Transcrire

 (Degrés, n° 136-137, 2008-2009)


               J’aime transcrire.

Entre copier et traduire, transcrire.

Traduire, c’est faire passer un texte d’une langue à une autre.

Copier, c’est reproduire à l’identique (je prends « copie » au sens traditionnel).

Transcrire, c’est faire passer un texte d’une écriture à une autre.

La copie n’implique aucun changement de texte, ni d’écriture, ni de destinataire. La photocopie moderne, mécanique, et la numérisation en mode image en sont les formes les plus pures. La copie antique ou médiévale impliquait une opération humaine, c’était donc une forme impure, au bord de la transcription, l’intervention du copieur pouvait laisser des traces, mais c’étaient des défauts.

Transcrire peut correspondre à deux opérations opposées : j’identifie d’abord ces deux pôles, que j’appellerai régressif ou progressif.

La transcription régressive, c’est celle qui se donne pour finalité la reconstruction de l’acte d’écriture. Elle est objective, scientifique : son but est la copie. Elle va chercher à faire passer d’un système d’écriture (en général manuscrite) à un autre (en général imprimé) un texte en en gardant toutes les particularités (celles de la langue, orthographe, syntaxe, ponctuation, et les signes du travail : biffures, ajouts, etc., et la disposition spatiale du texte, la répartition en lignes). C’est celle qu’on pratique pour les études génétiques ou pour les éditions scientifiques de textes. Fidèle au système de départ, elle est une trahison du système d’arrivée. Elle remplit d’admiration le profane et décourage la lecture.

La transcription progressive, c’est celle qui se donne pour finalité la lecture du texte. Elle est subjective, négociatrice : son but est la transmission. Elle va chercher à faire passer le texte du manuscrit à l’imprimé en l’adaptant aux règles de l’imprimé : correction de la langue, effacement des signes du travail. La logique est celle de la traduction, mais sans changement de langue : on doit préparer le texte à de nouveaux récepteurs. Selon le degré d’achèvement du texte, c’est une sorte d’acte de collaboration. Infidèle au système de départ, elle respecte le système d’arrivée.

Je prendrai pour exemple ce que je connais par la pratique : la transcription des correspondances et journaux personnels. L’opération consiste à les faire passer du manuscrit à l’imprimé, et à les faire changer de destinataire. On se comportera de manière différente selon qu’on vise une édition scientifique, ou une édition publique.

Mais ces deux types de comportements ne sont pas incompatibles, ils peuvent d’ailleurs, ils doivent même, s’articuler dans le temps. Pour réaliser une édition publique, il est mieux d’avoir d’abord établi une édition scientifique, et de ne pas travailler directement à partir du manuscrit. Le socle d’une transcription scientifique, outre qu’il permet un contrôle, laisse la voie ouverte à des transcriptions « publiques » différentes. Dans mon édition du journal de Lucile Desmoulins, j’ai donné deux transcriptions différentes. Dans tous les cas, il faut expliquer au lecteur le système qu’on a choisi, et donner au moins une page de l’original en un fac-similé.

Ces deux types de comportements ont leurs degrés : du côté scientifique, on peut trahir au maximum le système d’arrivée en restant fidèle à toutes les particularités du système de départ (par exemple la répartition en lignes), du côté public, on peut trahir au maximum le système de départ en transformant la transcription en réécriture.

Il est évident que la transcription scientifique est « contre nature », et demande une grande vigilance : la pente naturelle va de l’autre côté.

Par ces remarques j’en arrive à la psychologie et à la morale du transcripteur. Dans quelle mesure se rapprochent-elles de celles du copieur ou du traducteur ?

Je parlerai d’abord de l’imprégnation, commune à tous.

