Un an après

Journal  3 octobre - 7 novembre 2000



27 septembre 2002

Voici mon journal du 3 octobre au 7 novembre 2000 ; je l’ai tenu pour faire le point et baliser le temps – fonctions classiques du journal ! En effet, un an avant, le 4 octobre 1999, j’avais commencé une enquête sur les journaux en ligne sur Internet, en tenant moi-même, non sur Internet, mais sur mon ordinateur, le journal de cette aventure. Ce journal était devenu une partie essentielle du livre qui rendait compte de l’enquête : « Cher écran… » Journal personnel, ordinateur, Internet (Seuil). Le livre devait sortir dans le courant d’octobre 2000 : j’ai décidé de reprendre ma souris pour suivre, pendant un mois, ce qui allait se passer au moment de la publication : les réactions des lecteurs du livre, celles des diaristes dont je parlais, et les miennes. C’est donc une sorte de post-scriptum du livre, un chapitre posthume. Mais j’espère qu’il pourra aussi bien lui servir d’introduction. Et rien ne dit que, d’ici quelques années, l’envie ne me reprendra pas de passer à nouveau mon mois d’octobre à lire des journaux sur le Web, et à le noter…

© Philippe Lejeune, 2002


mardi 3 octobre 2000, 21 h.

Un an... moins un jour ! « Cher écran... » paraît dans deux semaines, je reprends ce journal pour faire face à l’échéance. D’abord on écrit son livre, ensuite on doit le parler. Cela m’effraie un peu. La forme « journal » fixait les nuances et les vibrations d’une découverte. Je vais me trouver devant des questions tranchées, il faudra dire blanc ou noir, généraliser, jouer à l’expert. L’interview parue dans Lire me consterne : j’ai dit ça ? Et il y en a d’autres à l’horizon... J’ai peur de ressasser, de moudre des banalités – sur un sujet qui s’estompe dans ma mémoire (j’ai décroché depuis le printemps) et qui a changé : en six mois le paysage s’est élargi... je vais parler de vieilles lunes. Cet après-midi je me suis donc plongé dans le catalogue de la Communauté des écrits virtuels. J’ai pioché le début. Conseil aux diaristes : prenez un titre qui commence par A ou B ! Au rythme actuel, je n’irai pas jusqu’à Z !
Ce sont des journaux frais, pleins de l’ardeur de la jeunesse, des journaux de quelques mois qui découvrent le monde. « Et le premier soleil sur le premier matin », comme disait Péguy. Je croyais être blasé, n’avoir plus rien à apprendre. Mais c’est à nouveau le charme. Six ou sept journaux en éventail : une fille qui veut maigrir, un homme qui tient (avec photos) le journal de la naissance de son enfant, une femme qui a une liaison – déchirante – avec un homme marié, et se replonge dans ses anciens journaux, un garçon qui a du mal à aborder les filles et analyse dans des entrées espacées, mais démesurément longues, son malaise, un peintre qui, la trentaine venue, voit son couple se défaire... On écrit parce que ça va mal, mais aussi parce qu’on aime écrire. Et on lit pour se comparer...

22 h.

Le jeudi 21 septembre, à 14 h. j’avais rendez-vous sur le Pont des Arts avec Mongolo et Mme BB. Il a lui-même raconté notre rencontre. Je dirai seulement, moi, qu’ils forment un adorable couple d’amoureux. J’ai parlé surtout avec elle, apparemment ; mais son silence à lui n’avait rien d’embarrassé. La situation était forcément un peu gauche au début - ça n’a pas duré. On ne s’est pas répété ce qu’on savait déjà. Je leur ai dit le trajet qui m’a mené de la première ligne de mon journal en octobre 1953 (il y a 47 ans !) à cette conversation avec eux dans un café du Palais-Royal. Et lui, à ma demande, m’a expliqué le sujet de sa thèse – l’élaboration d’une base de données capables de classer toutes les descriptions possibles des végétaux ! – Je suis peut-être indiscret, ce sujet le fera reconnaître... Mais pourquoi porte-t-il – même quand il va chez ses parents ! - un T-shirt « Mongolo’s Diary » avec l’adresse de son site... ?
 

mercredi 4 octobre, 10 h.

Cette entrée d’hier, c’était des retrouvailles avec mon sujet, mais aussi avec ma manière. Je suis devenu incapable d’écrire sans corriger. Si les opérations que j’ai faites avaient laissé des traces, ma feuille serait toute biffurée, comme ces brouillons de Marie d’Agoult qui me sidèrent. Tant de travail pour arriver à quoi ? A un texte limpide, certes, mais simplet. Les corrections n’ajoutent rien, elles dégrossissent, décantent, un premier jet profus. Je viens d’employer deux verbes, un seul suffirait, lequel irait le mieux avec « profus » ? Je traque les répétitions, j’organise les assonances. Et surtout je me surveille, je me retiens. Je suis en scène : ne pas vexer l’un (la journaliste de Lire était tout à fait sympathique, elle a bien fait son travail), ne pas compromettre l’autre (vais-je raconter, par exemple, mon dialogue par e-mail avec l’Idéaliste, sur la manière dont mon journal d’octobre dernier a circulé en fraude sur Internet ?). – Ai-je à côté un autre journal où je déverserais franco, sans correction ni prudence, toute la vérité ? Non non, je suis muselé, gominé, condamné à l’élégance. Mais il faut distinguer : écrire « propre » n’est pas mentir. Au contraire ! La limite, c’est la politesse qui me l’impose, et surtout le champ étroit auquel je restreins ces confidences.
 

vendredi 6 octobre, 12 h.

Je note au galop les deux faits majeurs d’hier.
Le matin, long coup de téléphone avec Isabelle Rüf ( Le Temps, Genève). Je la connais bien, elle m’a plusieurs fois interviewé, en duplex de Paris, pour Radio Suisse Romande, je suis en confiance avec elle. Au fond de moi, j’aimerais mieux qu’on écrive un article sans m’interroger. Il y a déjà tout dans mon livre. Elle me dit : c’est juste des questions complémentaires, juste dix minutes - et on reste au téléphone une heure et demie ! Mais c’est agréable : elle me force à faire une synthèse, ça m’entraîne, je n’aurais plus qu’à ressortir ça aux autres, quel auto-perroquet je vais faire...
Journal et ordinateur, points principaux ? 1) la trace (a, regret ; b) soulagement et distanciation : point essentiel, montrer l’ambivalence, ça vaut pour la suite ; 2) la correction ; 3) l’encombrement (pas commode, mais fécondité des contraintes, etc.) ; 4) la discrétion (dire que c’est kif-kif) ; 5) la conservation (problème du retour au papier). Ne pas oublier le problème des « deux espaces » (répartir ses écritures entre deux champs), et tout ce qui est de l’ordre de l’imaginaire. Bon. Seconde partie du livre, qui intéressera plus (tout simplement parce que chacun peut participer, comme lecteur ; et parce qu’on est d’abord, bêtement, indigné : mais ce n’est pas intime !). Quel est le pacte ? Là, elle me coince..., pof ! un pacte d’amitié ! Je développe. Prendre les gens à rebrousse-poil en leur expliquant que ce n’est pas le journal intime sur Internet qui est monstrueux, contre nature, mais le journal intime sur cahier ! Ce n’est pas « naturel » d’écrire en secret dans un cahier ! C’est toujours un temps de retrait et de ressort avant un retour à autrui. Nous n’existons qu’en relation. Internet offre un dispositif qui permet dans la même expérience le retrait et le retour ! J’explique (du moins pour les journaux francophones) l’usage systématique du pseudonyme, qui permet de séparer deux champs d’expérience, et la présence du e-mail, qui permet le dialogue (protégé) avec le lecteur âme-sœur et confident. L’appel à l’autre, les compteurs... Mais aussi le fait que les diaristes se lisent entre eux. C’est ça que j’appelle un champ d’amitié : pas uniquement des relations duelles, mais un esprit de groupe, une solidarité. Bon. Alors bien sûr c’est pas pareil qu’un cahier. Pof, encore une liste. 1) la régularité (sans ça, vous perdez votre public) ; 2) le désir de plaire (c’est sûr, vous êtes en scène) ; 2) l’autocensure (distinguer les journaux chroniques des journaux vraiment intimes). Et puis, ça j’avoue, on perd la dimension du temps, puisque le journal va être lu tout de suite, d’une certaine manière on reste embrayé, alors que le cahier sans lecteur, débrayé, peut ouvrir sur un espace de méditation plus libre. Développement (brillant, banal ?) sur la manière dont Internet troque le temps contre l’espace, et ce qu’on y perd. Mais dites donc, est-ce que, aussi, l’écriture ne s’appauvrit pas, ou change ? – Ma bonne dame, par rapport à quoi ? Avez-vous réellement vu des cahiers-papiers ? Cette oralité de certains journaux en ligne se retrouve dans beaucoup de journaux d’adolescents, qui écrivent comme ils parlent. Impossible de généraliser. Présence sur Internet de gens qui écrivent admirablement – comme Zuby. – Mais alors, quel effet ça ferait sur papier, pourrait-on publier les journaux on-line ? – Non non ! Pas parce qu’ils sont moches, mais parce que ce pauvre papier est infirme ! Le livre est toujours rétrospectif et global, alors que sur Internet vous lisez un journal au rythme où il s’écrit ! Le lecteur partage le temps du diariste ! C’est totalement différent ! Un feuilleton ! – De là on passe justement à mon expérience de lecteur. Bien sûr, je suis un lecteur bizarre, au second degré, je fais de l’ethnologie participante... Bon, portrait du vrai lecteur... D’abord il explore au hasard, fait son marché, puis rapidement se fixe sur quatre ou cinq chéris qu’il suit, chaque soir il regarde où ils en sont – comme quand vous rentrez à la maison et que vous écoutez à table ce que les vôtres ont fait de leur journée...
Voilà la trame de ce qu’on s’est dit pendant une heure et demie. Je n’ai plus qu’à broder. Illustrer par des citations. Par exemple ce soir, je vais à Valenciennes, conférence à 18 heures à la Bibliothèque, je choisirai dans le train les extraits que je vais lire. Peut-être n’y aura-t-il personne à ma conférence... je vous raconterai !
Ma seconde rencontre d’hier, au téléphone aussi, c’est avec Annabelle Klein, une jeune assistante au département de communication à l’Université de Louvain. En juillet, à la décade de Cerisy, Françoise Simonet lui a dit que je travaillais sur le même sujet qu’elle, ou presque : elle finit une thèse sur les pages personnelles, vues comme « récit de soi ». Son but est de montrer que, même quand elles sont une sorte d’autoportrait ou de cartographie, les pages personnelles sont des « configurations » narratives au sens où l’entend Paul Ricœur. Les journaux ne sont, pour elle, qu’une catégorie particulière de pages personnelles. Discussion là-dessus. Ça va être passionnant de lire son travail (illico je lui ai commandé un article pour la Faute à Rousseau ). C’est une zone aveugle du mien, ça complétera. J’avais, j’ai toujours, un préjugé contre les pages personnelles : on ne peut les lire qu’une seule fois. C’est une expérience pauvre. Tandis que le journal construit une vraie vie commune, inscrite dans le temps, avec un rythme, des risques, une attente enrichissante... Peut-être que je me trompe ?
14 h. Départ pour Valenciennes.
 

