1762 à sa mort, il recommencera quatre fois sa recherche selon des méthodes différentes…
Exhaustivité : son idée-clé est de « tout dire ». Il ne s’agit pas seulement d’une classique stratégie d’aveu, mais d’un projet plus original : tendre à ce que l’information donnée ne soit pas totalement formatée par l’interprétation, qu’il puisse y avoir du surplus, du déchet, de l’inutile, du « jeu », pour laisser à ce qu’on ne comprend pas en soi, ou à ce qu’on ne maîtrise pas, l’occasion de se manifester. Sous le regard du lecteur, s’ouvriraient alors des voies vers des explications ou liaisons qu’on n’aurait pas soi-même prévues.
Si je me chargeais du
résultat et que je lui disse : tel est mon
caractère, il pourrait croire,
sinon que je le trompe, au moins que je me trompe. Mais en lui
détaillant avec
simplicité tout ce qui m’est arrivé, tout ce que j’ai
fait, tout ce que j’ai
pensé, je ne puis l’induire en erreur à moins que je ne
le veuille, encore même
en le voulant n’y parviendrais-je pas aisément de cette
façon. C’est à lui d’assembler
ces éléments et de déterminer l’être qu’ils
composent ; le résultat doit
être son ouvrage, et s’il se trompe alors, toute l’erreur sera de
son fait. Or
il ne suffit pas pour cette fin que mes récits soient
fidèles il faut aussi
qu’ils soient exacts. Ce n’est pas à moi de juger de
l’importance des faits, je
les dois tous dire, et lui laisser le soin de choisir. (Confessions, Livre IV, fin)
Il serait
risqué de rapprocher
cette règle d’exhaustivité
(« exacts » signifiant
« complets »)
de la règle de la cure freudienne demandant d’exprimer sans
censure tout ce qui
vient à l’esprit. Mais elles ont en commun de favoriser
l’émergence de ce qui
déborde ou conteste la connaissance qu’on croit avoir de
soi-même. On peut certes
douter que Rousseau ait pour de bon appliqué la règle du
« tout
dire », et soupçonner que dans l’insignifiant, il a
dû privilégier ce qui
lui faisait plaisir. Reste l’incroyable liberté d’allure et de
ton des Confessions, la variété des
thèmes abordés
qui en font un vrai document anthropologique,
l’imprévisibilité d’un récit qui
ne recule jamais devant la digression ni devant le ridicule.
L’ébahissement des
premiers lecteurs montre qu’il s’agissait bien d’une
révolution : ne pas
exclure l’insignifiant ou l’incompréhensible, donner sa chance
au détail ou aux
connexions imprévues.
Cette révolution psychologique, je l’ai suggéré, semble annoncer, avec plus d’un siècle d’avance, certains des traits de la méthode freudienne. On en a d’autres signes étonnants, en particulier dans la sixième Rêverie, lorsque Rousseau, sur un exemple trivial, à la manière de la Psychopathologie de la vie quotidienne, butte sur l’idée d’inconscient. Citons-le pour finir :
Cette observation m’en a
rappelé successivement des
multitudes d’autres qui m’ont bien confirmé que les vrais et
premiers motifs de
la plupart de mes actions ne sont pas aussi clairs à
moi-même que je me l’étais
longtemps figuré.
Révolution
sociale
Dans le second ensemble d’extraits que je donne, Rousseau pose deux problèmes différents : celui de la légitimité de l’entreprise autobiographique, celui de sa représentativité.
Qui a le droit de proposer au public le récit de sa vie ? Il était jusqu’alors admis que l’entreprise se justifiait par le rang de son auteur, ou par l’importance sociale ou historique des faits rapportés. Rousseau substitue à cette problématique classique des « Mémoires » un nouvel ordre de choses révolutionnaire. Au rang social, il substitue le mérite individuel, à l’intérêt des événements, celui des idées et des sentiments. Finis les privilèges, relativisée la fonction documentaire : chacun doit faire ses preuves, et tout le monde peut tenter sa chance. Un défi est jeté aux « Rois », le pluriel méprisant faisant d’eux un groupe d’usurpateurs, face à l’unicité de l’autobiographe, qui sait faire reconnaître directement par le public le droit que lui donne la qualité de son âme. Sur le plan politique, c’est une sorte de « déclaration des droits de l’homme et de l’autobiographe ». Sur le plan littéraire, c’est une révolution copernicienne : le point de vue devient plus important que l’objet regardé, la vision du monde l’emporte sur l’information donnée, on passe de la logique des mémoires ou des chroniques à celle de l’autobiographie.
