Questions de méthode
 

Qu’est-ce qu’un inventaire ?
Pour quels utilisateurs ?
Dans quelle intention ?
Selon quelle méthode ?
Quelles limites ?
Le domaine francophone.

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Qu'est-ce qu'un inventaire ?

J'emploie le mot “inventaire” parce que les mots “bibliographie” ou même “répertoire” prêtent à confusion. Un inventaire est le produit d'une recherche systématique de tous les textes correspondant à une définition donnée qui figurent dans les catalogues de bibliothèques ou de lieux d'archives bien définis, en général ceux qui ont chance de rassembler l'ensemble de la production d'un pays ou d'une aire linguistique.
La plupart des bibliographies et des répertoires ne sont pas des inventaires. L'auteur d'une étude donne la liste de livres qu'il a lus ou eus entre les mains et sur lesquels il a fondé son étude. Souvent ces livres sont ceux qui ont eu une réception appréciable, dont il existe des éditions disponibles, etc. Ces listes ne comprennent pas tous les livres dont l'auteur a eu connaissance, mais ceux qu'il a choisis ; on ne connaît pas ceux qu'il a éliminés et comme on ne sait pas dans quelle mesure et où il a cherché, on est incapable d'avoir une idée de l'étendue de l'écart entre ces listes et la réalité.
J'en donnerai quelques exemples, en commençant par mon propre cas. Le “Répertoire” d'autobiographies que j'ai proposé dans L'Autobiographie en France (Paris, A. Colin, 1971, p. 109-137) comporte 106 auteurs, alors que sans nul doute les textes autobiographiques publiés se comptent par milliers. Il était néanmoins, je l'espère, utile - plus utile même qu'un répertoire avec des milliers de référence. Mais ce n'est pas le même type d'utilité... Même constat pour un petit guide américain qui m'avait beaucoup plu, celui de Richard G. Lillard, American Life in Autobiography, a Descriptive Guide (Stanford University Press, 1956). Il présente 374 autobiographies américaines d'après le métier ou la spécialité de l'auteur. Son but était pratique (seulement des livres édités au XXe siècle, facilement accessibles) et anthologique (seulement des livres intéressants). Tout livre peu accessible, obscur ou ennuyeux était éliminé.
 Des répertoires de ce type constituent en général un progrès dans les connaissances, et guident efficacement un grand nombre de lecteurs. Leur fonction est double. Ils contribuent à explorer, sur un plan scientifique, la production autobiographique ; sur un plan pratique, au premier degré, ils participent à sa réception en construisant des corpus anthologiques.
 Les inventaires, eux, ont uniquement une fonction scientifique : donner la liste la plus complète possible de tout ce qui s'est écrit ou publié dans un genre et à une époque donnés. Ils sont inutilisables et illisibles pour le grand public des lecteurs. Ils ne s'adressent qu'à des spécialistes.
 

Pour quels utilisateurs ?

 Il y a deux destinataires différents, selon que les textes autobiographiques sont envisagés comme des sources historiques, ou comme des faits historiques :

 - comme des sources : l'important est alors l'information contenue dans le texte. Il s'agit de rendre accessible aux historiens (quelle que soit leur spécialité) l'ensemble des textes qui portent témoignage sur n'importe quel aspect de la réalité historique. L'inventaire fait donc partie d'une sorte de “service commun” bibliographique ou archivistique offert aux historiens, il en est un élément parmi bien d'autres. Pour être efficace, il suppose une indexation des contenus, et une évaluation de la fiabilité du témoignage. Il doit être utilisable aussi bien en histoire politique, militaire, économique, sociale, religieuse, etc.

 - comme des faits : l'important est alors l'acte que constitue l'écriture ou la publication du texte. Celui-ci n'est plus envisagé comme une source d'information parmi d'autres sur des faits qui lui sont extérieurs : il devient lui-même le fait historique. L'inventaire donne donc la matière d'une histoire de l'expression autobiographique, de son écriture et de sa lecture (édition, circulation et réception de ces textes).

 Entre ces deux perspectives il y a complémentarité, mais aussi opposition virtuelle. L'accommodation n'est pas la même : en historiographie classique, la forme de l'écriture est considérée comme déformation, et soumise à la “critique du témoignage”, c'est un “bruit” à éliminer ; dans la seconde perspective elle devient information, “message” à analyser. Cette différence d'optique pourra se manifester dans la manière de rédiger les notices.