samedi 7 octobre, 23 h.

Je suis devin : à Valenciennes, hier, chou blanc ! Peu importe, j’ai relu dans le train mes tirages – frappé des crises que traversent souvent les cyberdiaristes. Crises de doute, ou de dégoût. Insatisfaction d’une communication qui reste imaginaire, désir d’un « coming out » dont ils n’ont, malgré tout, pas le courage... Exemple : ma chère « Incrédule » a donné à son journal une nouvelle formule, après une crise où elle a manifesté le désir de ne plus se cacher de son entourage, de « sortir de sa coquille » (14 septembre) – mais en quoi son nouveau journal résout-il le problème ? Autre exemple : « Anomalie » (30 avril 2000), dans sa grande tartine intitulée « Au delà de l’écœurement (Écœurement d’un internaute. Part II) », exprime le désir de « fracasser son écran » et de « voir le visage » de tous ceux avec qui il communique depuis si longtemps... Tenir son journal « en ligne » est un supplice de Tantale, une double vie, meilleure que l’étouffement certes, mais frustrante. On effleure un rêve de transparence, on pointe le nez, on recule effrayé... Je repense au beau texte que Francis Aubrey avait écrit pour présenter son journal (73 cahiers) déposé – sous pseudonyme - à l’APA : « Tout jeune j’étais déjà froussard et, pendant les parties de cache-cache, je craignais tellement de n’être pas trouvé, d’être oublié dans ma cachette que je criais, si l’on feignait de ne pas me voir en faisant mine de quitter la pièce où je me dissimulais : Je suis ici ! je suis ici, ou, plus exactement : Je suis-t-ici !, car dès ce moment je n’avais qu’une idée approximative du français, de l’orthographe et des liaisons ».
Le cas de mon ami l’Idéaliste est différent. Il avait fantasmé sur la convivialité d’Internet. Au bout d’un mois son enthousiasme retombe devant, dit-il, « les bavardages creux, les querelles inutiles, l’orgueil mal placé et surtout l’intolérance ». Eh bien oui, l’homme est partout le même... Le monde virtuel ne le rend ni meilleur, ni pire. Il y aurait sûrement une étude à faire sur les fantasmes qu’a suscités Internet. D’un côté l’Utopie, le Phalanstère, le Monomotapa. De l’autre l’Enfer, Sodome et Gommorhe, Big Brother. On est encore dans cette phase mythologique. C’est le chemin de fer vers 1840. Diabolisation, que ce soit Dominique Wolton, ou cette enseignante égarée qui hier, du fond d’une salle vide, m’accusait de perversion et d’américanisme – quia corrumperet juventutem ! Du calme... Vous n’allez pas condamner l’automobile parce que des gangsters peuvent s’en servir ! À vous de savoir comment faire appliquer les lois sur le nouveau média. C’est sûr que j’ai plutôt tendance à trouver des vertus à Internet, qui favorise l’initiative individuelle, la prise de parole et la vie associative : c’est un média soixante-huitard !
 

mercredi 11 octobre, 15 h.

Hier, épreuve du « service de presse ». On a beau avoir l’habitude... que de papier gâché ! Mon livre est gros (444 pages), cher (145 F), beau certes (j’aime le dessin d’Alice, qui lui donne une note « cool »), mais quelle pitié de le voir arriver en packs de dix sous cellophane comme des briques de soupe, quel boulot de lacérer l’emballage qui résiste, quelle honte d’avoir à polluer chaque exemplaire d’un gribouillis insipide et insincère ! Parodie d’offrande à des journalistes submergés qui, neuf fois sur dix, auront d’autres livres à fouetter... On s’abaisse à faire ça dans l’espoir du dixième... De forts gaillards les remontent ensuite par cagettes vers la mise sous enveloppe et l’expédition, chaque livre comme un poisson mort tirant la langue beige de son étiquette adhésive. Vous vous dites qu’il y en a de pleins mètres cubes, par votre faute, chez l’imprimeur, vous avez honte, comme d’excréments impossibles à cacher... Horrible à dire, hier au Seuil, dans le sous-sol où se fait la chose, et que doivent traverser les gens qui vont à l’unique Salle de Réunion, je repensais à la « caverne fécale » de New York peinte par Céline, chiottes collectives, car nous étions quatre en batterie, installés à pousser laborieusement nos productions vers le monde extérieur... Les membres du Comité de lecture, au passage, venaient chacun encourager nos efforts...
Et pourtant j’aime le livre ! Jamais je n’aurais voulu d’une « édition électronique ». Je dis que c’est parce que mon livre s’adresse aux gens qui ne sont pas encore habitués au Web. Est-ce la vraie raison ? Non, j’ai peur de me dissoudre, de m’évaporer en gerbes d’électrons perdus. Pour moi, écrire sur le Web, c’est faire des bulles de savon, exercice merveilleux mais fragile. Internet, je l’ai dit, a fait mentir l’adage antique : désormais, scripta volant. Alors hier j’étais bien content de repartir du Seuil avec, dans le plastique qui me sert de besace, de bons bouquins sonnants et trébuchants !
 

jeudi 12 octobre, 8 h.

