Témoignage

Ce texte m'avait été demandé par Lecture jeune pour un numéro intitulé “ Regards sur l'autobiographie et le témoignage ” (1997, n° 84). Plutôt que de résumer une fois de plus les enquêtes sur le journal intime des adolescents (celles du ministère de la culture et les miennes), j'ai préféré donner mon témoignage.


 Tenir un journal... Entre 15 et 20 ans, on trouve une fille sur trois qui a déjà tenu un journal, et un garçon sur quarante, selon les enquêtes du ministère de la Culture. J'étais donc un garçon atypique, puisqu'à 15 ans j'ai commencé un journal - qui a duré une dizaine d'années. J'ai maintenant 59 ans, je suis devenu professeur, chercheur, et j'ai fait de mon côté des enquêtes sur la pratique du journal, que je viens de résumer dans un long article (« Tenir un journal », Poétique, n° 111, septembre 1997). Lecture jeunesse me demande d'apporter pour ce numéro « des éléments de réflexion sur les réalités de l'écriture adolescente ». Ces éléments seront de l'ordre du témoignage. Au lecteur d'y réfléchir. Les dix années de mon journal d'adolescence et de jeunesse sont dans un carton, classées par années scolaires. Je viens de les ressortir. Peut-être qu'en 1953, et en 1997, un adolescent ce n'est pas la même chose. Mais peut-être que si. Je plonge. Ce qui frappe, c'est une incroyable solitude. J'appartiens à une famille bourgeoise, unie, harmonieuse. Fils d'intellectuel, futur intellectuel moi-même. J'ai trois frère et sœurs. Autant que je sache, je suis le seul des quatre à avoir tenu un journal. Autant que je sache, aucun d'eux ne s'est douté que je tenais un journal, ni sans doute mes parents. Je n'en ai parlé à personne. Il faut être arrivé à l'autre bout de la vie, être devenu un spécialiste de la question, pour oser un mot timide, quelques citations. J'ai dit : « Je plonge ». C'est la bonne image. Mon journal est au-dessous de la surface de l'eau. Un journal, c'est un caisson étanche. Comme ceux qu'on ménage dans une rivière pour construire les piles d'un pont. Un espace soustrait aux pressions ambiantes. L'eau contourne les parois, je suis dedans, je construis tranquillement (est-ce le mot...) les piliers de ma personnalité. Mais c'est drôle comme la voix résonne dans ce caisson. Je ne me gêne pas, je parle trop fort, comme les sourds. Quand je me relis - maintenant, mais déjà à l'époque - je me trouve un peu ridicule, emphatique, ou parfois cynique. C'est que je dis tout, ou presque, sans l'avoir raboté, feutré, amadoué. J'ai parfois la voix qui mue. Ça fait des tyroliennes, entre l'enfantin et le grave. En fait c'est parce que je suis seul. J'ai besoin de ça. Comment ai-je commencé ? Octobre 1953, j'ai quinze ans. Je reviens au lycée Henri IV en 1ère, et je ne supporte pas. Il y a un an et demi que j'ai quitté le lycée. En avril 1952, j'avais rencontré le bacille de Koch. On m'a envoyé dans un préventorium à Chamonix. J'y ai appris brutalement l'horreur des internats de garçons. La saleté et la violence. Souillé moralement, battu parfois, je me suis réfugié dans la poésie, consolé en alexandrins. J'écrivais depuis toujours, c'est-à-dire depuis l'âge de dix ans. Mais en vers, uniquement. Jamais de prose, sauf les devoirs de classe et les lettres à mes parents. Octobre 1953, j'étouffe en revenant au lycée après un an et demi d'absence. J'ai appris à être seul. C'est parfois terrible, mais j'aime ça. Je prends une feuille de copie, je la coupe en deux, et je me mets à gémir - en prose - sur ma liberté perdue. J'appelle cela Bulletin de santé de mon âme. Les premiers temps, je mets des formules latines au début de ces lettres à moi-même, comme si j'étais Cicéron s'envoyant du courrier : Philippus animo suo s. d. ( = salutem dat). Comme tant d'autres adolescents je réinvente en bricolant les gestes du journal. Assez vite j'abandonnerai ces débuts emphatiques pour me contenter de la date. Mais je garderai mes chères copies pliées en deux et coupées. Les années suivantes, j'ai un peu tâté du cahier, ça ne m'a pas plu. Je préfère mes feuilles. J'en ai aussi de couleur, un peu plus grandes, que je prends dans le bureau de mon père. Jamais d'illustration ni de document. Une feuille nouvelle pour chaque entrée. Parfois, un an, deux après, des commentaires de relecture rajoutés. Les feuilles s'accumulent dans des petites chemises classées par année scolaire. J'aime voir le tas grossir. Voici donc les trois premiers paquets, jusqu'en