 Parmi les branches de l'histoire, c'est peut-être l'histoire sociale qui est le mieux à même d'articuler les deux perspectives, et donc de traiter le document de la manière la plus complète.

 

Dans quelle intention ?

 Un inventaire doit être, ou du moins tendre à être, dans le champ qui lui est assigné, exhaustif. Il combat l'ignorance mais aussi l'oubli et ce que j'appellerai l'anthologisme (c'est-à-dire les connaissances partielles qui se donnent pour totales, ce qui n'a pas été choisi ayant été écarté parce que cru sans valeur ou sans importance). La fonction normale de tout inventaire peut donc se trouver surinvestie de fonctions militantes contre différentes formes d'oubli ou d'anthologisme.

 Dans le domaine littéraire, l'inventaire a une fonction capitale, qui est de défaire (et du coup, secondairement, de rendre visible et de transformer lui-même en objet d'étude) le tri historique et le tri éditorial : le corpus scolaire et l'édition contemporaine construisent une image de l'expression autobiographique qui renseigne autant sur l'imaginaire de la société actuelle que sur la réalité du passé (ou du présent). L'inventaire est parfois mal accueilli, considéré comme une provocation un peu subversive, parce qu'il abolit les deux frontières qui servent à constituer l'écriture autobiographique en objet valorisé : la frontière entre bonne et mauvaise littérature, et celle entre littérature et non-littérature.

 Dans le domaine social, l'acte d'inventaire est un acte militant pour tirer de l'oubli ou du mépris la tradition écrite d'une partie de la société. Il restitue un patrimoine valorisant à des groupes en lutte pour leur reconnaissance. Actuellement il y a trois grandes directions pour ces inventaires militants :
 - l'écriture féminine ;
 - l'écriture populaire ;
 - l'écriture des minorités ethniques ;
 Peut-être pourrait-on y ajouter celle des minorités sexuelles.

 Il existe une autre dimension militante : celle de l'identité nationale. Peut-être explique-t-elle en partie le développement impressionnant de ce type d'inventaire en Amérique du Nord, alors que les pays d'Europe (plus sûrs de leur identité historique ?) ont jusqu'à présent eu relativement moins recours à ce type d'affirmation.
 L'inventaire des inventaires suggère, en Europe même, un autre clivage : l'Europe du Nord, plutôt protestante, soucieuse de son patrimoine autobiographique, l'Europe du Sud, plutôt catholique, oublieuse ou négligente (?). Un exemple : dans un article récent (dans El Urogallo, avril 1994), Laura Freixas proclame que la littérature espagnole ignore l'intimisme, que le journal intime n'y est apparu qu'au début de XXe siècle, et l'oppose à la littérature française. Qu'en sait-elle vraiment ? Tant que des inventaires n'ont pas été dressés dans les bibliothèques et les archives, il est difficile de décider si c'est la pratique du journal qui est moins fréquente au Sud, ou simplement les inventaires en retard...
 Dernière remarque : de toute façon, la passion des inventaires de textes autobiographiques est relativement récente : elle s'est développée après la seconde Guerre mondiale. Mais elle a été précédée (en France et sans doute dans bien d'autres pays) par des travaux d'historiographie classique d'inventaire des “sources” de l'histoire.

Selon quelle méthode ?