Mongolo est écœuré. Je m’en doutais bien, depuis début octobre je guettais la sortie du nouveau J-Mag, rien ! Comme il est hyperconsciencieux, c’est qu’il y avait un os : personne ne lui a envoyé d’article ! Il a fini par tout rédiger lui-même, comme Alec Guiness jouant tous les rôles de Noblesse oblige. Son interview de Shani, en collaboration avec « Tehu », est excellente. Il remplit les autres rubriques en pleurant sur « égoïsme et décadence ». Ça m’a fait sentir coupable – à tort. Dans son numéro d’août, j’ai lancé un appel à la lecture des journaux européens. En septembre, il y a eu une première réponse sur l’Allemagne. J’ai mis sur la piste, pour de futurs J-Mag, mes relations en Espagne, en Suède, et même au Japon. Moi non plus je ne peux pas tout faire. Depuis qu’on s’est vu, je lui ai suggéré d’entreprendre les cyberdiaristes sur le thème de la lecture. Comment les bouger ? - C’est vrai qu’on n’a pas ce problème pour la Faute à Rousseau : mais on est plusieurs, on a derrière nous une association de 700 personnes, et puis on provoque les articles par des commandes, on n’attend pas qu’ils tombent du ciel.
 

jeudi 12 octobre, 22 h.

Déjeuner avec Emmanuelle Peyret. Nous voilà ramenés trois ans en arrière – car elle a gardé nos réactions d’alors : ça ne peut pas être intime, ni sincère, ni nature... Elle voudrait que j’oppose les cahiers aux cyberjournaux – et moi de chipoter, - je nuance, j’hésite, je sèche... Elle oriente mes réponses et je renâcle. Pourtant elle est pleine de curiosité. Non, ils n’écrivent pas plus mal ; ni mieux... Si, ils sont aussi sincères... Avouons-le, je domine mal mon sujet... Les nouveaux journaux que j’ai lus ces derniers jours sont si variés, si riches ! J’ai de quoi prouver tout et son contraire ! Non, ce n’est pas le narcissisme, l’impudeur ou la censure qui m’obsèdent : au fond, je m’en fiche ! Ce qui me frappe c’est leur goût d’écrire et leur sérieux. J’ai de l’estime pour eux. Ils font une chose risquée, pas facile. Se regarder en face, s’offrir au jugement des autres. Si vous croyez qu’il n’y a pas de censure et de frime dans les cahiers manuscrits !... – Bon, et moi je me sens, devant eux, complice et curieux, je ne suis plus le moraliste crispé, le taste-vin élitiste...J’ai envie de dire aux agacés, aux je-sais-tout : détendez-vous, c’est pas grave, vous ne risquez rien... Car ils se sentent menacés ! Ils ont peur ! A l’idée d’avoir à faire pareil... ce que personne ne leur demande !... Il faut juste débrayer, se laisser aller, lire en sympathie... Laisser tomber qui vous énerve... Suivre les flux d’amitié, se guider à l’instinct...
 

lundi 16 octobre, 20 h.

Week-end dans le Perche, à la Pellonnière... L’eau s’égoutte lentement des arbres, je marche seul dans l’allée qui mène du village au manoir, humant le brouillard qui va se lever. On m’a mis dans la chambre de la marquise. Les repas se prennent au colombier, une belle bâtisse ronde du XVIIe siècle. Nous sommes une quarantaine, membres des groupes-lecture de l’APA, retirés là pour « réfléchir à notre pratique ». Notre pratique, depuis huit ans, c’est lire, chacun tout seul, dans le cadre du groupe, des textes autobiographiques à nous envoyés par des inconnus. Après, écrire notre lecture, et leur écrire. Nous pouvons les décevoir. Et eux, nous déstabiliser. Et cela, bien souvent, sans le savoir, ni les uns ni les autres. Difficile ajustement. Voilà. On réfléchit donc aujourd’hui à ces troubles d’une lecture qui devrait être fluide. Je marche en pensant que l’offre d’écoute que l’APA fait à des inconnus est inversement symétrique de la demande d’écoute que lancent à d’autres inconnus les cyberdiaristes. Ce n’est pas la même classe d’âge, ils sont jeunes, nous vieux, ni le même média. Peut-on imaginer un groupe APA lisant les journaux en ligne ? Inutile, puisqu’ils se lisent entre eux. Je marche en humant le brouillard, et il me semble que cette allée, les arbres, la lumière, la fraîcheur, le porche aperçu là-bas, les pierres des douves, le pain du petit déjeuner, les conversations que nous allons avoir sont tous délicieusement réels, substantiels, adorables. Je suis libre, vivant, respirant à pleins poumons, miraculeusement échappé à Internet !
 

lundi 16 octobre, 22 h.

Samedi, dans Libé, deux pages sur l’impossible archivage du Web. Ce soir Emmanuelle Peyret m’envoie son article, qui doit paraître mercredi. Il reflète notre conversation, ses réticences, mes hésitations, c’est un bon article, problématique et ouvert, qui peut accrocher le lecteur. Il ne paraîtra pas dans le supplément « Livres », mais en page Internet. C’est bien, et c’est dommage : je voudrais toucher les gens du livre. Mais peuvent-ils être touchés ? Ne vais-je pas au contraire les conforter dans l’idée que c’est un fatras de ratés, du n’importe quoi et la fin des Belles Lettres ? Les livres envoyés mardi ont dû arriver, puisque je commence à recevoir de petits accusés de réception amicaux (de ceux-mêmes que j’envoie par courtoisie), témoignant parfois déjà d’un coup d’œil jeté au livre – dont un chaleureux billet de Dominique Noguez qui me dit combien « Cher écran... » l’a... glacé ! Il n’y retrouve pas Gide, Léautaud, Kafka, ces livres « brûlants d’intelligence et de culture, d’intimité, bruissants de secrets, où il semblait qu’il n’y eût qu’une conscience face à une autre dans l’enclos d’un livre sur papier bible ». Sa lettre, très amicale, se termine par une taquinerie : « je dois avoir tort, il faut que je m’y fasse, je m’y ferai »... De fait sa réaction concerne peu Internet. C’est l’effarement d’un fin lettré devant les écritures ordinaires, d’habitude cachées, et qu’Internet porte sinon au grand jour, du moins fait affleurer dans une lumière crépusculaire, à perte de vue...
 

mardi 17 octobre, 10 h.

Hier soir, douce veillée. Mon livre arrivera-t-il à transmettre ce rapport au temps ? Je me suis mis « à jour », en ouvrant certains de mes chéris. Mongolo, bien sûr. Zuby – et voilà qu’elle raconte une douleur horrible qu’elle a eue en pleine nuit, elle a failli aller à l’hôpital, mais la douleur a brusquement passé : elle ne sait pas ce que c’est, et moi je reconnais au détail près tous les symptômes de mes crises de 1982, ce sont de petits cailloux coincés dans le canal cholédoque, il suffit d’enlever la vésicule biliaire ! En tout cas, ça ressemble comme deux gouttes d’eau ! La manière dont la douleur irradie, la soudaineté du soulagement. C’est la première fois que j’ai envie de répondre à un diariste, malheureusement je n’arrive pas à ouvrir son courrier électronique, pour lui suggérer... de suggérer ça à son médecin. Le mien avait mis six mois pour trouver la cause, qu’est-ce que j’ai souffert... Peut-être a-t-elle autre chose, mais ça ne coûte rien de demander. – Et puis j’ouvre mes nouveaux, le peintre de trente ans, toujours pris dans les troubles de son ménage, et surtout Ariane Fabre. Hier lundi elle faisait le point sur la rupture définitive de son grand amour, et sur le réaménagement de son journal. J’aime sa manière souple d’écrire. J’aime aussi qu’elle s’interroge, comme elle le fait, sur les ressources nouvelles de l’écran. Elle explique son projet de le diviser en trois. Son journal actuel correspond trop « au format d’un journal papier, c’est un peu trop sage, trop plat pour le journal online à qui je veux ouvrir d’autres avenues afin d’être capable de communiquer davantage et autrement ». Métamorphose à suivre. Celui qui aime la littérature et l’humanité, il doit être capable de voir la beauté d’un journal pareil, où une femme trace si bien les chemins de sa vie, même si ce n’est pas signé Kafka.
 

mercredi 18 octobre, 10 h.