En se parant du titre d’« homme du peuple », reconnaissons pourtant que Rousseau triche un peu : sa position sociale actuelle, qui justifie l’écriture et la lecture de son texte, est celle d’un écrivain célèbre, à la fois adulé et contesté. Il sera plus honnête un peu plus loin en précisant : « Si je n’ai pas la célébrité du rang et de la naissance, j’ai la célébrité des malheurs ».
De cette déclaration subversive, Rousseau glisse à une argumentation différente pour soutenir son droit à publier sa vie – argumentation en porte-à-faux avec la première, puisque le sujet traité, que Rousseau avait disqualifié, reprend de l’importance. Les Confessions pourraient se lire comme une fresque sociale complète – ce qui est très exagéré. Rousseau en parle comme d’un roman picaresque dont le héros, discret observateur, se déplacerait à travers la société entière. On peut interpréter cette prétention de deux manières :
- ce serait de nouveau le fantasme d’un homme qui se veut le centre de tout. Après avoir été le Christ de la sincérité, le voici une sorte d’Asmodée sociologue, le seul à connaître la société dans sa totalité ;
- on peut y lire une prescience de ce que l’autobiographie pourrait apporter aux sciences sociales : le chercheur étant certes non pas celui qui pénètre directement dans tous les milieux, mais celui qui peut susciter ou recueillir, lire, confronter, articuler des textes autobiographiques venant de milieux différents. La curiosité de Rousseau, en effet, est différente de celle des mémorialistes, plus proche sans doute de celle des chroniqueurs, elle ne se concentre pas sur les guerres, les classes dominantes et l’exercice du pouvoir, mais sur l’ensemble du jeu social. Un épisode des Confessions (au livre IV) le montre découvrant l’oppression que le système fiscal exerce sur les paysans, épisode qui est, dit-il, à l’origine de toute sa pensée politique.
Ceci dit, on peut penser que, dans ce domaine, le geste vraiment révolutionnaire aurait été de suggérer aux gens du peuple d’écrire leur vie, en lançant un appel général à l’autobiographie, non de représenter sa propre autobiographie comme tenant lieu de celles de tous les autres. Si Rousseau use de l’injonction autobiographique dans le domaine moral, il n’en va pas de même pour le domaine social. Il n’a pas eu l’idée de provoquer chacun à ouvrir un cahier de doléances. Il faudra attendre l’époque romantique pour que des appels militants à l’autobiographie populaire soient lancés, par exemple par George Sand.
Mais
n’attendons pas de Rousseau, de manière anachronique, ce qu’il
ne pouvait
donner. Il est déjà remarquable qu’il fasse glisser la
valeur de témoignage de
l’autobiographie de l’histoire des puissants à l’analyse du
fonctionnement
social, ses Confessions apparaissant
alors comme de passionnants « travaux pratiques »
correspondant à son
Discours sur l’origine de l’inégalité
parmi les hommes.
Révolution
littéraire
On retrouve dans l’exposé de cette troisième révolution l’audace et le caractère prémonitoire de la première. Rousseau a l’idée qu’il faut « inventer un langage », qu’il doit y avoir une esthétique de l’autobiographie liée à son éthique de la vérité. Cette esthétique se définit d’abord par une série de refus : refus d’écrire avec soin (ce serait « se farder »), refus d’avoir recours à une composition homogène (apologie de la bigarrure et du désordre). C’est le refus de la rhétorique classique. De même qu’on avait vu le Bien subordonné au Vrai, c’est maintenant le tour du Beau. On est devant la recherche d’une esthétique de la vérité, au-delà de tous les langages conventionnels. Et Rousseau dit bien que ces moyens sont « à inventer ». il ne faut donc pas voir dans la métaphore qu’il choisit de la « chambre obscure » l’idée que la forme de la vérité préexisterait, et que l’art de l’autobiographie serait un art paresseux, de l’ordre de la « copie ». L’exemple qu’il prend aussitôt de la « double énonciation », si je puis dire, du « vibrato » entre le passé et le présent, montre bien qu’il s’agit d’une création, comme aussi l’idée, révolutionnaire, d’un style qui se moulerait sur l’histoire au lieu de la mouler. Malgré les deux références aux arts visuels (la chambre obscure, et « je peindrai »), c’est à l’esthétique de la musique et du chant que renvoie le raisonnement de Rousseau. Les Confessions sont un immense « récitatif », et c’est une voix que nous entendons. Alors que la forme de presque toutes les autres œuvres de Rousseau, marquée par l’époque, a vieilli, celle des Confessions a traversé le temps sans prendre une ride.