 Il y a trois degrés possibles dans la description des textes :
 - liste pure et simple : à la limite le texte inventorié peut n'avoir pas été lu, il est inclus d'après son titre, le lecteur ne disposera que d'une simple référence ;
 - répertoire analytique : chaque texte fait l'objet d'une notice, la référence du texte est suivie d'une analyse de contenu ; celle-ci peut être brève (indication de la profession, du lieu...), moyenne, ou s'étendre aux dimensions d'un véritable compte-rendu de lecture ; elle peut être purement descriptive, ou inclure des jugements de valeur ;
 - répertoire accompagné d'une étude d'ensemble du corpus ; dans ce cas, le répertoire est placé à la suite de l'étude.
 De la liste à l'étude, l'investissement en travail est croissant, et donc, virtuellement, le nombre d'entrées décroissant. On peut répertorier des milliers de journaux si l'on ne donne sur eux qu'une information minimum. Quand il s'agit de lire vraiment les textes, d'analyser leur contenu et leur structure, un homme seul ne compte plus par milliers...
 Ce problème de la masse de travail est lié à deux autres facteurs :
 - travail solitaire ou travail d'équipe ;
 - travail à la main ou recours à une base de données pour l'indexation (l'ordinateur a jusqu'à présent été peu utilisé).
 La description peut être sommaire et empirique, ou au contraire minutieuse et systématique. Dans ce dernier cas la première tâche est d'élaborer une grille de description. On se dit que si une grille de description commune existait, à terme les inventaires faits dans différents pays pourraient communiquer. Mais, comme il est normal, les grilles diffèrent en fonction des époques, des corpus et des préoccupations des chercheurs. On s'en rendra compte en confrontant certains modèles de grille qui ont été publiés :
 - celui de l'Archivio Diaristico Nazionale (Pieve S. Stefano, Italie), conçu pour la base de données ISIS 2.3. (Fiche “Archives de l'écriture populaire”, trad. française dans Archives autobiographiques , n° 19 des Cahiers de sémiotique textuelle, 1991) ;
 - celui élaboré par Ortrun Niethammer dans la perspective d'un projet européen d'inventaire d'autobiographies (les journaux ne sont pas concernés) : "Matrix für eine annortierte Bibliographie zur Autobiographie", in Cloe. Beihefte zum Daphnis, Amsterdam, Rodopoi, 1995.
 - celui utilisé par Arnaud de Maurepas pour son Inventaire des textes de témoignages du XVIIIe siècle français, qu'il décrit dans l'entretien publié par La Faute à Rousseau (voir n° F-12).
 L'avantage des grilles de description, surtout quand elles structurent une base de données, c'est qu'elles permettent une indexation sérieuse. L'utilisateur pourra délimiter le micro-corpus qui l'intéresse, vérifier l'absence ou la présence de telle ou telle chose, ou même concevoir, en parcourant l'index, l'idée de nouvelles études.
 Il existe des inventaires sans index, comprenant quelquefois des milliers de références, comme les inventaires de journaux anglais ou américains de W. Matthews (US-1, US-4, GB-1), celui des autobiographies anonymes allemandes de M. Hansel (D-9), ou, en Allemagne également, les volumes de Jens Jessen (D-14), ou, en Italie, l'inventaire de l'Archivio Diaristico Nazionale dressé par Luca Ricci (I-2). On reste perplexe sur leur utilisation. Ils semblent ne pouvoir servir qu'à d'autres faiseurs d'inventaires, qui achèveront le travail en indexant, après avoir défini un corpus plus réduit. C'est ainsi que Cynthia Huff (GB-6), dans la préface de son inventaire très détaillé des journaux britanniques/inédits/féminins/du XIXe siècle (qui comprend seulement 59 références), dit que l'une des origines de son travail est la frustration éprouvée devant les monstrueux inventaires de W. Matthews.
 La plupart des inventaires ont des index analytiques, mais leur degré de précision est très variable.
 Les listes immenses sans description et sans index détaillé sont décourageantes : pour le lecteur, tout reste à faire. Les répertoires associés à une étude peuvent décourager pour la raison inverse : impression que le travail possible sur le corpus a été déjà fait. Le plus pratique et le plus stimulant est le répertoire analytique avec notice détaillée.
 Dans des genres différents, je puis indiquer trois inventaires qui m'ont paru être des modèles à suivre : celui de Jean Norton Cru (F-2), modèle de méthode et de précision, où l'analyse des 300 textes lus débouche sur une vraie philosophie du témoignage, celui de Mary Louise Briscoe (US-5), modèle de l'utilisation de l'ordinateur, et celui de John Burnett (GB-4), modèle d'une enquête qui a associé inventaire et collecte, et donne de chaque texte une description précise qui se lit comme un roman. A quoi l'on pourrait ajouter, comme modèle d'une enquête nationale, le travail fait aux Pays-Bas par Rudolf Dekker (N-4 et N-5), qui, lui, associe inventaire et publication.

Quelles limites ?

 Tout inventaire repose sur une définition de l'objet inventorié. Cette définition porte sur trois aspects : le genre, le statut et l'époque du texte.