C’est le jour (théorique) de sortie du livre. L’article de Libé sera pour plus tard, rien ce matin. Mais hier, une excellente nouvelle : Gretchen reprend le flambeau, ou plutôt la navette (?) du Tisserand ! Les coquins, ils ont eux aussi rencontré Mongolo en septembre. – J’imagine quelqu’un zappant et tombant sur cette entrée – je parle comme si mon journal était en ligne ! – et ne comprenant pas qui est qui... Me voilà passé de l’autre côté, entre copains... A mon âge ! Ce côté « petit clan », cyberVerdurin, est agaçant pour les autres, mais ce sont des petits noyaux de chaleur bien réconfortants quand on est par ailleurs exposé au vent glacial des grandes steppes du Web... je reprends les métaphores de Dominique Noguez. – Ce matin, j’ai senti ce vent. - J’avais posé par mail des questions à Annica Tiger, qui gère un Webring en Suède, avec l’idée de faire un petit article pour le prochain J-Mag de Mongolo. Or à côté de ce Webring, très classique, qui renvoie par des liens à des sites personnels, il y a en Suède un site « Dagbok Direkt » qui offre à n’importe qui un espace pour tenir un journal. Plus besoin de créer son site soi-même. On s’installe immédiatement, sans effort, sans initiative, dans un espace préfabriqué, type hôtel Formule-1 ou lopin de jardin ouvrier, et on y déverse n’importe quoi ! On n’a pas sa propre identité sur le Web, on n’existe que comme sous-case de cette ruche, ou de ce columbarium. J’ai appris, dimanche, qu’on appelait « boulin » ces trous dans la maçonnerie qui abritaient les couples de colombes... il y en avait plus de 2000 dans le colombier de la Pellonnière. Le site suédois est plus modeste (une cinquantaine) – mais continuant mon exploration côté anglophone, je tombe sur « The Open Diary », qui offre le même service (« Want to have your own online diary ? Click here to start a public or private diary. It’s easy and it’s free ! »), et dit proposer actuellement à la lecture 152.274 journaux en lignes de 76 pays différents ! J’ai peine à le croire. Ne s’agirait-il pas plutôt du nombre des entrées ? Toujours est-il qu’il y a un index par tranche d’âge, et par pays. Je clique sur Europe, il n’y a plus que 1.099 journaux, dont 729 en Grande-Bretagne, et... 9 en France, je clique encore, un seul des 9 semble être en français, « Aveu » de Nathalie Monique, 16 ans... j’ouvre : il n’y a rien dedans ! Je picore les autres, des petites jeunesses qui racontent à la sauvette, en anglais parfois phonétique, parfois orthographié, leur quotidien... on est à mi-chemin du journal et du « chat » - qui les lit ? Sûrement pas des inconnus... elles doivent passer l’adresse à leurs copines. Je ne suis pas le lecteur de ça, je me suis vite sauvé, mais ça m’a démoralisé, réfrigéré... je suis fragile !
 

mercredi 18 octobre, 17 h.

Mon amie Tazuko vient de m’envoyer du Japon l’article qu’elle m’avait indiqué en septembre. Imaginez : « Keeping a diary in cyberspace », par Yasuyuki Kawaura, Yoshiro Kawakami et Kiyomi Yamashita ! C’est extrait d’un numéro spécial de Japanese Psychological Research (1998, vol. 40, n° 4, p. 234-245). Imaginez donc, à lire ce titre, comme j’étais excité ! et du coup la profondeur de ma déception !...
Le premier étonnement, c’est l’étendue du cyberdiarisme nippon : ces trois psychologues, en utilisant les moteurs de recherche, puis en contrôlant, auraient repéré 1.527 sites contenant des journaux en ligne ! A chacun d’entre eux ils ont envoyé un questionnaire, et ils ont eu en gros un quart de réponses exploitables (377, soit, précisons-le, 24,7%).
La déception, c’est la méthode employée. Car de ces 1.527 sites, ouverts à la lecture, ils ne disent absolument rien ! Pour être sûrs de rester objectifs, ils n’en ont pas lu un seul ! Le questionnaire n’est pas établi d’après une observation préliminaire. Ils auraient pu, à partir d’un échantillonnage, étudier la morphologie et le fonctionnement des sites, dresser une typologie provisoire, puis tester et affiner leurs hypothèses par leurs questions. Pas du tout ! Ils ont fait dans l’abstrait, d’après les descriptions classiques des journaux sur papier, un classement rudimentaire selon deux critères : le destinataire (soi, ou les autres) et le sujet (les faits, ou les sentiments), et en croisant les deux ils obtiennent quatre types, dont ils vérifient l’existence dans le domaine du cyberspace. L’étude affiche une précision mathématique et déploie les apparences de la scientificité sur... du vide. C’est comme si on établissait, à grand renfort de décimales, que les gens de plus de 60 ans, sont, à une écrasante majorité, plus âgés que les gens de moins de 60 ans. J’exagère à peine. On apprend que ceux qui disent écrire pour autrui accordent plus de soin à faire référencer leur site que ceux qui disent écrire pour eux-mêmes. D’ailleurs ça paraît bizarre qu’on puisse dire qu’on tient un journal en ligne uniquement pour soi – mais tout est bizarre dans cette enquête où jamais n’est posé le problème de l’identité (le nom propre, les pseudonymes) ni celui des rapports réels que les diaristes entretiennent avec leurs lecteurs. Tournons la page, oublions cette parodie de science...
 

jeudi 19 octobre, 9 h.

Hier j’ai eu la tentation de mettre en ligne ce journal, en ouvrant une page de plus dans « Autopacte ». Le plaisir d’être autonome. Ne rien demander à personne ! Tout seul comme un grand. Et surtout, sans l’annoncer. J’ajouterai une rubrique sur la page d’accueil. Ce sera, de facto, réservé en prime aux rares visiteurs du site, qui pour la plupart ne le remarqueront pas. Tranquille dans mon coin. – Après cette rêverie, la gêne reprend le dessus. Oui, je puis mettre en ligne d’un bloc tout ce que j’ai déjà écrit. Mais je n’arriverai pas à écrire une nouvelle entrée sous la menace d’une publication immédiate. J’ai beau composer dans l’instant, ne rien modifier après coup. J’ai beau. Pourtant. Pourtant j’ai besoin d’un temps devant moi. Un délai de sécurité (quand je parle d’autrui). Un temps de maturation. Que la pâte repose. Mon écriture éveille en moi des harmoniques que je dois laisser vibrer, pour trouver le fil de l’entrée de demain. En publiant illico, j’aurais l’impression de mettre la pédale sourde, de couper mes élans – Tu n’es pas forcé de faire ça chaque jour... tu pourrais mettre en ligne chaque semaine... « autopacte » hebdomadaire... – Peut-être, mais ça se rapprocherait du livre... – Tu fais bien, chaque semaine, une revue de presse pour tes étudiants, tu pourrais, sur Autopacte, tenir chronique de tes humeurs et de tes rencontres... Jusqu’à présent tu as publié des journaux spécialisés (Le Moi des demoiselles, « Sincérité », Lucile Desmoulins, « Cher écran... ») où tu mettais le thème principal en résonance avec des épisodes de ta vie quotidienne. Tu pourrais inverser, avoir une chronique générale qui ferait communiquer tes différents projets ?... – Je ne sais pas. Je vais voir.
 

vendredi 20 octobre, 8 h.

Délicieuse journée, hier, à l’abbaye de l’Epau (Le Mans), même si le sujet de la rencontre (la vieillesse) était pénible. Dans le train, à aller, je lis, acheté gare Montparnasse, le dernier livre de Dominique Wolton – à peine un livre, une interview où il ressasse ce qu’il a déjà dit dans Internet, et après ? Cet homme a l’air fâché. Il se bat contre une idéologie, celle de la « société de l’information ». D’accord. Mais comme elle fait d’Internet son Dieu, il se croit obligé d’en faire son Diable. Dommage. Tout ce qu’il y a de nuancé dans son propos est gâché par ce fanatisme. La déception vient aussi du vague de sa position personnelle. Le seul intérêt de l’interview aurait été de le faire parler de lui. Pourquoi est-il si aigre ? Quelle est son expérience directe d’Internet ? A-t-il un site ? Qu’a-t-il observé en surfant ? Jamais rien de précis. – Au kiosque, on vendait aussi Les Folies d’Internet de Daniel Schneidermann, rassemblant ses articles de cet été dans Le Monde. Là, en revanche, c’est du concret. Le journaliste raconte son Odyssée ou sa descente aux Enfers, il vous fait rire ou trembler, tout est bouffon, extravagant, effrayant. Oui, c’est vrai, dans un espace sans tri ni censure, tout peut advenir. Oui, Internet demande un explorateur solide et avisé. Mais pourquoi ne pas penser que les médias devenus traditionnels, dont on vante le pouvoir formateur (alors qu’on les accusait il y a trente ans de nous décerveler !), ont rendu l’homme capable de se diriger dans le chaos d’Internet comme dans le labyrinthe de la vie ? – Je m’imagine, dans une table ronde ou une émission, confronté à Wolton ou Schneidermann. Ils ne feraient de moi qu’une bouchée.
 

samedi 21 octobre, 9 h.