Il a donc inventé un langage, mais surtout découvert qu’un tel langage resterait toujours à inventer, que sa solution à lui ne valait que pour lui, et que chacun resterait devant un défi intact à relever – du moins dans la mesure où il se comporterait devant sa propre vie comme un explorateur, non comme un propriétaire. À projet nouveau, langage nouveau. A projet traditionnel, langage traditionnel. Aujourd’hui, certes, où les histoires de vie sont devenues des techniques de masse, où les autobiographies ont leurs collections en librairie, où il existe des manuels pour apprendre à raconter sa vie, une telle dialectique de l’ancien et du nouveau, de l’application et de l’expérimentation, est sans doute à envisager différemment.
La déclaration de Rousseau suggère néanmoins que l’autobiographie est une « nouvelle frontière », un art de l’expérimentation. On aurait envie de dresser, à grands traits, une histoire de cette aventure en France : une phase de recherche de Rousseau jusqu’au romantisme, avec les extraordinaires inventions de Stendhal et de Chateaubriand (qui portent d’ailleurs sur le problème soulevé par Rousseau, celui de la double énonciation du temps), une phase de sommeil jusqu’après la Première Guerre mondiale (le XIXe siècle a eu horreur des aveux de Rousseau et s’est replié sur un art conventionnel), puis un réveil progressif au XXe siècle avec Gide, Leiris, Perec, Claude Mauriac (je cite les « explorateurs » qui m’ont moi-même inspiré – mais il y en a bien d’autres…), l’autobiographie repassant alors de l’arrière-garde à l’avant-garde.
Au XIXe siècle, c’est plutôt dans le secret du journal intime (genre que Rousseau, en revanche, n’a jamais pratiqué) que l’expérimentation s’est donné libre cours : révolution silencieuse, elle, et qui attendra les années 1880, avec les premières publications posthumes (Benjamin Constant, Amiel, Marie Bashkirtseff) ou contemporaines (Goncourt), pour éclater au grand jour. Et ce fut alors dans la même atmosphère d’étonnement et de scandale, avec les mêmes violences : quand on lit l’article incendiaire de Ferdinand Brunetière, « La littérature personnelle » (1888), on voit bien que Rousseau n’est pas mort !
« Inventer un langage aussi nouveau que mon projet ». Il n’y a pas plus de forme canonique de l’autobiographie qu’il n’y en a du roman. C’est le sens qu’on peut gentiment proposer pour la déclaration, un peu folle avouons-le, de Rousseau : « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura point d’imitateur ».
La
faute à
Rousseau
Ce sont les derniers mots de la chanson de Gavroche, dans Les Misérables quand il meurt, « le nez dans le ruisseau », devant la barricade, en 1832. Cette chanson réconcilie, dans un élan révolutionnaire et narquois, les deux antagonistes, Voltaire et Rousseau. Accordons-nous un petit moment d’émotion et de poésie populaire : voici les strophes imaginées par Hugo, où le gamin, sous le feu de l’ennemi, trace son autoportrait :
On est laid à Nanterre,
C’est la faute à Voltaire,
Et bête à Palaiseau,
C’est la faute à Rousseau.
Je ne suis pas notaire,
C’est la faute à Voltaire,
Je suis petit oiseau,
C’est la faute à Rousseau.
Joie est mon caractère,
C’est la faute à
Voltaire,
Misère est mon trousseau,
C’est la faute à Rousseau.
Blessé par une balle après cette troisième strophe, Gavroche se redresse pour une ultime bravade autobiographique : sur le canevas de la chanson, il improvise un reportage en direct de ses derniers moments, qu’une seconde balle l’empêchera d’achever :
Je suis tombé par terre,
C’est la faute à Voltaire,
Le nez dans le ruisseau,
C’est la faute à…
*
Pour les textes de Rousseau, voir l’édition de la
Pléiade citée. J’ai modernisé l’orthographe. Une
édition en fac-similé du
manuscrit de Neuchâtel a été publiée en 1973
par Pierre-Paul Clément (Lausanne,
Bibliothèque romande).
Pour l’histoire des manuscrits des Confessions, voir Hermine de Saussure, Rousseau
et les manuscrits des Confessions,
Paris, De Boccard, 1958.
Pour l’histoire de leur publication, voir
Shojiro
Kuwase, « Les Confessions » de
Jean-Jacques Rousseau en France (1770-1794). Les aménagements et
les censures,
les usages, les appropriations de l’ouvrage, Paris, Champion, 2003,
et
Philippe Lejeune, « Rousseau coupé », in Genèse, censure, autocensure, sous la direction de
Catherine
Viollet et Claire Bustarret, Paris, CNRS Éditions, 2005.
Pour l’histoire de leur réception,
voir Raymond
Trousson, Rousseau jugé par ses
contemporains, du Discours sur les sciences et les arts aux Confessions, Paris, Champion,
2000 ; et Jean-Jacques
Rousseau, textes
réunis par Raymond Trousson, Paris, Presses de
l’Université de Paris-Sorbonne,
2001.
J’ai repris ici,
à la demande de Gaston Pineau, les thèmes abordés
dans deux chapitres de Signes de vie, Le
Pacte autobiographique 2, Paris, Seuil, 2005, p. 201-214
(« Tout dire » et « La
révolution autobiographique »).
Voir
aussi le site de l’Association pour l’autobiographie (APA), www.sitapa.org et mon site
« Autopacte »,
www.autopacte.org.
*
Extraits du Préambule
des Confessions dans le manuscrit de
Neuchâtel
(Œuvres
complètes, I, Les Confessions. Autres
textes autobiographiques,
Gallimard, Pléiade,
1959, p. 1148-1155).
[1 –
Révolution psychologique]
J’ai remarqué souvent que, même
parmi ceux qui se
piquent le plus de connaître les hommes, chacun ne connaît
guère que soi, s’il
est vrai même que quelqu’un se connaisse ; car comment bien
déterminer un
être par les seuls rapports qui sont en lui-même, et sans
le comparer avec rien ?
Cependant cette connaissance imparfaite qu’on a de soi est le seul
moyen qu’on
emploie à connaître les autres. On se fait la règle
de tout, et voilà
précisément où nous attend la double illusion de
l’amour-propre ; soit en
prêtant faussement à ceux que nous jugeons les motifs qui
nous auraient fait
agir comme eux à leur place ; soit dans cette supposition
même, en nous
abusant sur nos propres motifs, faute de savoir nous transporter assez
dans une
autre situation que celle où nous sommes.
J’ai fait ces observations surtout par
rapport à moi,
non dans les jugements que j’ai portés des autres,
m’étant senti bientôt une
espèce d’être à part, mais dans ceux que les autres
ont portés de moi ;
jugements presque toujours faux dans les raisons qu’ils rendaient de ma
conduite, et d’autant plus faux pour l’ordinaire, que ceux qui les
portaient
avaient plus d’esprit. Plus leur règle était
étendue, plus la fausse
application qu’ils en faisaient les écartait de l’objet.
Sur ces remarques j’ai résolu de faire
faire à mes
lecteurs un pas de plus dans la connaissance des hommes, en les tirant
s’il est
possible de cette règle unique et fautive de toujours juger du
cœur d’autrui
par le sien ; tandis qu’au contraire il faudrait souvent pour
connaître le
sien même, commencer par lire dans celui d’autrui. Je veux
tâcher que pour
apprendre à s’apprécier, on puisse avoir du moins une
pièce de comparaison ;
que chacun puisse connaître soi et un autre, et cet autre ce sera
moi.
Oui, moi, moi seul, car je ne connais
jusqu’ici nul
autre homme qui ait osé faire ce que je me propose. Des
histoires, des vies,
des portraits, des caractères ! Qu’est-ce que tout
cela ? Des romans
ingénieux bâtis sur quelques actes extérieurs, sur
quelques discours qui s’y
rapportent, sur de subtiles conjectures où l’Auteur cherche bien
plus à briller
lui-même qu’à trouver la vérité. On saisit
les traits saillants d’un caractère,
on les lie par des traits d’invention, et pourvu que le tout fasse une
physionomie, qu’importe qu’elle ressemble ? Nul ne peut juger de
cela.
Pour bien connaître un caractère
il y faudrait
distinguer l’acquis d’avec la nature, voir comment il s’est
formé, quelles
occasions l’ont développé, quel enchaînement
d’affections secrètes l’a rendu
tel, et comment il se modifie, pour produire quelquefois les effets les
plus
contradictoires et les plus inattendus. Ce qui se voit n’est que la
moindre
partie de ce qui est ; c’est l’effet apparent dont la cause
interne est
cachée et souvent très compliquée. Chacun devine
à sa manière et peint à sa
fantaisie ; il n’a pas peur qu’on confronte l’image au
modèle, et comment
nous ferait-on connaître ce modèle intérieur, que
celui qui le peint dans un
autre ne saurait voir, et que celui qui le voit en lui-même ne
veut pas montrer ?
*
[2 –
Révolution sociale]
Il est donc sûr que si je remplis bien
mes engagements
j’aurai fait une chose unique et utile. Et qu’on n’objecte pas que
n’étant
qu’un homme du peuple, je n’ai rien à dire qui mérite
l’attention des lecteurs.
Cela peut être vrai des événements de ma vie :
mais j’écris moins
l’histoire de ces événements en eux-mêmes que celle
de l’état de mon âme, à
mesure qu’ils sont arrivés. Or les âmes ne sont plus ou
moins illustres que
selon qu’elles ont des sentiments plus
ou moins grands et nobles, des idées plus ou moins vives
et nombreuses.
Les faits ne sont ici que des causes occasionnelles. Dans quelque
obscurité que
j’aie pu vivre, si j’ai pensé plus et mieux que les Rois,
l’histoire de mon âme
est plus intéressante que celle des leurs.
Je dis plus. A compter l’expérience et
l’observation
pour quelque chose, je suis à cet égard dans la position
la plus avantageuse où
jamais mortel, peut-être, se soit trouvé, puisque sans
avoir aucun état
moi-même, j’ai connu tous les états ; j’ai
vécu dans tous depuis les plus
bas jusqu’aux plus élevés, excepté le trône.
Les Grands ne connaissent que les
Grands, les petits ne connaissent que les petits. […] Admis chez tous
comme un
homme sans prétentions et sans conséquence, je les
examinais à mon aise ;
quand ils cessaient de se déguiser je pouvais comparer l’homme
à l’homme, et
l’état à l’état. N’étant rien, ne voulant
rien je n’embarrassais et
n’importunais personne ; j’entrais partout sans tenir à
rien, dînant quelquefois
le matin avec les Princes et soupant le soir avec les paysans.
*
[3 –
Révolution littéraire]
Il faudrait pour ce que j’ai à dire
inventer un
langage aussi nouveau que mon projet : car quel ton, quel style
prendre
pour débrouiller ce chaos immense de sentiments si divers, si
contradictoires,
souvent si vils et quelquefois si sublimes dont je fus sans cesse
agité ?
Que de riens, que de misères ne faut-il pas que j’expose, dans
quels détails
révoltants, indécents, puérils et souvent
ridicules ne dois-je pas entrer pour
suivre le fil de mes dispositions secrètes, pour montrer comment
chaque
impression qui a fait trace en mon âme y entra pour la
première fois ?
Tandis que je rougis seulement à penser aux choses qu’il faut
que je dise, je
sais que des hommes durs traiteront encore d’impudence l’humiliation
des plus
pénibles aveux ; mais il faut faire ces aveux ou me
déguiser ; car si
je tais quelque chose on ne me connaîtra sur rien, tant tout se
tient, tant
tout est un dans mon caractère, et tant ce bizarre et singulier
assemblage a
besoin de toutes les circonstances de ma vie pour être bien
dévoilé.
Si je veux faire un
ouvrage écrit avec soin comme les
autres, je ne me peindrai pas, je me farderai. C’est ici de mon
portrait qu’il
s’agit et non pas d’un livre. Je vais travailler pour ainsi dire dans
la
chambre obscure ; il n’y faut point d’autre art que de suivre
exactement
les traits que je vois marqués. Je prends donc mon parti sur le
style comme sur
les choses. Je ne m’attacherai point à le rendre uniforme ;
j’aurai
toujours celui qui me viendra, j’en changerai selon mon humeur sans
scrupule,
je dirai chaque chose comme je la sens, comme je la vois, sans
recherche, sans
gêne, sans m’embarrasser de la bigarrure. En me livrant à
la fois au souvenir
de l’impression reçue et au sentiment présent je peindrai
doublement l’état de
mon âme, savoir au moment où l’événement
m’est arrivé et au moment où je l’ai
décrit ; mon style inégal et naturel, tantôt
rapide et tantôt diffus,
tantôt sage et tantôt fou, tantôt grave et
tantôt gai fera lui-même partie de
mon histoire.
*