 Genre : il s'agit presque toujours ici de textes référentiels (non-fictionnels) et authentiques dans lequel l'auteur parle de son expérience personnelle. Cette définition générale implique l'exclusion des textes de fiction, et celle des textes biographiques. Les avant-propos des répertoires expliquent parfois (mais pas toujours) comment seront traitées les zones frontières. La frontière avec la fiction ne pose guère de problème dans la pratique (alors qu'elle en pose tant aux théoriciens de la littérature !). Les auteurs d'inventaires savent reconnaître sans difficulté à son contrat un texte autobiographique. Au moindre soupçon de fiction ils concluent en général par la négative. Il serait étrange de faire figurer A la recherche du temps perdu dans un inventaire d'autobiographies, ou La Nausée dans un répertoire de journaux. La frontière avec la biographie est parfois plus délicate à tracer, à cause de l'imbrication des textes (présence de textes autobiographiques dans une biographie) ou de la coproduction du texte (entretiens, récits recueillis). Le cas le plus épineux est celui des apocryphes, qui en général sont inclus en étant signalés comme tels. S'ils étaient exclus, ils pourraient continuer à tromper des lecteurs...
 A l'intérieur du champ ainsi délimité, apparaissent trois grandes classes de textes (qui ont elles-mêmes parfois leurs problèmes de frontières) :
 - les autobiographies (des distinctions peuvent être établies : autobiographies d'ensemble ; récits d'épisodes historiques ou de crises personnelles ; récits d'enfance et de jeunesse, récits de voyages...) ;
 - les journaux ;
 - les correspondances.
 Quand le compas temporel est large, le répertoire est souvent spécialisé dans un type de texte ; quand le compas temporel ou thématique est plus étroit, le répertoire peut prendre en compte à la fois plusieurs catégories de textes.
 Il existe très peu d'inventaires de correspondances - à moins que j'aie mal cherché... Est-ce parce que la correspondance n'intéresse que comme document à l'intérieur de dossiers biographiques particuliers, pour lesquels on dispose d'autres instruments de recherche ? Ou parce que les études sur l'épistolaire n'ont pris leur essor qu'assez récemment, et que le temps des inventaires n'est pas encore arrivé ? - De toutes façons la correspondance pose des problèmes spécifiques (multiplicité des instances en cause, destinateurs et destinataires, avec toutes les difficultés de classement et d'indexation que cela implique ; fragmentation extrême - à partir de combien de lettres y a-t-il “correspondance” ?) qui rendent assez difficiles de l'associer, dans un inventaire, à un autre type de textes, du moins pour les manuscrits inédits.

 Statut : les inventaires explorent soit le domaine des publications, soit le domaine des inédits. Il n'est pas fréquent que les deux soient associés. Les lieux et les instruments de recherche sont différents. La recherche des inédits est (du moins en France) beaucoup plus difficile, à cause de la multiplicité des lieux de dépôts et de l'absence ou l'inachèvement de la plupart des catalogues qui permettraient de repérer leur existence. Bien sûr, en principe, tout inédit inventorié doit être accessible à la consultation. Le seul inventaire qui déroge à cette règle est celui que j'ai dressé dans Le Moi des demoiselles (n° F-7), où j'ai inclus des journaux de jeunes filles à moi communiqués par des familles, mais inaccessibles au public. Mon excuse est que je décris ces journaux dans l'étude qui accompagne le répertoire.

 Époque : il existe en gros trois critères pour procéder à une délimitation temporelle. On peut se fonder sur :
 - la date d'écriture du texte (critère souvent retenu pour les journaux, et pour les inédits) ;
 - la date des événements racontés (critère utilisé dans les inventaires faits par des historiens spécialisés) ;
 - la date de publication (critère souvent utilisé dans les inventaires généraux).
 Dans l'inventaire, les notices peuvent être disposées :
 - en ordre alphabétique (c'est de loin la solution la plus fréquente ; elle a l'avantage de la simplicité et de l'arbitraire pour celui qui établit l'inventaire, en revanche elle n'a pratiquement aucun intérêt pour l'utilisateur, sauf s'il fait une recherche sur un individu précis ; le chaos alphabétique est en général compensé par un index chronologique qui regroupe les notices par périodes ; mon opinion est que cette compensation est insuffisante) ;
 - en ordre chronologique, d'après l'année de début d'écriture du texte (c'est le critère employé, très judicieusement, dans presque tous les inventaires consacrés exclusivement à des journaux ; un index alphabétique permet les recherches sur des individus) ;
 - en ordre chronologique, d'après l'année de naissance de l'auteur (c'est la solution que j'ai toujours adoptée, depuis le répertoire de L'Autobiographie en France jusqu'à celui du Moi des demoiselles, et que je n'ai guère vue utilisée ailleurs ; elle me paraît bien sûr la meilleure ; comme la précédente, elle permet une lecture ou un feuilletage du répertoire qui ait un sens, elle donne à réfléchir à l'évolution historique, provoque des rapprochements entre contemporains, etc. ; ici aussi, l'index alphabétique suffit pour les recherches sur des individus).
 