Moi aussi, je vais finir par paraître aigri ! Wolton, c’est un agité. Les psychologues japonais, des savants pour rire. L’excellent Dominique Noguez, un lettré effaré. Et ainsi de suite. Il n’y a que moi d’à peu près potable ! Faut contrôler ses humeurs, surtout si on veut paraître en public... - Mais il faut lâcher ses humeurs, pour s’en libérer et les voir ! N’est-ce pas cela, le journal intime ? - Mais pour bien les voir, il faut l’œil de l’autre, et c’est l’idée de publier qui le fait resurgir ! – Cette tension entre vidange et contrôle, expression et répression, c’est un accordéon délicat. Ne pas resocialiser (de suite, ni à terme) ses déchets asociaux. Se libérer de ses humeurs sans mariner dedans. – Mes coups d’humeur construisent, évidemment, l’image que j’ai de moi. Je suis, sachez-le bien, très nuancé, rien d’un polémiste. Sérieux, je pars toujours du réel. Et démocrate, ouvert à l’expression de tous. Suis-je cela ? C’est ce que je crois. Mais je suis aussi plein de passion, borné par mes œillères, et pas qu’un peu sectaire... – Et lucide, avec ça !... – Quand on publie un livre, on attend de se voir dans le miroir des autres. On doit effacer, comme la buée d’une vitre, la gentillesse...
J’ai besoin de temps pour ce journal. Il se fait en moi un travail qui ne saurait pas être coupé. Chaque chose est une suite, a une suite, c’est un lent tissage. Il y a ce que je diffère, qui mûrit dans ma tête, ou que je renonce à dire. Ce n’est pas le feuilleton d’une expression quotidienne, que je pourrais livrer « en ligne ». Plutôt une sorte de composition musicale. Et puis j’ai besoin d’être à l’abri... Si bien qu’hier j’ai fini par une demi-mesure. J’ai mis en ligne la présentation de « Cher écran... » rédigée en juillet pour la revue électronique Bollettino ‘900. Peut-être un jour mettrai-je en ligne ce journal – mais quand il sera fini.
 

dimanche 22 octobre, 9 h.

Je replonge dans le Web... Figurez-vous que mon peintre – celui dont le ménage bat de l’aile, à qui sa femme a proposé un contrat, genre Beauvoir-Sartre, de liberté réciproque – eh bien sa femme a surpris une page imprudemment laissée sur l’écran, et le soupçonne de raconter leur histoire, à son insu, à la terre entière ! Et ça, c’est pas du tout dans le contrat ! – Il a prétendu qu’il écrivait un roman ! Les noms sont changés, effectivement, mais alors pourquoi le narrateur s’adresse-t-il à des lecteurs, qui ont l’air d’être sur le Net ? Si peu avertie soit-elle, sa femme a bien dû comprendre. Du coup, à tout hasard, il nous fait ses adieux. Si on ne le revoit plus, on saura pourquoi ! – Le premier réflexe pourrait être de copier l’ensemble de ce journal, qui va sombrer, comme on jette une bouée à quelqu’un qui se noie. Finalement on se contente de méditer, comme Hugo devant l’océan : « Où sont-ils, les marins sombrés dans les nuits noires ? / O flots, que vous avez de lugubres histoires... » - Les histoires ne sont pas toujours lugubres, et Ariane Fabre – qui m’étonne par la maîtrise de soi qu’elle garde dans ses épreuves actuelles – se lance dans un boulimique programme de lecture des cyberjournaux. Chaque jour, elle va indiquer son coup de cœur, faire un lien, et comme ça les autres journaux, grâce à elle (mais j’ajoute : si on la lit, elle !), trouveront le public après lequel ils soupirent... Elle lira « en sympathie », comme on dit à l’APA, sans parler de ce qu’elle n’aime pas (j’approuve). – Nous voilà revenus à la convivialité du Net. J’ai réfléchi à l’actuel échec de JMag et écrit à Mongolo pour lui suggérer un plan de redressement en trois points, inspiré de l’expérience acquise à la Faute à Rousseau : passer à un rythme bimestriel ; organiser chaque numéro autour d’un dossier dont le thème serait annoncé à l’avance, sans hésiter à commander des articles ; sortir JMag de l’ornière des « Frequently asked questions » en l’ouvrant à l’univers du livre et des arts plastiques. Et puis le rendre plus attrayant sur le plan graphique et l’illustrer. Je lui propose pour novembre un article sur les webrings suédois, et pour janvier (nouvelle formule ?) une présentation des enveloppes de Marie-Dominique Pot. – Et du coup, cherchant dans l’index de « Cher écran... » le passage sur Marie-Dominique, je tombe sur ma première coquille : ça renvoie p. 309, alors qu’elle est p. 399. Mea culpa.
 

mardi 24 octobre, 8 h.

L’article de Libé est sorti hier. Il y a eu aussi les deux pages d’Isabelle Rüf dans Le Temps, très bien. Sur mon écran je regarde, comme un contrôleur aérien, circuler l’information : le Tisserand, un des premiers à recevoir le livre, lui a consacré une page dans son journal, Mongolo (l’Écosse est loin, il n’a encore rien eu) s’en fait l’écho, puis c’est Fran, Thierry Tuborg, etc. Pour l’instant, cela reste dans le champ des « collaborateurs ». Tous semblent heureux qu’on parle d’eux, et que le cyberjournal soit légitimé par un livre. Et moi qu’ils parlent de moi, et d’avoir l’onction du Web. Du coup je jette aussi un œil aux forums, baromètres de la vitalité des cercles. La SDV agonise (totalement vide, sauf des querelles puériles). La CEV a le vent en poupe (c’est mérité, le cercle est bien géré, les discussions gentilles). La liste de Mongolo est pleine de sérieux, mais peu fréquentée. Il y a mis un résumé de mes propositions pour relancer J Mag. On verra si on nous répond. La position d’animateur bénévole est difficile : on attend tout de vous, on ne se manifeste que pour râler, et vous, vous avez pris des engagements qui parfois dépassent vos possibilités. Tension, aigreurs. Pour que JMag marche, il faudrait être plusieurs. J’ai donné des conseils sans pouvoir m’y engager. La Faute à Rousseau absorbe mes énergies. Mais ça m’aurait tenté...

9 h.

J’indique parfois l’heure, comme ici, pour séparer les sujets. Je n’aime pas faire des paragraphes, qui pourtant faciliteraient la lecture. J’aime écrire d’une seule coulée.
Dimanche soir, explorant au hasard de nouveaux sites, je lis la dernière entrée, 19 octobre, d’une certaine Frannie... et je tombe en pleine crise : cette jeune fille de dix-neuf ans, qui a commencé en avril, avoue à ses lecteurs que depuis le début elle leur a menti ! – Un cas d’école ! Toujours la question qu’on me pose : et si on vous mentait ? si c’était inventé ? Je réponds que ça doit être rare, parce que mentir longtemps est un boulot monstre. Et puis c’est la rançon du pacte, je prends le risque. – Frannie, au bout de six mois, a craqué. Elle s’était inventée une sœur, dont elle parlait peu. Ses histoires de copains, pas très claires mais banales, transposaient l’histoire du vrai copain, qui d’ailleurs lisait le journal. Et puis elle a brouillé les pistes sur son domicile et celui de ses parents. Un cocktail de roman familial (la sœur), de pudeur (le copain) et de prudence. Le tout ne concernant qu’une portion minime du journal, le reste garanti vrai. Vrai de vrai, Frannie, maintenant ? On va te croire ? Est-ce que t’es pas un vieux moustachu qui se fiche de nous, et redouble sa tromperie en la mettant en abîme ? – Mais non... J’ai lu le journal depuis le début, en entier, ce sont des ruses candides... Frannie est jeune d’esprit, sérieuse, douée pour écrire (quoique un peu longuette)... Elle s’est emmêlée dans ses jeux de rôle. Dès le début – c’est ça le vertige - elle parle de son goût pathologique des déguisements (29 avril), j’avoue pourtant douter de ses perruques... Mais voici que, le 1er mai, elle dit vouloir faire une étude sur les journaux virtuels, et se demande si Philippe Lejeune n’est pas déjà sur le coup ? Elle pose la question à La Luciole (indiscrète et chère Luciole !) qui – j’en apprends de belles - lui envoie franco mon journal de « Cher écran » ! Et voilà ma Frannie en proie à une « jalousie féroce » (je la comprends) puis, à la réflexion, plutôt contente de voir son désir légitimé. - Comment ne pas croire à un journal dans lequel on figure ? Je me laisse donc aller... Bavard au printemps, le journal maigrit en été, tourne à l’album photo, Frannie attend la rentrée des classes pour que l’inspiration revienne... puis elle craque, se met à table, avoue tout et attend notre verdict. Bizarrement, elle dit vouloir reprendre un journal, cette fois véridique, ... le 15 janvier ! Pourquoi cette date, et un tel délai ? Et comment, à 19 ans à peine, peut-elle finir une licence en Sorbonne ? Me voilà repris de doute...
Dans le doute, je préfère croire. J’ai été ému, hier soir, de lire ce qui sera peut-être la dernière entrée de mon peintre. Il ne peut plus tenir son journal depuis que sa femme en connaît l’existence, il se reproche de l’avoir trahie, mais il a connu ces derniers mois un tel plaisir à le composer que cet arrêt est pour lui comme un suicide !
Frannie et lui se sont lancés à l’aveuglette dans un jeu dont ils maîtrisaient mal les règles. Frannie, sans réaliser que dans un espace régi par un pacte de vérité l’invention s’appelle mensonge ; Claudio (c’est le « nom » de mon peintre), que dans un espace régi par un contrat de solidarité (le mariage) son journal public était une trahison. Ce qui les a aveuglés tous deux, c’est un incoercible désir d’écrire, de créer et d’offrir un univers de langage. Il leur sera beaucoup pardonné !
 

