Tri

    Samedi 24 juillet 1999

    Hier, passé la journée à trier les lettres de jeunesse de mon oncle François, dit Jean Effel (1908-1982), dessinateur de presse, et poète de La Création du monde. Cinq cents lettres en vrac dans un grand sac plastique. Non, ce n’est pas un héritage : je les ai achetées ! Oui, à l’hôtel Drouot ! Huit cents francs, en février dernier ! Des requins assoiffés d’autographes commençaient à faire monter les enchères ! Mon ami Jacques, qui me représentait, les a feintés et j’ai eu mon oncle à prix abordable. Ah ! le patrimoine autobiographique... Allez en salle de ventes, vous verrez ce qu’il devient entre les mains de ces charognards, délicats experts, dépeceurs des familles... Relisez L’Éducation sentimentale, Frédéric à la vente de Mme Arnoux ! La veille et le matin, exposition ; on flaire, on hume, on tripote, on se fait faire des lots, on avise en silence des trésors qu’on aura pour cent sous, c’est le repérage. L’après-midi, la curée. Marchands, experts, curieux, cyniques ou givrés, se battent comme des chiffonniers, certains lots flambent, d’autres mètres cubes sont bradés pour des clopinettes, gaudriole, désordre, lassitude, tout doit disparaître ! Après la vente, vous trouvez une vieille femme en train de fouiner dans votre lot... Comment en suis-je arrivé là ? – Récit. Juillet 1979 : retour d’un colloque à Cerisy, je m’arrête à Vasouy, près d’Honfleur, déjeuner chez mon oncle et ma tante. Ils n’ont pas d’enfants. François, avec qui j’ai déjà fait des entretiens autour de l’histoire de la famille (Calicot), ouvre un tiroir, me montre la masse de ses lettres de jeunesse, propose de me les donner. Et moi, idiot, scrupuleux, délicat, je refuse ! François est mort en octobre 1982. Ma tante hérite de lui. Quand je lui reparlerai de ces lettres, des années plus tard, elle fera la sourde oreille – Dieu ait son âme ! Elle meurt en 1996 dans un accident de la route et on découvre qu’elle laisse un testament en faveur de la Société protectrice des animaux. Les scellés sont mis et la SPA, pleine d’humanité, vendra tout à Drouot sans prévenir la famille. J’ai appris la seconde vente par hasard, et la troisième, celle de février, la veille au soir ! Je vais à l’exposition, un crève-cœur ! Des armoires entières pleines de dessins, ses dossiers de travail, sa bibliothèque, ses objets familiers sous vitrine... Et là, qu’est-ce que je vois par terre, hors vitrine, dans un carton, masse grisâtre – le cœur me bat ! Des vieux papiers, je plonge la main, je la retire : une lettre de mon père !... charmante, drôle, il avait seize ans ! Jusqu’au lendemain après-midi, ce sera la torture. L’idée d’un marchand achetant ce lot, tripotant ma famille, et dégoûté, jetant à la poubelle ! Grâce à Jacques, j’ai eu ces lettres, un lot de dessins, et tous les dossiers de travail de son grand projet fou, balzacien, « L’Écriture universelle ». François est maintenant chez moi. Il n’est pas à moi. Je donnerai « L’Écriture » à un musée. Ces lettres, je vais les lire, toutes. Je ne suis pas moins délicat qu’en 1979, mais mieux avisé. Je suis devenu l’archiviste de la famille. Dans les années 1978-1982, j’ai enregistré et transcrit des dizaines d’heures d’entretiens. J’ai exploré la branche « Lejeune », à cause de mon calicot d’aïeul. À mes parents j’ai fait raconter l’histoire de leur vie. J’entasse, je classe, je range. Je me sens tenu au secret. Me voici donc, hier, devant le sac, plein de curiosité et de crainte, tremblant un peu d’entrer par effraction dans l’intimité de ces vies. Mais c’est aussi une flamme que je vais protéger de mes mains en coupelle, une veilleuse qui ne s’éteindra plus. Mélancolie. Je pense à mes propres papiers. Ne faut-il pas que le passé meure ? Justement, il s’en est fallu d’un rien... Or c’est là une documentation inouïe sur la jeunesse de François. Son biographe Robichon avait dû se fier aux témoignages des proches, aux récits tardifs de François. J’entre, moi, dans la vérité historique. Voici toutes les lettres reçues jusqu’au début de sa carrière de dessinateur (1932) et son mariage (1934). Comment trier ce chaos ? Parfois les lettres ne sont pas datées. Je vais faire des tas par correspondants, puis classer. Au début, je lis chaque lettre, et c’est bouleversant. Ma grand-mère, écrasante, surprotectrice, ivre d’amour, main de fer sous un cœur de velours ; mon grand-père... Vais-je faire des portraits, prendre parti ?... Difficile de s’en empêcher, même si ces lettres sont une conversation surprise entre deux portes, un infime bout du réel, à interpréter... Voici les lettres de mon père, les plus nombreuses après celle de ma grand-mère, et peut-être les plus intimes, les plus tendres. Les deux frères ont vécu en symbiose. Ils avaient leur langage, leurs jeux, leurs codes, leurs fantaisies. Ils ne pouvaient se regarder, ni s’écrire, sans éclater de rire. Je le sais parce que mon père, encouragé par moi, a composé un récit de leur enfance commune. Une question me brûle les lèvres : mon père a-t-il, de son côté, gardé les lettres de François ? – Les autres membres de la famille sont tous représentés par quelques lettres, une pincée chacun, au point que je me demande si François avait déjà fait un tri ? Non, sans doute, ou plutôt le tri se fait dans la vie même, on jette les lettres insignifiantes, sauf quand elles viennent d’êtres chers. Voici les copains. Là, je ne connais plus personne, je reconstitue les principaux, mais il y a des poussières d’apparitions éphémères, le ton est différent, on appelle souvent François « Mon père Ubu » – Jarry est la référence. Il y a quelques brouilles, beaucoup de rendez-vous manqués, et d’infinies discussions et comparaisons sur le sens de la vie, les orientations à prendre... Et puis voici des papiers à lettres rose pâle, ou vert amande, ou simplement moches, griffonnés au crayon, grandes écritures ou graphies crispées, en anglais, en français, ce ne sont plus des lettres bourgeoises de famille ou de lycée, on change de classe sociale, de ton... et de sujet – j’ai un coup au cœur, souffle coupé... c’est indiscret, puis-je continuer à lire ? J’ai ouvert par erreur une porte qu’il faut refermer. Je me sens physiquement éjecté de ces lettres, et en même temps aspiré !... Et puis voici des ordonnances, des lettres de médecins, des courbes de température, soigneusement conservées (je me souviens avoir moi aussi gardé les courbes de ma pleurésie, à treize ans)... Des papiers militaires, des télégrammes, des pneumatiques... Et puis encore d’autres lettres d’amis... Le tout nageant dans les lettres de ma grand-mère, un quart de l’ensemble, reconnaissables à leur encre violette, à leur papier en deuil (son père, Émile Clairin, était mort en 1926)... Et dans tout cela, bien sûr, pas une seule lettre de François ! C’est ce qu’on appelle une correspondance « passive »... Et pourtant François est là, en creux, omniprésent, radioactif ! Tout le monde s’oriente par rapport à lui, il est le soleil qui découpe les silhouettes... On lui parle, on parle de lui, et de soi seulement par rapport à lui... À partir des facettes que chacun tourne de son côté, à nous de dire qui il était... Les correspondances passives sont de vraies devinettes, des dentelles d’exercices « à trous » qui transforment le lecteur en psychologue ou romancier : qui était notre héros pour avoir inspiré, reçu, et gardé, de telles lettres ? Bien sûr j’ai connu – et aimé – François, mais sur le tard, et que savais-je de lui ? Le voici tout jeune, en relief, en n dimensions, affronté au discours de ses parents, jouant avec ses frère et sœurs, discutant avec ses copains, échappant à ses belles, cherchant sa voie... Drôle et charmant – tout le monde l’adore – mais aussi charmeur et fuyant... Voilà, j’ai fini mes tas, chaque série dans une enveloppe, il m’a fallu une journée entière. Pour être sincère, j’ai eu vers la fin des passages à vide. Le charme s’évaporait, que faire de tant de papiers, écume ordinaire d’un temps révolu ? Quel embouteillage si on gardait tout ! Pourquoi encombrer mes enfants ? – Mais il n’y a d’ordinaire, dans l’écriture, que le regard jeté sur elle. La moindre lettre est une paillette de vie. À moi d’en imaginer le contexte, d’en situer la rhétorique, d’en saisir l’inflexion particulière, les « tropismes »... Et puis elles forment réseau. Entre elles. Avec ce que je sais par ailleurs. Avec ce que je suis. N’ai-je pas plongé dans l’histoire familiale pour mieux me connaître ? Les forces qui ont fait François, son frère, ses sœurs, continuent d’agir. Je rêve au personnage de ma grand-mère, dont la mort m’avait bouleversé en 1948 – j’avais dix ans, jamais je ne m’en suis remis – frêle et douce silhouette au fond de la grande maison d’Athis... elle est au centre de tout, j’en suis sûr ! Le premier tri est fini. Je range les enveloppes. L’aventure va commencer.