Le temps change d’échelle. La plus rapide des opérations est la copie, la plus longue la traduction. La transcription est entre les deux. Elle a, comme la copie, des difficultés de déchiffrement, elle a, comme la traduction, des difficultés de transposition, donc une série de décisions à prendre à chaque phrase. Certes, ces décisions ont une certaine régularité : il y a donc une phase d’apprentissage, très lente (chaque texte a ses problèmes), puis l’installation à une vitesse de croisière, avec un rythme à trouver entre temps de travail et temps de repos, pour reconstituer ses forces et son attention. Copier, transcrire, traduire, sont épuisants. Mais cette lenteur a un aspect mystique. C’est un exercice spirituel, comme ceux qu’avait inventés Ignace de Loyola : il parlait de « composition de lieu », c’est une « composition de texte ». La lenteur va permettre d’entrer dans la logique secrète du texte, d’en percevoir l’implicite. C’est comme quand on entre dans une pièce obscure ; au début on ne voit rien du tout, au bout d’une demi-heure on discerne des formes. On devient peu à peu capable d’écrire le texte, à force de le lire et de le transposer. On est dans la situation d’un acteur qui, sachant bien son rôle, peut improviser. Cette identification, cette assimilation des mécanismes de production du texte, est enivrante, mais dangereuse. Elle peut mener à des formes de jeux ou d’abus, au pastiche, à l’invention.

Cette lenteur passe presque toujours par l’oralisation. Une sorte d’oralisation muette. Pour me souvenir même de brefs fragments de textes, les prélever en amont dans le texte source et les transporter en aval sur mon papier, je suis obligé de leur donner une forme mentale intermédiaire. Ce que je me répète en écrivant, et qui guide mon écriture, ce n’est pas le texte source, mais la lecture que j’en ai faite. Je me surprends souvent à remuer les lèvres. Cette mémoire « orale » a une très faible capacité : impossible de mémoriser d’un coup dix lignes. C’est de la micro-mémoire. Et comme toute mémoire, elle a tendance à inventer. J’ai beau avoir le texte sous les yeux, j’écris autre chose. Quand je me relis (car on passe son temps à « collationner »), je suis étonné du nombre de micro-distorsions que j’ai introduites : omissions, ajouts, reformulations. Jamais je n’y arrive du premier coup, alors que ça paraît si simple.

Copier, transcrire, traduire ont en commun une autre volupté : je suis délivré de moi-même. Je n’ai pas à redouter le manque d’inspiration : tout est déjà écrit ! Et j’entre dans une sorte de rêve éveillé : je deviens peu à peu quelqu’un d’autre. L’été dernier, j’ai transcrit en entier deux journaux manuscrits de jeunes filles du XIXe siècle, j’étais devant leurs cahiers, à la même place qu’elles devant le papier. J’étais obligé de m’arrêter pour vivre, manger, dormir, faire face à mes obligations sociales, qui m’impatientaient. Je n’avais qu’une hâte : retourner transcrire. Il s’y mêlait du suspense. Je découvrais le texte en le transcrivant. Je n’avais pas anticipé par une lecture cursive, que la graphie rendait souvent difficile. Du coup, comme il s’agissait de journaux, j’étais, en transcrivant, dans la même situation que la diariste : j’ignorais l’avenir. J’avançais pas à pas dans l’inconnu. Et quand le journal s’interrompait définitivement, il ne me restait plus qu’à rêver. Je me sentais abandonné, comme si j’étais le journal lui-même.

Délivré de moi, il ne faut pas que j’encombre les autres de ma présence. Que je copie, transcrive ou traduise, je dois être discret. J’ai horreur, en tant que lecteur, des notes qu’un éditeur ou traducteur se croit autorisé à ajouter au texte original. Je préfère être seul avec l’auteur du texte, même si je ne comprends pas tout. Un texte avec des notes est un texte malade. Les appels de notes sont une éruption de boutons. J’ai l’impression que le texte est à l’hôpital, en réanimation artificielle, avec des tuyaux partout. Ou bien qu’il est en convalescence, qu’il boîte et s’appuie sur des cannes. Laissez le texte, transcrit ou traduit par vous, se débrouiller tout seul. Faites chambre à part. Mettez vos gloses avant, après, ailleurs, mais pas en bas des pages. Évitez de truffer le texte de chiffres. Ce n’est pas toujours possible, je le sais, mais l’idéal est de s’effacer.

 

20 novembre 2007, 25 mai 2008