octobre 1956 (18 ans). Que s'est-il passé pendant ces trois ans ? Maintenant j'entre en khâgne, toujours à Henri IV. J'ai horreur à l'idée d'être prof, mais que faire d'autre ? - et c'est le métier le plus proche de l'écriture. Surtout, en 1953 je croyais en Dieu, et maintenant je n'y crois plus. Ça a été une crise terrible, des angoisses épouvantables, un an d'agonie. Je suis trop sérieux, j'avais tout cru. Mes frère et sœurs ont laissé tomber sans problème une religion de convention. Nous n'en avons jamais parlé, eux et moi, jusqu'à récemment. A l'époque, j'avais mes feuilles. Heureusement. Je ne pouvais pas m'en passer. « Trois jours sans écrire dans mon journal. Cela me pèse tant. Comme si on m'empêchait de marcher en me ligotant les jambes » (12 octobre 1955). C'était mon trésor. Sur sa valeur il m'arrivait d'avoir des doutes, mais toujours je les surmontais. «Et si tout cela était de la blague ? Je viens de regarder cette montagne de papiers couverts de mon écriture qui s'amoncellent dans mon tiroir. J'ai eu le sentiment d'être un enfant, un pauvre enfant. J'ai eu l'impression que je prenais au sérieux ce journal exactement comme jadis mes poésies. Je me croyais poète, je me crois écrivain... Et tout cela n'est que rêves boursouflés d'enfant, chimères, puérilités... Une preuve de naïveté. - Cependant je me suis vite consolé. Même si ce journal est absurde et puéril, il a une valeur, une très grande valeur. Documentaire, d'abord : très intéressant de voir le journal d'un adolescent au jour le jour, avec ses pensées. Sentimental, ensuite : mon passé est fixé dans sa « subjectivité » autant qu'il pouvait l'être. J'ai préservé de l'anéantissement des milliards de souvenirs » (23 mai 1955). Un an plus tard, me voici relisant l'année où j'ai perdu la foi : « J'ai le sentiment, en regardant mon journal de l'année dernière, d'avoir vécu une épopée. De l'avoir vécue à mon insu, sincèrement, comme je vis maintenant. C'est l'épopée de mon esprit se formant. C'est l'épopée de l'esprit humain, mais vécue par un type médiocre et fort enclin à admirer tout ce qui sort de lui ». La valeur de mon journal me semble tenir au fait qu'il n'est pas une chronique factuelle : « J'ai peut-être plus écrit le journal de mon esprit que celui de ma vie » (16 mai 1956). Et je pense souvent à l'adulte que je deviendrai, qui m'écoutera plus tard, qui comprendra mieux que moi ce que je vis, et que j'aiderai, de mon côté, à mieux savoir qui il est. Je crie ma douleur « à tous les Philippe de l'avenir. Je m'envoie un message à travers les temps futurs ». Je suis en train de lire Proust, et je vis dans l'anticipation de mes rétrospections... « La vie est là, devant moi : je ne l'aime pas. Je l'enregistre, je la vis par acquit de conscience et par ce calcul que cela me servira peut-être plus tard » (15 décembre 1954). J'ai envie d'écrire, mais déjà je me sais incapable d'inventer quoi que ce soit. « Au fond, ce que j'aimerais, plus tard, c'est être écrivain. Ecrivain pour me raconter. Peut-être que ce que j'écris dans ce journal pourra me servir » (19 février 1955). Peut-on vraiment se connaître ? Au début du journal, je suis naïvement persuadé que oui. « Je me suis aperçu que j'étais composé de deux personnes. La vraie, celle qui pense et qui écrit en ce moment, et puis l'autre, que les autres connaissent comme étant moi. C'est celui qui contredit, qui ergote, qui fait l'imbécile... C'est celui-là que les autres connaissent. Mon vrai moi, ils ne le connaissent pas » (6 décembre 1954). Mais rapidement j'en arrive à l'idée inverse : « Ce journal donne peut-être une fausse idée de ma personnalité. Il est pour moi le refuge contre la vie sociale et les autres. Il est le temple où je m'adore, mon confident muet... Ni mon masque, ni mon journal ne donnent une vraie image de moi. Ma vraie personnalité, je suis le dernier à pouvoir la comprendre » (1er août 1955). Je découvre l'idée d'inconscient, et, à force de relire mon journal, je commence à voir dans mon journal même une sorte de comédie complaisante. J'avoue, oui, que je relis aujourd'hui avec une certaine admiration ce que j'ai écrit le 13 avril 1956, et que je vais citer in extenso. N'y voyez pas une condamnation du journal comme mensonge : c'est le contraire. L'illusion intérieure, qui est chez tout le monde, mon journal, en la manifestant à mes yeux, m'a justement donné la possibilité de lui échapper un peu  : « Je mens dès que j'ai