Le domaine francophone

 Je me bornerai à un rapide bilan sur la situation des inventaires dans le domaine francophone, et sur mes projets.
 L'exploration du domaine français est à mi-chemin entre les impressionnants ratissages anglo-saxons, et le vide méridional. La seule entreprise d'ensemble est l'inventaire entrepris avant la guerre de 1914 par des historiens à la recherche des “sources” de l'histoire (F-1) : mais ils se sont arrêtés en 1715, et aujourd'hui leur travail n'est plus guère à jour... Depuis les années 60, leur effort a été relayé pour la période 1789-1830 par Tulard, Fierro et Bertier de Sauvigny (F-3, F-6, F-7). Leurs inventaires sont précieux, mais ont forcément leurs limites (pas d'inédits) et leurs défauts (ils passent leur temps à se recouper ; les notices sont rédigées dans une perspective d'historiographie traditionnelle assez étroite ; leurs index sont plutôt sommaires).
 Les autres tentatives existantes sont fragmentaires, peu étendues, et ne se rattachent entre elles ni méthodologiquement ni chronologiquement. Elles sont concentrées sur le XIXe siècle : aucun inventaire du XVIIIe ; au XXe siècle, un inventaire spécialisé dans l’histoire de la Grande Guerre, et un essai généraliste d’une certaine envergure pour la période 1900-1950, celui de Susan M. Dolamore (F-11)
Un genre comme le journal, mis à part ma brève incursion dans le domaine des journaux de jeunes filles, est presque entièrement terra incognita. J’ai pu me rendre compte, en 1997, lorsque je préparais avec Catherine Bogaert l’exposition Un journal à soi (APA et Bibliothèque de Lyon) qu’il n’existait aucun inventaire des nombreux journaux personnels conservés dans les archives et les bibliothèques publiques françaises, pas plus d’ailleurs qu’il n’y avait d’inventaire systématique des journaux publiés.
 En dehors de la France, dans l'aire francophone, seul le Québec possède des inventaires conséquents. La Suisse romande, patrie de Rousseau et d'Amiel, si riche en littérature personnelle, ne possède encore aucun inventaire de son patrimoine autobiographique.
Pour la France,  il faut enfin évoquer un énorme travail interrompu par la mort, celui d’Arnaud de Maurepas (F-12). Son projet était de combler le vide entre l'inventaire de Bourgeois et André, qui s'arrête en 1715, et les inventaires récents de la période 1789-1830. Il avait donc entrepris d'explorer la littérature de témoignage portant sur la période 1715-1789 : journaux, livres de raisons, récits de voyages, souvenirs, anecdotes, autobiographies, Mémoires, tout sauf les correspondances. A la différence de ses prédécesseurs, Arnaud de Maurepas inventoriait à la fois textes publiés et inédits. Ses dépouillements préliminaires en avaient déjà localisé plus de 3.000, quand il est mort en juin 1995. Il faut souhaiter que ce travail immense soit conservé et continué par l'équipe de l'université Paris-IV à laquelle il appartenait.
 Ma propre attitude a oscillé entre une ambition démesurée et un pragmatisme peut-être plus fécond.
 Depuis le début de mes recherches sur l'autobiographie en 1969, je suis fasciné par ce problème des inventaires, stupéfait de l'ignorance des gens qui (moi le premier) parlent avec assurance de ce qu'ils connaissent si peu, et désireux d'établir un inventaire général et total de tous les textes autobiographiques publiés et inédits du domaine français... On peut suivre le développement de cette ambition depuis la modeste tentative du Répertoire de L'Autobiographie en France (1971) jusqu'au projet chimérique présenté en 1991 à la journée d'étude sur les Archives autobiographiques ("Collectif archives des vies privées", Cahiers de sémiotique textuelle, n° 20) . Notre projet était de créer une base de données générale, qui serait alimentable et extensible en permanence, et d'où on pourrait tirer, secondairement, des répertoires imprimés dans des perspectives différentes. En effet, la manière traditionnelle de faire des inventaires implique une