mercredi 25 octobre, 8 h.

Statistiques : à la date d’aujourd’hui, les 100 diaristes de la CEV se répartissent ainsi :
Sexe : Hommes, 36 ; Femmes : 62 ; couple : 1 ; sans information : 1.
Pays : Québec et Amérique du Nord : 69 ; France et Europe : 27 ; sans information : 4.
Le profil type me semble être la jeune fille de 20/25 ans habitant à Montréal.
Ce qui m’a surpris en faisant ce comptage, c’est la nette prédominance féminine (je vivais avec l’idée d’une égale répartition entre sexes), et la montée en ligne des Français (ils font désormais plus d’un quart des effectifs).
Impossible de savoir exactement les âges : la rubrique n’est jamais remplie. Mais j’ai suffisamment ouvert et picoré tout au long de cet inventaire pour me rendre compte que ça ne change pas : l’immense majorité a entre 20 et 30 ans.
Reste à savoir la durée de vie des journaux, et leur taux de renouvellement depuis l’an dernier. C’est le boulot le plus long, je dois le préparer pour être opérationnel au 4 novembre (premier bilan annuel). Ce sera sans doute, en même temps, la fin de ce journal – que je reprendrai peut-être, qui sait, le 4 octobre 2001 ?

15 h.

Je pars deux jours pour Rotterdam, à un colloque d’historiens des mentalités consacré aux « ego-documents ». On parlera surtout, semble-t-il, de l’Europe classique. Ma communication sur « Cher écran... » va détonner. Un phénomène qui n’a pas cinq ans d’âge ! Raison de plus pour être solide. Le Tisserand, à qui j’ai donné à lire le début de ce journal, est content que j’ébauche, dans ma réponse à Isabelle Rüf, la synthèse qu’il aurait attendue en fin de livre. Il m’encourage à creuser la piste du temps... j’ai trois heures de train pour bâtir mon exposé !
 

samedi 28 octobre, 11 h.

Rotterdam, église des Pèlerins, d’où partirent les pionniers du Mayflower. Me voilà au milieu de la nef, debout derrière un pupitre, micro au chandail, prêchant Internet comme une nouvelle Pentecôte. Mon exposé ne détonne pas : les orateurs précédents ont pris les « ego-documents » non comme des sources de l’histoire, mais comme des faits historiques, des actes dont il faut percer les intentions, les codes, les modèles... Je ne fais pas autre chose en démontant le fonctionnement des journaux en ligne. L’information qu’ils nous livrent n’est pas l’essentiel. On aura mille autres moyens de savoir comment on vivait en l’an 2000. Mais ils diront comment on y respirait, comment on y étouffait, comment les moi circulaient... J’ai commencé par une comparaison entre le journal de Magdalena van Schinne (1788) et celui de Fran (1999), et terminé en disant ma hâte de rentrer chez moi lire la suite des aventures de Claudio et Frannie, illustrant ainsi la position du lecteur « synchrone »... Et j’avais bien raison – rien que de bonnes nouvelles, ce matin ! Claudio s’est expliqué avec sa femme, il fait le discret mais rien à craindre, le journal va continuer... Frannie, qui attendait son verdict, apaisée par l’indulgence des lecteurs, recommence une nouvelle vie sur le Net, sa vraie vie cette fois. Elle ouvre un nouveau journal, L’Heure bleue, en intégrant les contes bleus de l’ancien dans les « archives ». Elle est moins bavarde, plus directe, et ma foi tout à fait sympathique. Elle s’est débarbouillée, elle est toute fraîche.
 

dimanche 29 octobre, 9 h.

Vanitas vanitatum ! Liloo n’a pu s’empêcher de dire à Gaétan qu’elle était dans « Cher écran... ». Ils se sont disputés au téléphone et je suis cause (indirecte !) qu’ils ne se voient pas ce week-end ! A vrai dire ils se disputent depuis un an, puisque c’est à la suite d’une première « rupture » que Liloo a commencé son journal. Couple en crise, journal en ligne. Je repense à Claudio, à Fran, à tant d’autres... Gaétan demandant à Liloo un « droit de réponse », elle va donner son adresse dans sa page d’accueil, lecteurs et lectrices pourront lui dire ce qu’ils pensent, et lui leur répondre... grande lessive ! De quoi suis-je responsable ? – Le problème, c’est l’intrusion des médias publics dans l’espace semi-privé d’Internet, la manière dont on braque les projecteurs sur une pénombre où chacun se croyait à l’abri. Je suis l’un des relais. Mon livre restera confidentiel. Mais il alerte des journalistes qui vont lancer, sous une forme plus sommaire, l’information vers le grand public. Ce sont des ogres qui sentent la chair fraîche. En août, Le Point a contacté Liloo. Puis Jean-Luc Delarue, en septembre, pour une émission télé sur le quotidien des femmes – elle a refusé. Personnellement j’ai dissuadé la revue Construire de la contacter. J’ai gommé mes propos sur elle dans Libé. Les mots n’ont pas la même résonance murmurés dans un livre ou claironnés dans la presse. Mais au départ, n’a-t-elle pas pris le risque, en s’affichant sur Yahoo comme « une petite Suissesse qui cherche à être bien dans sa peau » ?
 

mardi 31 octobre, 9 h.

Tout roule, et ce journal va vers sa chute. Je me suis mis, dès le retour de Rotterdam, à préparer l’inventaire du 4 novembre, l’essentiel étant la durée des journaux. Je les prends un à un, je les ouvre – presque comme des huîtres ! J’écarte la page d’accueil, je vais fouiller au fond des archives, j’attrape délicatement l’« attache » du journal, sa première entrée, je note la date sur mon registre... C’est lent parce qu’au passage il est impossible de ne pas lire : je déguste une page, je la hume, papilles, palais, gosier... me voilà redevenu taste-vin, je fais tourner dans ma bouche, j’avale, je recrache... Je m’embrouille pour dire comme tout est ici question de goût. Mon inventaire se terminera par des chiffres, mais l’essentiel est ailleurs, dans ces saveurs, ces frôlements, ces courants d’air... Je passe par des crises d’amitié, des rêveries, des énervements... Je me réveille au bout d’une demi-heure n’ayant pas avancé d’un pouce dans l’inventaire, pour avoir lu, happé par une voix, des douzaines de semaines... ma facture de téléphone va être salée !
Tout roule, j’ai terminé l’article sur les webrings suédois, Mongolo, ayant consulté ses troupes, se rallie au rythme bimestriel, au dossier thématique, etc., c’est un rude boulot en perspective, pour une petite équipe, mais qui la formera ? – Ce que j’adore dans une recherche comme celle-ci, c’est être seul. Ni retards, ni parlottes. Droit au fait, et fouette cocher ! – J’aime aussi travailler avec les autres – quand ils travaillent. C’est ça qui est merveilleux à l’APA. Si enrichissant. En fait j’aime avoir deux espaces, un à moi, un, ou plusieurs, partagés. « Cher écran... » est à cheval sur tout cela. Il y a mon enquête, mon journal. Mais c’est un livre qui s’est entièrement fait avec et par les autres. J’ai beau signer le livre, calculez, j’en ai à peine écrit le tiers ! Je suis un imposteur, un parasite ! Non... c’est un livre collectif. Il ira rejoindre, dans la liste « du même auteur », la rubrique « en collaboration », où sont les livres les plus chers à mon cœur, ceux des passions partagées : Calicot, que j’ai écrit avec mon père, « Cher cahier... » , d’où est sortie l’APA, Un journal à soi, l’aventure de l’expo vécue avec Catherine, et c’est maintenant, avec Le Tisserand, Mongolo & Cie, la traversée d’un Mayflower informatique vers de nouveaux territoires de l’intime...
 

mercredi 1er novembre, 9 h.

