Le journal d’Annick, 7 ans et demi

[ publié en 2005 dans la revue de l'IUFM de Rouen, Trames ]

[Voir aussi le site
www.arianegrimm.net]

     Pourquoi et comment un enfant apprend-il à tenir un journal ?

    Ces questions semblent du ressort de la psychologie de l’enfant et de la génétique des textes. Mais, jusqu’à présent, aucune de ces deux disciplines ne s’y est intéressé.

    La génétique des textes, c’est compréhensible, se concentre sur les brouillons des grands écrivains plutôt que sur l’apprentissage des pratiques ordinaires. Mais il pourrait être instructif d’examiner comment un enfant se met à écrire « je », comment il apprend à construire une image du présent ou à figurer sa vie dans un récit. Peut-être l’enfance de l’individu éclairerait-elle celle de l’humanité, et l’origine des genres.

    La psychologie de l’enfant, quand il s’agit d’étudier l’apprentissage du temps, ne prend pas en compte les productions écrites des enfants, en particulier leurs journaux. Lisez Piaget, Fraisse et leurs disciples, par exemple Jacques Montangero (La Notion de durée chez l’enfant de 5 à 9 ans, P.U.F., 1977) ou Hector Rodriguez-Tomé et Françoise Bariaud (Les Perspectives temporelles à l’adolescence, P.U.F., 1987) : ils procèdent tous par enquête orale, en étudiant les réponses faites à des questions choisies en fonction de leurs hypothèses. Ils ne se mettent pas en situation d’observer aussi des conduites écrites, indépendantes de leur observation.

    Seuls des pédagogues ont eu l’idée de se pencher sur les écrits personnels des enfants. D’où l’intérêt du livre de Clairelise Bonnet et Joëlle Gardes-Tamine, L’Enfant et l’écrit (A. Colin, 1990), consacré à leurs poèmes, récits, correspondances et journaux. Pour ces derniers, le corpus analysé ne comprenait pas de texte d’enfant de moins de onze ans – c’était donc plutôt un travail sur la pré-adolescence. Le livre de Pierre Clanché, L’Enfant écrivain (Le Centurion, 1988), fondé sur l’étude de « textes libres » produits en milieu scolaire dans le cadre de la pédagogie Freinet, établit que c’est à partir de neuf ans que l’enfant devient capable d’organiser par écrit un récit à la première personne. À quoi il faut ajouter le livre-manifeste d’Ève Leleu-Galland, Les cahiers, mémoires de vie (C.R.D.P. d’Amiens, 2002), plaidant pour une pédagogie du « cahier de vie » dès l’école maternelle.

    Je voudrais présenter ici, sans prétendre généraliser à partir d’un seul cas, peut-être exceptionnel ou atypique, l’apprentissage du journal fait par une petite fille de sept ans et demi. Il s’agit d’Annick M., née le 8 mai 1967, morte dans un accident en 1985 à l’âge de dix-huit ans. Son journal est venu à ma connaissance progressivement, à rebours du temps de son écriture. J’ai d’abord lu La Flambe. Journal intime d’une jeune fille (Belfond, 1987), qui reproduit, sous le nom d’Ariane Grimm, les quatre derniers cahiers du journal (février 1982-septembre 1983). Puis j’ai fait la connaissance de sa mère, éditrice du journal, Gisèle Grimm, et j’ai eu accès, grâce à son amitié, à la série des dix-sept Cahiers de mémoire, tenus de septembre 1977 à septembre 1983, de dix à seize ans. Ces cahiers ont été exposés en 1997 au seuil de l’exposition Un journal à soi (Association pour l’autobiographie et Bibliothèque municipale de Lyon, 1997, commissaire Catherine Bogaert), puis ils ont fait, à mon initiative, l’objet d’un film de 26 minutes (Bonjour petit Copper, réalisateur Roland Allard) diffusé sur Arte en 1998. Jusqu’alors je croyais que le journal d’Annick commençait à dix ans, le 1er septembre 1977, avec son premier Cahier de mémoire. Mais une plongée plus systématique dans la masse de ses écrits d’enfance fit apparaître qu’elle avait commencé trois ans plus tôt, en octobre 1974, à l’occasion de son entrée en CE1. Au cours de l’année scolaire 1974-75, elle fit cinq tentatives différentes, toutes assez vite abandonnées, pour tenir un journal. Ensuite, pendant deux ans (juillet 1975-septembre 1977), elle s’abstint, avant de revenir, mieux armée, et cette fois pour de bon, à cette pratique qui la fascinait.

    Mieux armée – comment ? J’ai parlé de « la masse de ses écrits d’enfance ». Gisèle Grimm a conservé avec soin l’intégralité de « l’atelier » de sa fille. Elle a suivi en cela l’exemple donné par Annick elle-même : dès l’âge de dix ans, et même avant, Annick s’est comportée en archiviste, répertoriant, classant, recopiant parfois et commentant ses propres productions. Nous allons donc pouvoir situer l’écriture de journal, essayée à sept ans, reprise à dix ans, par rapport à d’autres stratégies d’écriture, deux surtout : la correspondance et la fiction, pratiquées de manière continue pendant cette période, et dont le journal a pu, le moment venu, profiter ou prendre le relais.

