Stendhal

Vie de Henry Brulard, chapitre 1 (extraits)


La Vie de Henry Brulard fut écrite du 23 novembre 1835 au 17 mars 1836, sans idée ou intention de publication du vivant de l'auteur, et selon une méthode, ou une allure, très libre, dont les extraits ci-dessous donneront une idée. Le premier chapitre (le manuscrit, abandonné en mars 1836, en comporte 45) tient lieu de préambule. Stendhal s'y représente, au matin du 16 octobre 1832, rêvant devant le panorama de Rome vu du haut du Janicule, et rêvant aussi, la cinquantaine approchant, au panorama de sa vie...
Mais ce n'était pas son premier essai d'écriture autobiographique...
Vous pouvez consulter sur Internet les manuscrits de cette oeuvre, voir les dessins de Stendhal...


Je me suis assis sur les marches de San Pietro et là j’ai rêvé une heure ou deux à cette idée : Je vais avoir cinquante ans, il serait bien temps de me connaître. Qu’ai-je été, que suis-je, en vérité je serais bien embarrassé de le dire.

Je passe pour un homme de beaucoup d’esprit et fort insensible, roué même, et je vois que j’ai été constamment occupé par des amours malheureuses. J’ai aimé éperdument Madame Kubly, Mlle de Griesheim, Mme de Dipholtz, Métilde, et je ne les ai point eues, et plusieurs de ces amours ont duré trois ou quatre ans. Métilde a occupé absolument ma vie de 1818 à 1824. Et je ne suis pas encore guéri, ai-je ajouté, après avoir rêvé à elle seule pendant un gros quart d’heure peut-être. M’aimait-elle ?

J’étais attendri et point en extase. Et Menti dans quel chagrin ne m’a-t-elle pas plongé quand elle m’a quitté ? Là j’ai eu un frisson en pensant au 15 septembre 1826 à Saint-Omer, à mon retour d’Angleterre. Quelle année ai-je passée du 15 septembre 1826 au 15 septembre 1827 ! Le jour de ce redoutable anniversaire j’étais à l’île d’Ischia ; et je remarquai un mieux sensible, au lieu de songer à mon malheur directement, comme quelques mois auparavant, je ne songeais plus qu’au souvenir de l’état malheureux où j’étais plongé en octobre 1826 par exemple. Cette observation me consola beaucoup.

Qu’ai-je donc été ? Je ne le saurais. À quel ami, quelque éclairé qu’il soit, puis-je le demander ? M. di Fiori lui-même ne pourrait me donner d’avis. À quel ami ai-je jamais dit un mot de mes chagrins d’amour ?

Et ce qu’il y a de singulier et de bien malheureux, me disais-je ce matin, c’est que mes victoires (comme je les appelais alors, la tête remplie de choses militaires) ne m’ont pas fait un plaisir qui fût la moitié seulement du profond malheur que me causèrent mes défaites.

La victoire étonnante sur Menti ne m’a pas fait un plaisir comparable à la centième partie de la peine qu’elle m’a faite en me quittant pour M. de Rospiec.

Avais-je donc un caractère triste ?

... Et là, comme je ne savais que dire, je me suis mis sans y songer à admirer de nouveau l’aspect sublime des ruines de Rome et de sa grandeur moderne ; le Colisée vis-à-vis de moi et sous mes pieds le palais Farnèse avec sa belle galerie de Charles Maderne ouverte en arceaux, le palais Corsini sous mes pieds.

Ai-je été un homme d’esprit ? Ai-je eu du talent pour quelque chose ? M. Daru disait que j’étais ignorant comme une carpe, oui mais c’est Besançon qui m’a rapporté cela et la gaieté de mon caractère rendait fort jalouse la morosité de cet ancien secrétaire général de Besançon. Mais ai-je eu le caractère gai ?

Enfin je ne suis descendu du Janicule que lorsque la légère brume du soir est venue m’avertir que bientôt je serais saisi par le froid subit et fort désagréable et malsain qui en ce pays suit immédiatement le coucher du soleil. Je me suis hâté de rentrer au Palazzo Conti (Piazza Minerva), j’étais harassé. J’étais en pantalon de... blanc anglais, j’ai écrit sur la ceinture en dedans : 16 octobre 1832, je vais avoir la cinquantaine, ainsi abrégé pour n’être pas compris : J. vaisa voirla 5.