énorme perte d'énergie (les mêmes catalogues de bibliothèques ou d'archives sont ratissés à grand frais par des chercheurs qui n'en retiennent chacun que ce qui touche leur créneau personnel) et aboutit à des répertoires figés qu'il est difficile de remettre à jour. Un dépouillement large et systématique appuyé sur l'informatique donnerait une base générale à une multiplicité de répertoires possibles, aux géométries les plus variables, et qu'on pourrait toujours compléter en consultant l'ordinateur. C'est une idée simple, limpide. Mais c'est aussi une idée coûteuse, chimérique : l'informatique se paie, il faudrait une organisation fixe, des crédits de personnels, etc... J'ai proposé notre idée au C.N.R.S. et à l'E.H.E.S.S. Elle a été accueillie avec un intérêt si poli que j'ai été rapidement ramené sur terre.
 Et ramené à mon autre tendance, réaliste, bricoleuse, concrète. Une base de données avec des dizaines de milliers d'entrées ne peut être qu'un travail collectif... Peut-être m'y épuiserais-je et m'y dessècherais-je... Peut-on inventorier des textes sans les lire ? Et peut-on lire des textes sans y réfléchir ? Pourquoi, quand on fait le travail apparemment aride de dépouillement des catalogues, se priver du plaisir de l'exploiter d'abord soi-même ? Au lieu d'entasser des milliers de fiches, je me suis donc absorbé dans l'étude plus ou moins approfondie de micro-corpus du XIXe siècle, à partir de la cote Ln 27 à la Bibliothèque Nationale  Après ses quatre premiers chapitres, cet ambitieux “Répertoire” (n° F-4) a été laissé en suspens. Il a trouvé néanmoins un prolongement inattendu dans l'inventaire systématique d'un corpus jusqu'alors inexploré, celui des journaux de jeunes filles.
 Parallèlement j'ai lancé dans la presse et à la radio des appels aux documents autobiographiques privés - activité de collecte maintenant relayée par l'Association pour l'Autobiographie et le Patrimoine Autobiographique (APA, la Grenette, 10 rue A. Bonnet, 01500 Ambérieu-en-Bugey), fondée en 1992, et qui publie depuis 1994 des inventaires exhaustifs des textes inédits qu’elle recueille (n° F-13) .
 Par ailleurs j'ai fait des sondages ponctuels dans la production immédiatement contemporaine :
 - un inventaire de tous les journaux publiés en France pendant les trois années 1987, 1988 et 1989 (166 références), dans La Pratique du journal personnel, n° 17 des Cahiers de sémiotique textuelle, 1990, p. 169-189  ;
  - un inventaire avec index analytique rapide de tous les livres autobiographiques publiés en France au cours de l'année 1993 (422 références) ; ce répertoire, qui prend essentiellement pour point de départ la rubrique 921 de Livres du mois, restera inédit, parce que je n'ai pu obtenir le droit de reproduire les notices. Il est déposé à l'APA et décrit dans La Faute à Rousseau, n° 6, juin 1994, p. 25-26.
 Ce sont des sondages comme on en fait en géologie pour repérer des gisements, tester les possibilités d'exploitation. Je lance à l'occasion des étudiants ou des chercheurs dans des opérations analogues. Un repérage systématique de tous les textes autobiographiques (récits et journaux, mais pas les correspondances) de femmes publiés en France depuis 1945 a été entrepris par Élisabeth Sire aboutissant à l'établissement d'une liste de plus de 2000 titres.  La seconde phase du travail, qu'achève actuellement (juillet 1999) Sophie Compagnon,  est l'établissement d'un modèle de fiche descriptive, à partir d'un échantillon de 100 livres. La troisième phase, la plus longue, consistera à prendre connaissance rapidement de chaque livre pour remplir la fiche et à complèter la liste initiale.