une plume à la main. Quand je parle avec un autre être pensant, quelque chose m'empêche de divaguer : c'est qu'il m'écoute, me juge, me contredit. Dès que je me retrouve seul, le monde s'allonge, s'étire en tout sens d'une manière bizarre. Les liens logiques, la distinction entre l'important et le futile, le vrai et le faux, s'estompent. Je me noie dans le rêve de mon existence. Ce que j'écris dans mon journal est toujours plus ou moins faux ou faussé. Je compose de moi une image truquée qui montre plus l'idée que je me fais de moi que ce que je suis vraiment. Mon romanesque personnel, ma sensibilité, tendent à me déformer à mes yeux à mon insu. - Souvent même, à moitié volontairement, je déforme la réalité, je brode, j'invente, pour réaliser un rêve. Et si je ne suis pas convaincu sur le moment, le temps qui efface en moi le souvenir donne de plus en plus de réalité à cette fiction ». Mon journal, que je relis souvent, où j'essaie toutes mes pensées, est donc le lieu d'un travail incessant sur moi. D'année en année il perd en romanesque et gagne en lucidité. Il nourrit en même temps mon rapport avec le monde extérieur. Je n'aime pas le lycée. Tout ce qui est scolaire me semble poussiéreux et artificiel. La vérité commence dès qu'on sort du lycée. Mais au fond, les problèmes littéraires, moraux ou métaphysiques qu'on y traite sont ceux mêmes qui me tracassent. Alors parfois je puise dans mon fonds, et, miracle, j'ai des bonnes notes, et surtout des compliments. Le journal est un atelier de réflexion. Est-ce un atelier d'écriture ? A la longue, oui. Mais sur le champ, non. Quand je prends une feuille, j'écris direct, sans soin. J'écris trois mots pour un, je ne reviens jamais en arrière, je ne reste pas la plume en l'air, j'y vais franco et je suis souvent vaseux, dilué et ressassant. Mes devoirs de classe sont mieux écrits, plus sobres, plus conventionnels aussi. A force de me relire, je suis consterné de ma nullité, et je prends conscience de la nécessité d'un effort. « J'écris cochonnément. Je sens que je devrais reprendre cela une seconde fois, le travailler. Mais j'ai toujours détesté ce genre d'exercice : par paresse, d'abord, et par l'idée que le premier jet est le bon, le vrai, le seul « génial » (!). J'ai tellement d'admiration pour ce que j'écris qu'y toucher (serait-ce pour l'améliorer) me semble sacrilège. L'idée aussi que ce serait artificiel. Mais si jamais je veux « écrire », je devrai me soumettre à une discipline quelconque » (2 novembre 1956). Il est temps que j'achève en le nuançant ce petit bilan trop flatteur. Je pense mieux, peut-être vais-je écrire mieux, mais suis-je moins seul ? Le journal m'a-t-il aidé, ou m'a-t-il au contraire enfoncé dans la solitude ? Je lis beaucoup, j'écris beaucoup, et je ne parle à personne. Ni de Dieu, quand il s'est évanoui. Ni de la sexualité, quand elle m'assiège. Ni de l'amour, que je devine. A qui parlerais-je ? Voici une petite scène déchirante qui résume tout. Si aimée-aimante soit-elle, la mère ne peut plus être l'interlocutrice. « Maman m'a toujours aimé. A midi elle a recousu un bouton au col de ma chemise, sur moi, et quand elle a eu fini, elle a passé la main dans mes cheveux et m'a dit : « Mon grand garçon ! ». Dehors les oiseaux chantaient, renouvelaient les printemps de jadis. Mais ma gorge serrée ne voulait rien dire de ce qu'il fallait que je dise. A ces mots j'ai ressenti un grand vide dans mon cœur. J'ai éprouvé l'impuissance de l'amour même ». (24 avril 1956). Je n'ai pas d'ami, j'ai essayé, je n'y arrive pas. J'ai mon journal. Il m'écoute bien, mais sera-t-il capable de me guider ? C'est peut-être trop lui demander. S'il m'avait moins bien écouté, peut-être aurais-je cherché des oreilles extérieures et trouvé, grâce à elle, une aide plus réelle ? - Il est vrai que dans les années qui ont suivi, il a été le témoin attentif, mais passif, de mes déroutes. Faudra-t-il l'accuser de « non-assistance à personne en danger » ? - Je referme mon carton en plaidant la relaxe. Il a été un bon et fidèle compagnon. Il n'a jamais rien promis qu'il n'ait tenu. Et les oreilles extérieures que j'ai pu trouver ensuite m'ont-elles vraiment aidé ? Grâce à lui, aujourd'hui, je puis comprendre ma vie en opposant aux fictions de la mémoire un irréfutable témoignage. J'ai une vraie gratitude à tous les Philippe du passé d'avoir semé ces petits cailloux pour que je puisse, avant de mourir, retrouver ma trace.