Le soir en rentrant assez ennuyé de la soirée de l’ambassadeur je me suis dit : je devrais écrire ma vie, je saurai peut-être enfin, quand cela sera fini dans deux ou trois ans, ce que j’ai été, gai ou triste, homme d’esprit ou sot, homme de courage ou peureux, et enfin au total heureux ou malheureux, je pourrai faire lire ce manuscrit à di Fiori.

Cette idée me sourit. Oui, mais cette effroyable quantité de Je et de Moi ! Il y a de quoi donner de l’humeur au lecteur le plus bénévole. Je et Moi, ce serait, au talent près, comme M. de Chateaubriand, ce roi des égotistes.

De je mis avec moi tu fais la récidive...

Je me dis ce vers à chaque fois que je lis une de ses pages.

On pourrait écrire, il est vrai, en se servant de la troisième personne, il fit, il dit. Oui, mais comment rendre compte des mouvements intérieurs de l’âme ? c’est là-dessus surtout que j’aimerais consulter di Fiori.

[…]

Voici le raisonnement qui m’a rassuré à l’égard de ces Mémoires. Supposons que je continue ce manuscrit et qu’une fois écrit je ne le brûle pas ; je le léguerai non à un ami qui pourrait devenir dévot ou vendu à un parti comme ce jean-sucre de Thomas Moore, je le léguerai à un libraire, par exemple à M. Levavasseur (place Vendôme, Paris).

Voilà donc un libraire qui après moi reçoit un gros volume relié de cette détestable écriture. Il en fera copier quelque peu, et lira : si la chose lui semble ennuyeuse, si personne ne parle plus de M. de Stendhal, il laissera là le fatras qui sera peut-être retrouvé deux cents ans plus tard comme les Mémoires de Benvenuto Cellini.

S’il imprime et que la chose semble ennuyeuse, on en parlera au bout de trente ans comme aujourd’hui l’on parle du poème de la Navigation de cet espion d’Esménard dont il était si souvent question aux déjeuners de M. Daru en 1802. Et encore cet espion était, ce me semble, censeur ou directeur de tous les journaux qui le poffaient (de to puff) à outrance toutes les semaines. C’était le Salvandy de ce temps-là, encore plus impudent, s’il se peut, mais avec bien plus d’idées.

Mes Confessions n’existeront donc plus trente ans après avoir été imprimées, si les Je et les Moi assomment trop les lecteurs ; et toutefois j’aurai eu le plaisir de les écrire, et de faire à fond mon examen de conscience. De plus, s'il y a succès, je cours la chance d'être lu en 1900 par les âmes que j'aime, les Madame Roland, les Mélanie Guilbert, les...

[…]

N'étant bon à rien, pas même à écrire des lettres officielles pour mon métier, j'ai fait allumer du feu, et j'écris ceci, sans mentir j'espère, sans me faire illusion, avec plaisir comme une lettre à un ami. Quelles seront les idées de cet ami en 1880 ? Combien différentes des nôtres ! Aujourd'hui c'est une énorme imprudence, une énormité pour les trois quarts de mes connaissances que ces deux idées : le plus fripon des Kings et Tartare hypocrite appliqués à deux noms que je n'ose écrire ; en 1880 ces jugements seront des truisms que même les Kératry de l'époque n'oseront plus répéter. Ceci est nouveau pour moi ; parler à des gens dont on ignore absolument la tournure d'esprit, le genre d'éducation, les préjugés, la religion ! Quel encouragement à être vrai, et simplement vrai, il n'y a que cela qui tienne. Benvenuto a été vrai et on le suit avec plaisir, comme s'il était écrit d'hier, tandis qu'on saute les feuillets de ce jésuite de Marmontel qui pourtant prend toutes les précautions possibles pour ne pas déplaire, en véritable Académicien. J'ai refusé d'acheter ses mémoires à Livourne, à vingt sous le volume, moi qui adore ce genre d'écrits.

Vie de Henry Brulard, Folio, 1973, p. 28-30 et 31-33.