Au Québec, ils sont tous d’accord : il a neigé ! - Ces « nouveaux territoires de l’intime », c’est une formule provocatrice qui m’était venue en signant le livre. Annie Ernaux m’envoie un petit mot nuancé là-dessus, où elle exprime un « trouble » qu’il m’arrive de partager. Certes, je ne vais pas m’y mettre (« Philippe Lejeune, qui tient son journal sur Internet... », annonce la Quinzaine littéraire !). Et parfois je trouve que le territoire tourne à la zone. Mais c’est à moi de trier. Il faut changer de comportement. Annie Ernaux, comme bien d’autres, est séduite par Mongolo. Prenons le meilleur, comprenons le reste. Et le meilleur n’advient que grâce à cette incroyable liberté. – Le reste, par exemple, c’est le site collectif « Mon journal », découvert hier grâce aux liens du Cercle des jours écrits et imagés. Existait-il l’an dernier ? Au premier degré, c’est sans intérêt : une trentaine de personnes ont déposé là des bribes dépenaillées de journaux sans suite, un peu comme les bouts de laine sale que les moutons laissent en se frottant aux barbelés. Au second degré, c’est passionnant. Ce site réalise l’expérience de laboratoire rêvée. Deux paramètres sont changés, par rapport au journal en ligne. 1) absence d’initiative (la personne n’a rien d’autre à faire que d’écrire, comme à la craie sur un tableau noir vide) ; 2 ) absence de retour (interdit de dévoiler sa vraie identité, et de communiquer son adresse e-mail). Tout ce qui fait le charme du journal en ligne (la création, la réponse) a disparu. On écrit dans le vide, en public, sans savoir si on est lu ! L’intimité du cahier a disparu, sans être remplacée par un retour gratifiant. C’est angoissant comme le silence d’un analyste. Au bout de deux ou trois fois, les apprentis diaristes abandonnent, ils ont raison. D’un autre côté l’absence de retour fait qu’on se gêne moins, on écrit nature, comme sur un vrai cahier, pour soi, sans rien expliquer – ce qui décourage au bout de trois phrases le lecteur de bonne volonté. Le respect d’autrui et le souci de plaire ont du bon – à partir du moment où l’on occupe un espace public ! – Qui a pu inventer ce système étrange ? Le site communautaire suédois « Dagbok Direkt », lui, permettait au diariste d’avoir une réponse et semblait, du coup, mieux fonctionner.

10 h.

Je continue ma tournée... Libé parlait hier des sites « psy ». Mon Psychomédia québécois tient le coup avec ses cinq journaux « exemplaires » (Angi, Bilbo, Coucou, Fouine et Titanic), dont certains sont en panne sèche depuis des mois, et semblent « sous contrôle ». Les sites français analogues, PsychoNet et Psyzone, ne font aucune percée de ce côté-là. La « Journal Therapy » n’est pas à l’ordre du jour. L’écriture apparaît sous la forme du « chat » en ligne avec un psy (?), ou de « forums » qui sont des sortes de « courrier du cœur » ou de « SOS Amitié ». On y récolte de sages conseils, on compare son vécu à celui d’autrui. La demande semble la même que dans certains journaux en ligne. Mais l’attitude est différente. On n’écrit qu’une fois, c’est à peine de l’écriture, rien n’en reste et il n’y a pas de suivi. Celui qui crée un site, au contraire, se pose en personne responsable et prend une option sur l’avenir. Je suis frappé, ému, du sérieux des journaux en ligne – jusque dans la maladresse de leurs déclarations liminaires. Le journal n’est pas une thérapie, me semble-t-il, plutôt une hygiène. Mais le journal en ligne, qui prend le risque d’une réponse d’autrui, est peut-être moins loin de la thérapie que le journal solitaire...
 

jeudi 2 novembre, 15 h.

J’ai sous-estimé le travail. Dresser un inventaire au 4 novembre, et comparer à l’année précédente, ça paraît simple. Bernique ! D’abord les webrings sont parfois bien mal tenus, en particulier (désolé !) le Cercle des jours écrits et imagés. Certains sites n’ont rien à voir avec le journal (on trouve même un site pornographique !). On présente comme actifs plusieurs sites explicitement arrêtés par leurs auteurs, et d’autres de facto abandonnés depuis six mois et plus. Certains sites sont fantômes, on clique : « Not found » ! D’autres ont changé de nom, ou reprennent sous une nouvelle étiquette après un an de sommeil. Etc. Mais surtout j’ai un filet à mailles trop larges. Entre deux « 4 novembre », un journal a eu le temps de vivre et de mourir. Je bénis alors l’inertie des webrings, qui conservent la trace de ces étoiles filantes. En fait, la durée de beaucoup de journaux, c’est quelques mois. Et c’est normal. C’est comme dans la vie. Le journal est souvent une activité de crise. C’est un peu en contradiction avec le projet à long terme de se recruter un public. Votre copine vous quitte, vous bâtissez un beau site, vous ameutez les lecteurs. Vous trouvez une autre copine ? Pof, vous les laissez tomber comme des vieilles chaussettes. Ils ne manqueront pas d’autres esseulés à suivre ...
Voici un coup d’œil – attention !
Besch, 30 ans, solitaire et dépressive, commence un journal en janvier et l’arrête en juin, au bord du suicide, déçue de n’avoir guère eu de lecteurs (Bienvenue chez Betch)... Armand, 20 ans, attaque en janvier à la fin d’une liaison et s’arrête début mars au début d’une autre, après une expérience positive de communication (Come to me). Même profil pour ce garçon de 25 ans, français, qui écrit entre deux amours, du 11 décembre 1999 au 12 juillet 2000, et termine en nous remerciant de notre soutien ( Entre parenthèses). Journaux de deux mois, six mois, qui restent en ligne, orphelins... Pourquoi Ben, 20 ans, à Lyon, construit-il un journal à la mise en page sophistiquée le 22 juin 2000 pour l’abandonner sans un mot d’explication le 13 juillet ? (Durevie). C’est le record de brièveté : trois semaines ! Mais voici que naviguant sur les pages perso de Citeweb je trouve le journal d’un transsexuel, Dominique Duceppe (Le suivi de ma transition), qui va en gros d’avril à octobre, il vient d’arrêter le 27, sa transition est finie ! – Un cadre d’entreprise informatique, 50 ans, a du vague à l’âme, il ouvre un journal (18 avril 2000) ; le lendemain, coup de hasard, son patron lui propose de s’associer, avec 10% de l’entreprise ; il hésite, pense refuser, puis accepte et arrête son journal (18 mai, un mois pile !). C’est typiquement un journal de délibération (Le Journal de Koyotte) - Où était l’an dernier ce Journal d’une jeune fille (in)soumise que je n’avais pas remarqué, qui court d’octobre à décembre 1999, reprend en février et s’arrête en juin ? Difficile de suivre les bonds de ce journal égaré... Comment se fait-il que Jebou et Solye (Journal intime d’une jeune couple ) s’arrêtent en rase campagne le 24 janvier 2000, dernier mot : « bye, à la prochaine », alors que la page de titre porte en frise « Solye est toujours enceinte ! ». Depuis, silence radio – on craint le pire.
Oui, il y a quelque chose de pathétique dans ces velléités, ces errances, ces tronçons de vie épars. J’ai souvent l’impression de passer après une tempête...
 

samedi 4 novembre, 10 h.

... pour m’apaiser je lis mes diaristes au long cours, je rejoins la sagesse de Mongolo, la sensibilité de Zuby, le quotidien de Liloo ; les effervescences de la Luciole – des styles si différents ! Chaque soir je vais les border dans leur lit, à moins que ce ne soit eux qui me bordent dans le mien... J’aime aussi qu’ils se lisent entre eux : l’Idéaliste vient de découvrir, comme moi, après coup, l’aveu que Frannie a fait de ses mensonges, et s’est mis à lire son journal, qu’il aime. Et moi, qui lis et aime aussi Frannie, me voici bien embarrassé. Dans son entrée d’hier, elle détaille sa gourmandise à attendre « Cher écran... », le rituel de l’achat, l’ombre d’une jalousie qui lui reste, mais de cette lecture, qu’elle retarde un peu pour faire durer le plaisir, elle se lèche d’avance les babines. Sait-elle que je suis là, derrière son écran, et que je vois tout ? C’est agréable d’être attendu, mais la situation est plutôt gênante... Ma punition serait – ou sera - qu’elle soit déçue !

18 h.

J’ai fini mes comptes. Il faut prendre les chiffres que je vais donner pour une indication, pas plus. Ma méthode n’est pas au point. L’an dernier j’avais considéré comme « en ligne » les journaux donnés pour tels par les cercles, même s’ils étaient en panne depuis longtemps. J’aurais dû éliminer tout journal inactif depuis un mois. Pour être cohérent (et par facilité !), j’ai reconduit cette procédure laxiste. D’autre part, je n’ai pu ouvrir certains sites. Supposons donc que mes erreurs en plus et en moins s’équilibrent ! Le sondage annuel a l’avantage d’être assez facile à exécuter (même si je viens d’y passer plusieurs jours...). La vraie méthode serait d’observer en continu, de faire une fiche sur chaque journal en ligne, puis sur chaque nouveau, en notant son extension, son rythme... voilà une idée pour Frannie, le jour où elle cherchera un sujet de maîtrise !
J’ai donc trouvé 126 journaux. C’est presque deux fois plus que les 67 de l’an dernier. Sur ces 67-là, 48 survivent, 19 ont disparu – en fait probablement plus : disons qu’il y a 2/3 de survivants – ce qui n’est pas mal - et de bien plus nombreux nouveaux venus.
Sexe des diaristes : 72 femmes, 49 hommes, 4 couple et 1 cas indéterminé : en gros 60 % de femmes et 40 % d’hommes (même tendance que pour les journaux non-web).
L’âge des journaux est : moins de trois mois  18
    De trois mois à un an   47
    Entre un et deux ans  38
    Entre deux et trois ans 14
    Plus de trois ans    7
Donc 65 journaux (environ 50 %) ont moins d’un an. S’il y a plus de journaux de plus d’un an que de survivants de l’an dernier (vous me suivez ?), c’est parce que sont apparus dans mon champ d’observation des journaux qui, au 4 novembre 1999, étaient en ligne ailleurs ou pas en ligne (cas Tuborg).
Origine géographique : je n’ai pas fait de nouveau comptage depuis le 25 octobre – supposons que ce qui vaut pour les 100 journaux de la CEV vaille pour ces 126 journaux : il y aurait un bon quart d’Européens. Mais comme la population du Québec est de 7 millions d’habitants, l’écart reste gigantesque. C’est « la fracture diaristique » !
 

dimanche 5 novembre

Jour où je devais arrêter... mais je vais jouer les prolongations. Guère eu le temps d’écrire aujourd’hui. Je me donne un petit délai pour mettre un point final à ce « retour ».
 

lundi 6 novembre, 22 h.

Avant de fermer boutique on range ses petites affaires...
Quoi de neuf ?
En vrac : Vanicaramel, que je ne connaissais pas, m’a écrit ; au vu du pseudo, j’imaginais une gamine, c’est une mère de famille, prof dans la région parisienne, qui tient un journal sympa, type chronique pleine de bonne humeur ; elle ne croit pas le journal intime possible sur le net – on a discuté. – Claudio, le peintre au ménage fluide, a décidé de continuer son journal, encouragé par ses lecteurs : ouf ! – J’ai écrit au webmaster de « Mon journal » (de quoi je me mêle ?) : il a commencé en avril, il est sympathique, plein de bonnes intentions, mais ne semble pas voir que la réalité ne suit pas : j’ai ouvert hier les 29 journaux annoncés – il n’y en a que deux qui marchent (Crusoe et Artur) ; je lui ai conseillé de permettre la réponse par e-mail – Zuby et Frannie se sont-elles donné le mot ? Zuby, elle aussi, a mis en scène l’arrivée chez elle, samedi, de « Cher écran... »  ; et depuis toutes deux se taisent : aïe ! Mais mon livre est si long... – J’ai reçu la commande passée à Thierry Tuborg : la version-papier de son journal 1995-2000, un fort volume de 400 p., autoédité en photocopie...
Et cetera !
Et cetera...
 

mardi 7 novembre 2000

Pourquoi n’arrive-t-on pas à fermer boutique ?
J’ai tout dit, mais je m’accroche à mon destinataire. On est comme deux copains de lycée. Je le raccompagne à sa porte, on bavarde, il me raccompagne à la mienne, ça n’a pas de raison de finir ! Sauf qu’il en a vraiment marre, lui, maintenant, et que je ne m’en aperçois pas ! Situation embarrassante – dans la vie. Car ici, vous êtes parti, je continue à pérorer tout seul – c’est pas grave !
Et puis c’est toujours difficile de lâcher, pour s’élancer dans un avenir peut-être vide... ? Pourtant j’ai du pain sur la planche, non sans rapport avec ce que je quitte... Le 18, exposé au séminaire « Genèse et autobiographie » sur les brouillons du Temps immobile, tome 1 : Claude Mauriac artisan de l’hypertexte, virtuose du couper-coller... Le 24, à Besançon, communication au colloque « Les réticences du moi », et Dieu sait s’il est, réticent, le cybermoi ! A dire vrai, j’ai plutôt l’intention de faire un examen de conscience sur mes bizarres réticences, à moi, devant la fiction... Mais après ? « Qu’est-ce que vous nous préparez de beau ? », disent aimablement ceux qui n’ont pas lu votre dernier livre...

18 h.

Liloo s’est procuré « Cher écran... » , son premier geste a été de consulter l’index, elle a été blessée par mon ton à son égard. Elle le dit dans son journal, mais gentiment puisqu’elle sait que je le lis, et qu’elle est gentille, et pas du tout « bécasse », comme elle suggère que je pense qu’elle est ! Elle ne veut pas, elle, me blesser, et puis elle est malgré tout contente d’être dans un livre. Je savais qu’elle serait atteinte... J’ai pris de plus en plus de sympathie pour elle, mais il fallait laisser la trace de cet apprentissage. Dans le livre même, j’ai fait amende honorable. Et dans la lettre que je viens de lui envoyer, je lui explique en quel sens il faut prendre l’adjectif « candide » - le naturel de son journal, qui évite, lui ai-je dit, toute autocensure et toute recherche d’effet, et la rend très vulnérable. Il y a peu de diaristes sur le Net qui aient ce ton : elle est la preuve vivante de la possibilité de l’intime, et des risques auxquels il expose. C’est au lecteur d’être digne d’une telle confiance, ou de se retirer. – Cela m’a tracassé toute l’après-midi – je lisais Claude Mauriac, et voici que je tombe sur un passage (p. 266) que je vais, moi aussi, couper-coller, parce qu’il y dit ce que je sens. Il est devant Léautaud comme je suis devant Liloo. Je vous laisse avec lui. Et je reviendrai l’an prochain méditer en octobre, et boucler mes comptes au 4 novembre, promis... A bientôt ? !

Paris, lundi 6 décembre 1954

Lisant le journal de Paul Léautaud, dont le premier volume vient de paraître, je m’étonne de la tranquillité avec laquelle il étale les pauvres histoires d’une pauvre vie. Non que celles-ci ne m’intéressent : je les trouve divertissantes, parfois même touchantes. Mais la possibilité du ridicule est toujours là : il y suffirait de l’intention ironique du lecteur. Or ces secrets personnels ont trop de gravité (je songe aux miens, dans mon Journal à moi, où j’évite désormais autant que je puis l’égotisme) pour que l’on risque de les voir moquer. Dérision qui existe déjà en puissance de moi à moi et qui fait que je renonce, le plus souvent, à l’encourir en négligeant toute référence à ma vie personnelle [...].
L’exemple de Léautaud (après quelques autres) me prouve que j’ai peut-être tort de me méfier ainsi de moi-même ; qu’en ce genre de témoignage, la sincérité compte seule, ou plutôt l’exactitude du trait, le respect du fait – et que plus on amoncelle ce genre de petites informations personnelles, plus on donne des armes contre soi-même, mais plus aussi on risque de conquérir quelques cœurs compréhensifs et fraternels.
 
 

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