    La correspondance : les parents d’Annick sont divorcés, Annick vit avec sa mère, dans une relation passionnée et anxieuse. Le premier usage qu’elle fera de l’écriture sera d’envoyer – mot impropre, la plupart de ses lettres étant échangées à la maison – disons plutôt d’adresser des mots d’amour à sa mère pour être sûre de garder son affection. Gisèle Grimm a réuni pour moi l’ensemble des lettres qu’elle a reçues d’Annick de 6 à 8 ans. La première (27 juillet 1973), pour laquelle elle a sans doute été aidée (elle sort juste de Maternelle) : « Maman, est-ce que tu n’es pas triste sans moi ? ». Ensuite, régulièrement, nombreux billets d’amour : « Maman, tu es belle, je t’aime », « Souris-moi, ne te fâche pas maman ». Et lettres plus classiques, écrites en vacances pour donner des nouvelles (voyage aux États-Unis chez sa tante, été 1974 ; colonie de vacances dans l’Isère à Pâques, puis en juillet 1975…).

    Au départ, le journal a pu n’être qu’une lettre différée. En juillet 1974, quand Annick est chez une de ses tantes en Angleterre, Gisèle Grimm lui donne la consigne suivante : « Au cas où tu ne pourrais pas m’envoyer de lettre, tu pourrais écrire sur un cahier ou sur des feuilles de papier des choses, des histoires, des impressions, tes malheurs, tes joies. Comme cela, je lirai tout ce que tu as écrit quand tu reviendras. Chic ! je serai contente ». Mais à partir du moment où il est pratiqué à la maison, le journal s’éloigne progressivement de la lettre et en diffère sur deux points : une énonciation autonome, le souci de conservation du temps. Écrire un journal, c’est se séparer de la mère, ouvrir un espace d’écriture indépendant, s’établir à son propre compte. Les relations avec la mère, si elles y sont évoquées, n’y seront plus qu’un objet de discours à la troisième personne. C’est donc un pas important dans la construction de la personnalité. D’autre part, une lettre envoyée est perdue pour son auteur, elle ne se constitue en série conservée que pour son destinataire (Annick, d’ailleurs, a elle-même méticuleusement archivé les lettres reçues de sa mère, dès qu’elle a su lire). Or l’objet principal du journal est de fixer le temps : on verra à quel point Annick est obsédée par cette idée. À sept-huit ans, elle arrête de tenir un journal dès qu’elle est séparée de sa mère, en vacances : l’urgence redevient alors d’écrire à maman pour retrouver le contact ; à la maison, certes, les petits billets quotidiens (rarement des lettres développées) continuent à être nécessaires pour s’assurer qu’on est aimée, mais la pulsion inverse (établir un espace à soi où l’on pourra survivre même si l’on n’est plus, ou si l’on est moins, aimée) se manifeste aussi, avec une obsession de fixer le temps qui n’est pas sans rapport avec la peur de ne pas fixer l’amour. J’essaie, maladroitement sans doute, de démêler ce qui explique l’émergence du journal pendant cette année. Pourquoi, néanmoins, Annick n’a-t-elle pas réussi en 1974-75 à développer un journal continu ? Parce qu’elle n’était pas encore vraiment capable de construire sa vie comme un récit, du moins dans le cadre factuel imposé par le journal.

    La fiction : avant même de savoir écrire, Annick dictait des fictions à ses baby-sitters (dictées qui ont été conservées) ; entre sept et dix ans, elle s’exerce à l’art du récit dans un nombre ahurissant de créations de toutes sortes : bandes dessinées, récits illustrés, que l’on trouve d’ailleurs épars au milieu d’autres types d’œuvres, chansons (qu’elle enregistra), poèmes, livres de « potions » (recettes), etc. Cet énorme corpus mériterait à lui seul une étude. Tout lui était bon pour s’exprimer en faisant des petits livres ou livrets cousus, illustrés, ou en remplissant des carnets, les journaux dont je vais parler n’étant au fond qu’une des branches secondaires, vite abandonnée, de cette boulimie de création – abandonnée, c’est mon hypothèse, parce qu’elle n’a pas su comment concilier la notation précise d’une suite de jours avec la profusion de ses idées et de ses émotions. C’est seulement à l’âge de dix ans qu’elle deviendra capable d’articuler enregistrement et expression, de se construire comme personnage inscrit dans la « réalité » quotidienne, de suivre, à travers une liste précise de jours, la logique d’une expérience. Elle n’en continuera d’ailleurs pas moins à écrire des fictions. Dans son Cahier de mémoire n° 1, le 10 octobre 1977 (elle a dix ans), elle montre sa maîtrise nouvelle en récapitulant sa déjà longue carrière dans ce qu’on appellerait aujourd’hui l’autofiction :

En 1974, j’ai fait un livre qui s’appelle « La colère », avec un petit garçon appelé Denis. En 75, « Vanie », une petite fille – et en 75-76 il y a « Vanie et Denis » frère et sœur, une très grande histoire. En 77, « Une vie habituelle », avec eux aussi, que je suis en train de faire, et encore 77 « … » que je fais aussi en ce moment. Ensuite – tout ça c’est de Vanie et Denis –, ensuite la collection la Tour, avec un livre fait en 76, de Panache, et en 76-77 des bandes dessinées avec Mopette le chat (je n’ai pas fini) et quand j’aurai fini, je ferai « Des poissons particuliers ». Voilà. Mais je fais encore plein de livres, mais ceux-là sont principal…

    La ligne directrice de ces fictions se développe autour d’un personnage féminin dans lequel Annick se projette : d’abord Vanie, ensuite Limine (héroïne d’une bande dessinée féministe qui transpose Lucky Luke au féminin, la cow-girl ayant une jument baptisée Black Beauty), puis Line, à la silhouette provocante, souvent dessinée, qui finira par être intégrée comme une sorte de double d’Annick dans le journal lui-même.

    Entre lettres et fictions, le journal mettra donc trois ans à émerger comme un espace autonome d’expression identitaire. Mon travail sera ici archéologique : je vais décrire avec précision cinq objets minuscules, dont on verra quelques reproductions, mais qu’on ne pourra pas feuilleter. