Rousseau, Confessions

On trouvera ici quatre textes importants :

  • Les réflexions de Rousseau, au livre IV des Confessions, sur son projet de dire la vérité et le rôle capital du lecteur
  • L'examen de conscience qu'il fit dix ans plus tard, en écrivant les Rêveries, sur la manière dont il avait dit la vérité.

Les textes de Rousseau peuvent trouver leur éclairage en cliquant ici.

Si enfin vous désirez simplement lire le texte des Confessions, vous pouvez le faire tout de suite, tranquillement, sur Internet - du moins pour les quatre premiers livres, en cliquant ici.



Préambule du manuscrit de Neuchâtel

Une premier manuscrit des Confessions, confié par Rousseau à son ami Du Peyrou en 1767, comportait un préambule très développé (qu'il n'a pas gardé dans l'édition définitive) et une première rédaction des livres 1 à 4. Ce manuscrit est actuellement conservé à la Bibliothèque de Neuchâtel, en Suisse.
Le préambule annonce une triple révolution : psychologique (un nouveau modèle de la personnalité et un nouveau type de communication entre les hommes), (valeur exemplaire du vécu de l’homme indépendamment de sa position sociale) et littéraire (nécessité d’inventer pour l’autobiographie un nouveau langage).

Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes. I. Les Confessions. Autres textes autobiographiques, édition publiée sous la direction de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1959, p. 1148-1155. (L'orthographe a été ici modernisée).
Le manuscrit de Neuchâtel a été reproduit en fac-similé en 1973 dans un beau livre publié à Lausanne (Bibliothèque romande) par les soins de Pierre-Paul Clément.


LES CONFESSIONS DE J. J. ROUSSEAU

Contenant le détail des événements de sa vie,
et ses sentiments secrets dans toutes les situations où il s'est trouvé.

 

    J'ai remarqué souvent que, même parmi ceux qui se piquent le plus de connaître les hommes, chacun ne connaît guère que soi, s'il est vrai même que quelqu'un se connaisse ; car comment bien déterminer un être par les seuls rapports qui sont en lui-même, et sans le comparer avec rien ? Cependant cette connaissance imparfaite qu'on a de soi est le seul moyen qu'on emploie à connaître les autres. On se fait la règle de tout, et voilà précisément où nous attend la double illusion de l'amour-propre ; soit en prêtant faussement à ceux que nous jugeons les motifs qui nous auraient fait agir comme eux à leur place ; soit dans cette supposition même, en nous abusant sur nos propres motifs, faute de savoir nous transporter assez dans une autre situation que celle où nous sommes.

    J'ai fait ces observations surtout par rapport à moi, non dans les jugements que j'ai portés des autres, m'étant senti bientôt une espèce d'être à part, mais dans ceux que les autres ont portés de moi ; jugements presque toujours faux dans les raisons qu'ils rendaient de ma conduite, et d'autant plus faux pour l'ordinaire, que ceux qui les portaient avaient plus d'esprit. Plus leur règle était étendue, plus la fausse application qu'ils en faisaient les écartait de l'objet.

    Sur ces remarques j'ai résolu de faire faire à mes lecteurs un pas de plus dans la connaissance des hommes, en les tirant s'il est possible de cette règle unique et fautive de toujours juger du cœur d'autrui par le sien ; tandis qu'au contraire il faudrait souvent pour connaître le sien même, commencer par lire dans celui d'autrui. Je veux tâcher que pour apprendre à s'apprécier, on puisse avoir du moins une pièce de comparaison ; que chacun puisse connaître soi et un autre, et cet autre ce sera moi.

    Oui, moi, moi seul, car je ne connais jusqu'ici nul autre homme qui ait osé faire ce que je me propose. Des histoires, des vies, des portraits, des caractères ! Qu'est-ce que tout cela ? Des romans ingénieux bâtis sur quelques actes extérieurs, sur quelques discours qui s'y rapportent, sur de subtiles conjectures où l'Auteur cherche bien plus à briller lui-même qu'à trouver la vérité. On saisit les traits saillants d'un caractère, on les lie par des traits d'invention, et pourvu que le tout fasse une physionomie, qu'importe qu'elle ressemble ? Nul ne peut juger de cela.

    Pour bien connaître un caractère il y faudrait distinguer l'acquis d'avec la nature, voir comment il s'est formé, quelles occasions l'ont développé, quel enchaînement d'affections secrètes l'a rendu tel, et comment il se modifie, pour produire quelquefois les effets les plus contradictoires et les plus inattendus. Ce qui se voit n'est que la moindre partie de ce qui est ; c'est l'effet apparent dont la cause interne est cachée et souvent très compliquée. Chacun devine à sa manière et peint à sa fantaisie ; il n'a pas peur qu'on confronte l'image au modèle, et comment nous ferait-on connaître ce modèle intérieur, que celui qui le peint dans un autre ne saurait voir, et que celui qui le voit en lui-même ne veut pas montrer ?

     Nul ne peut écrire la vie d'un homme que lui-même. Sa manière d'être intérieure, sa véritable vie n'est connue que de lui ; mais en l'écrivant il la déguise ; sous le nom de sa vie, il fait son apologie ; il se montre comme il veut être vu, mais point du tout comme il est. Les plus sincères sont vrais tout au plus dans ce qu'ils disent, mais ils mentent par leurs réticences, et ce qu'ils taisent change tellement ce qu'ils feignent d'avouer, qu'en ne disant qu'une partie de la vérité ils ne disent rien. Je mets Montaigne à la tête de ces faux sincères qui veulent tromper en disant vrai. Il se montre avec des défauts, mais il ne s'en donne que d'aimables ; il n'y a point d'hommes qui n'en aient d'odieux. Montaigne se peint ressemblant mais de profil. Qui sait si quelque balafre à la joue ou un œil crevé du côté qu'il nous a caché, n'eût pas totalement changé sa physionomie. Un homme plus vain que Montaigne mais plus sincère est Cardan. Malheureusement ce même Cardan est si fou qu'on peut tirer aucune instruction de ses rêveries. D'ailleurs qui voudrait aller pêcher de si rares instructions dans dix tomes in-folio d'extravagances ?

     Il est donc sûr que si je remplis bien mes engagements j'aurai fait une chose unique et utile. Et qu'on n'objecte pas que n'étant qu'un homme du peuple, je n'ai rien à dire qui mérite l'attention des lecteurs. Cela peut être vrai des événements de ma vie : mais j'écris moins l'histoire de ces événements en eux-mêmes que celle de l'état de mon âme, à mesure qu'ils sont arrivés. Or les âmes ne sont plus ou moins illustres que selon qu'elles ont des sentiments plus  ou moins grands et nobles, des idées plus ou moins vives et nombreuses. Les faits ne sont ici que des causes occasionnelles. Dans quelque obscurité que j'aie pu vivre, si j'ai pensé plus et mieux que les Rois, l'histoire de mon âme est plus intéressante que celle des leurs.

     Je dis plus. A compter l'expérience et l'observation pour quelque chose, je suis à cet égard dans la position la plus avantageuse où jamais mortel, peut-être, se soit trouvé, puisque sans avoir aucun état moi-même, j'ai connu tous les états ; j'ai vécu dans tous depuis les plus bas jusqu'aux plus élevés, excepté le trône. Les Grands ne connaissent que les Grands, les petits ne connaissent que les petits. Ceux-ci ne voient les premiers qu'à travers l'admiration de leur rang et n'en sont vus qu'avec un mépris injuste. Dans des rapports trop éloignés, l'être commun aux uns et aux autres, l'homme, leur échappe également. Pour moi, soigneux d'écarter son masque, je l'ai reconnu partout. J'ai pesé, j'ai comparé leurs goûts respectifs, leurs plaisirs, leurs préjugés, leurs maximes. Admis chez tous comme un homme sans prétentions et sans conséquence, je les examinais à mon aise ; quand ils cessaient de se déguiser je pouvais comparer l'homme à l'homme, et l'état à l'état. N'étant rien, ne voulant rien je n'embarrassais et n'importunais personne ; j'entrais partout sans tenir à rien, dînant quelquefois le matin avec les Princes et soupant le soir avec les paysans.

     Si je n'ai pas la célébrité du rang et de la naissance, j'en ai une autre qui est plus à moi et que j'ai mieux achetée ; j'ai la célébrité des malheurs. Le bruit des miens a rempli l'Europe ; les sages s'en sont étonnés, les bons s'en sont affligés : tous ont enfin compris que j'avais mieux connu qu'eux ce siècle savant et philosophe : j'avais vu que le fanatisme qu'ils croyaient anéanti n'était que déguisé ; je l'avais dit avant qu'il jetât le masque , je ne m'attendais pas que ce serait moi qui le lui ferais jeter. L'histoire de ces événements, digne de la plume de Tacite doit avoir quelque intérêt sous la mienne. Les faits sont publics, et chacun peut les connaître ; mais il s'agit d'en trouver les causes secrètes. Naturellement personne n'a dû les voir mieux que moi ; les montrer c'est écrire l'histoire de ma vie.

     Les événements en ont été si variés, j'ai senti des passions si vives, j'ai vu tant d'espèces d'hommes, j'ai passé par tant de sortes d'états, que dans l'espace de cinquante ans j'ai pu vivre plusieurs siècles si j'ai su profiter de moi. J'ai donc et dans le nombre des faits et dans leur espèce tout ce qu'il faut pour rendre mes narrations intéressantes. Peut-être malgré cela ne le seront-elles pas, mais ce ne sera point la faute du sujet, ce sera celle de l'Écrivain. Dans la vie en elle-même la plus brillante, le même défaut pourrait se trouver.

     Que si mon entreprise est singulière la position qui me la fait faire ne l'est pas moins. Parmi mes contemporains il est peu d'hommes dont le nom soit plus connu dans l'Europe et dont l'individu soit plus ignoré. Mes livres couraient les villes tandis que leur Auteur ne courait que les forêts. Tout me lisait, tout me critiquait, tout parlait de moi, mais dans mon absence ; j'étais aussi loin des discours que des hommes ; je ne savais rien de ce qu'on disait. Chacun me figurait à sa fantaisie, sans craindre que l'original vint le démentir. Il y avait un Rousseau dans le grand monde, et un autre dans la retraite qui ne lui ressemblait en rien.

     Ce n'est pas qu'à tout prendre j'aie à me plaindre des discours publics sur mon compte  ; s'ils m'ont quelquefois déchiré sans ménagement, souvent ils m'ont honoré de même. Cela dépendait des diverses dispositions où le public était sur mon compte, et selon ses préventions favorables ou contraires, il ne gardait pas plus de mesure dans le bien que dans le mal. Tant qu'on ne m'a jugé que par mes livres, selon l'intérêt et le goût des lecteurs, on n'a fait de moi qu'un être imaginaire et fantastique, qui changeait de face à chaque écrit que je publiais. Mais quand une fois j'ai eu des ennemis personnels, ils se sont formés des systèmes selon leurs vues, sur lesquels ils ont de concert établi ma réputation qu'ils ne pouvaient tout à fait détruire. Pour ne point paraître faire un rôle odieux, ils ne m'accusaient pas de mauvaises actions vraies ou fausses, ou s'ils m'en accusaient, c'était en les imputant à ma mauvaise tête, de façon toutefois qu'on crût qu'à force de bonhomie ils prenaient le change, et qu'on fît honneur à leur cœur aux dépens du mien. Mais en feignant d'excuser mes fautes ils chargaient sur mes sentiments, et paraissant me voir dans un jour favorable, ils savaient m'exposer dans un jour bien différent.

     Un ton si adroit devint commode à prendre. De l'air le plus débonnaire on me noircissait avec bonté ; par effusion d'amitié l'on me rendait haïssable, en me plaignant on me déchirait. C'est ainsi qu'épargné dans les faits je fus cruellement traité dans le caractère, et qu'on parvint à me rendre odieux en me louant. Rien n'était plus différent de moi que cette peinture : je n'étais pas meilleur si l'on veut, mais j'étais autre. On ne me rendait justice ni dans le bien ni dans le mal : en m'accordant des vertus que je n'avais pas on me faisait un méchant, et au contraire avec des vices qui n'étaient connus de personne je me sentais bon. A être mieux jugé j'aurais pu perdre parmi le vulgaire, mais j'aurais gagné parmi les sages, et je n'aspirai jamais qu'aux suffrages de ces derniers.

     Voilà non seulement les motifs qui m'ont fait faire cette entreprise, mais les garants de ma fidélité à l'exécuter. Puisque mon nom doit durer parmi les hommes, je ne veux point qu'il y porte une réputation mensongère ; je ne veux point qu'on me donne des vertus ou des vices que je n'avais pas, ni qu'on me peigne sous des traits qui ne furent pas les miens. Si j'ai quelque plaisir à penser que je vivrai dans la postérité, c'est par des choses qui me tiennent de plus près que les lettres de mon nom ; j'aime mieux qu'on me connaisse avec tous mes défauts et que ce soit moi-même, qu'avec des qualités controuvées, sous un personnage qui m'est étranger.

     Peu d'hommes ont fait pis que je n'ai fait, et jamais homme n'a dit de lui-même ce que j'ai à dire de moi. Il n'y a point de vice de caractère dont l'aveu ne soit plus facile à faire que celui d'une action noire ou basse, et l'on peut être assuré que celui qui ose avouer de telles actions avouera tout. Voilà la dure mais sûre preuve de ma sincérité. Je serai vrai ; je le serai sans réserve ; je dirai tout ; le bien, le mal, tout enfin. Je remplirai rigoureusement mon titre, et jamais la dévote la plus craintive ne fit un meilleur examen de conscience que celui auquel je me prépare ; jamais elle ne déploya plus scrupuleusement à son confesseur tous les replis de son âme que je vais déployer tous ceux de la mienne au public. Qu'on commence seulement à me lire sur ma parole ; on n'ira pas loin sans voir que je veux la tenir.

     Il faudrait pour ce que j'ai à dire inventer un langage aussi nouveau que mon projet : car quel ton, quel style prendre pour débrouiller ce chaos immense de sentiments si divers, si contradictoires, souvent si vils et quelquefois si sublimes dont je fus sans cesse agité ? Que de riens, que de misères ne faut-il pas que j'expose, dans quels détails révoltants, indécents, puérils et souvent ridicules ne dois-je pas entrer pour suivre le fil de mes dispositions secrètes, pour montrer comment chaque impression qui a fait trace en mon âme y entra pour la première fois ? Tandis que je rougis seulement à penser aux choses qu'il faut que je dise, je sais que des hommes durs traiteront encore d'impudence l'humiliation des plus pénibles aveux ; mais il faut faire ces aveux ou me déguiser ; car si je tais quelque chose on ne me connaîtra sur rien, tant tout se tient, tant tout est un dans mon caractère, et tant ce bizarre et singulier assemblage a besoin de toutes les circonstances de ma vie pour être bien dévoilé.

     Si je veux faire un ouvrage écrit avec soin comme les autres, je ne me peindrai pas, je me farderai. C'est ici de mon portrait qu'il s'agit et non pas d'un livre. Je vais travailler pour ainsi dire dans la chambre obscure ; il n'y faut point d'autre art que de suivre exactement les traits que je vois marqués. Je prends donc mon parti sur le style comme sur les choses. Je ne m'attacherai point à le rendre uniforme ; j'aurai toujours celui qui me viendra, j'en changerai selon mon humeur sans scrupule, je dirai chaque chose comme je la sens, comme je la vois, sans recherche, sans gêne, sans m'embarrasser de la bigarrure. En me livrant à la fois au souvenir de l'impression reçue et au sentiment présent je peindrai doublement l'état de mon âme, savoir au moment où l'événement m'est arrivé et au moment où je l'ai décrit ; mon style inégal et naturel, tantôt rapide et tantôt diffus, tantôt sage et tantôt fou, tantôt grave et tantôt gai fera lui-même partie de mon histoire. Enfin quoi qu'il en soit de la manière dont cet ouvrage peut être écrit, ce sera toujours par son objet un livre précieux pour les philosophes : c'est je le répète, une pièce de comparaison pour l'étude du cœur humain, et c'est la seule qui existe.

     Voilà ce que j'avais à dire sur l'esprit dans lequel j'écris sur ma vie, sur celui dans lequel on la doit lire, et sur l'usage qu'on en peut tirer. Les liaisons que j'ai eues avec plusieurs personnes me forcent d'en parler aussi librement que de moi. Je ne puis me bien faire connaître que je ne les fasse connaître aussi, et l'on ne doit pas s'attendre que dissimulant dans cette occasion ce qui ne peut être tu sans nuire aux vérités que je dois dire, j'aurai pour d'autres des ménagements que je n'ai pas pour moi-même. Je serais pourtant bien fâché de compromettre qui que ce fût et la résolution que j'ai prise de ne point laisser paraître de mon vivant ces mémoires est un effet des égards que je veux avoir pour mes ennemis en tout ce qui n'intéresse pas l'exécution de mon dessein. Je prendrai même les mesures les plus certaines pour que cet écrit ne soit publié que quand les faits qu'il contient seront par trait de temps devenus indifférents à tout le monde, et je ne le déposerai qu'en des mains assez sûres pour qu'il n'en soit jamais fait aucun usage indiscret. Pour moi je serais peu puni qu'il parût de mon vivant même, et je ne regretterais guère l'estime de quiconque pourrait me mépriser après m'avoir lu. J'y dis de moi des choses très odieuses et dont j'aurais horreur de vouloir m'excuser ; mais aussi c'est l'histoire la plus secrète de mon âme, ce sont mes confessions à toute rigueur. Il est juste que ma réputation expie le mal que le désir de la conserver m'a fait faire. Je m'attends aux discours publics, à la sévérité des jugements prononcés tout haut, et je m'y soumets. Mais que chaque lecteur m'imite, qu'il rentre en lui-même comme j'ai fait, et qu'au fond de sa conscience il se dise, s'il l'ose : je suis meilleur que ne fut cet homme-là.