 Le repérage des textes autobiographiques publiés est relativement facile, même s'il est très long, parce qu'il existe déjà des instruments bibliographiques qui ont procédé à un premier classement. Il n'en est pas de même pour les inédits. Côté bibliothèques, le monumental Catalogue général des Manuscrits des Bibliothèques publiques de France (commencé à la fin du XIXe siècle, presque cent volumes actuellement), est inégalement à jour selon les bibliothèques, et sans aucun classement : on doit donc tout lire, en priant pour que les mots employés renseignent sur le genre des textes... Côté archives publiques, il faut (pour commencer !) se plonger dans les inventaires des fonds des Archives Privées aux Archives Nationales, et dans les catalogues des séries J des archives départementales, et les inventaires des fonds. Il faudrait pouvoir aller sur place, en somme faire un tour de France...
 L'idée d'inventorier des manuscrits n'intéresse des institutions que s'il s'agit de manuscrits littéraires.  A la fin de l'année 1994, le ministère de la Culture, la Bibliothèque Nationale de France, le CNRS et l'IMEC ont signé une convention de 5 ans pour assurer la mise en œuvre d'un “Répertoire national des manuscrits littéraires français contemporains” (écrivains du XXe siècle). Je m'en réjouis. Quand ce répertoire existera, il sera utilisable par moi au second degré. Mais il ne concerne que le XXe siècle, et plutôt les écrivains notoires et reconnus. Je me rends compte que le projet que j'avais proposé en 1991 était suicidaire : qui voudrait investir de l'argent pour dresser un inventaire de textes d'inconnus, dont on se demande qui pourra jamais l'utiliser ?
 Dans l'immédiat, j'envisage de m'établir dans une bibliothèque riche et facile d'accès, comme la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris, pour inventorier tous les manuscrits autobiographiques qu'elle recèle. J'ai commencé à explorer le fichier...
 L'idée est de réaliser des inventaires limités, qui pourraient dans l'avenir trouver place dans une tentative plus générale, dont ils explorent, comme on dit aujourd'hui, la “faisabilité”...
 Ces notes descriptives ont fini par prendre un tour autobiographique, j'en suis confus mais nullement désolé. Elles auront sans doute révélé au lecteur quelques traits du “profil psychologique” du faiseur d'inventaires. Sa passion obsessionnelle et acharnée de la “collection”, mise au service, bien sûr, d'une passion pour l'autobiographie. Il faut de telles passions pour mener pendant de longues années un travail bibliographique que d'autres trouveraient aride, aboutissant à des volumes énormes que certains consultent mais que personne ne saurait vraiment lire...
À l'automne 1999, Jean-Luc Pagès m'avait communiqué le volume 2 de sa thèse, consacré à un gigantesque inventaire des journaux publiés en France entre 1939 et 1996 . Il avait conçu, à partir de ce travail bibliographique, la maquette d'une base de donnée (nommée "Ipséité") qui, une fois mise au point, devait être proposée, lors d'"Etats généraux du journal intime", aux spécialistes, amateurs et autres  passionnés qui voudraient contribuer au travail de description de l'immense corpus visés : tous les journaux publiés en France (écrits ou traduits en français) des origines à nos jours... Mais faute de relais institutionnel, faute de moyens, ce projet en est resté au stade de maquette.
Depuis, une nouvelle entreprise a vu le jour, et son ancrage institutionnel solide semble lui promettre plus d'avenir. Il s'agit du GDR n° 2649 "Les écrits du for privé en France", dont le Centre Roland Mousnier de l'Université Paris-IV Sorbonne a pris l'initiative en 2003, sous l'impulsion de Jean-Pierre Bardet et de François-Joseph Ruggiu. Il s'agit d'inventorier tous les écrits du for privé (mémoires, journaux, récits de voyage, livres de raison, etc., à l'exception des correspondances), inédits ou publiés, de la fin du Moyen Age à 1914. Ce groupe de recherche soutenu par le CNRS a également le soutien des Archives de France et de la direction des Bibliothèques. J'ai présenté ce projet et son début d'exécution dans deux articles de La Faute à Rousseau (n° 33, juin 2003, p. 71; et n° 35, février 2004, p. 74).

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dernière mise à jour : 11 février 2007.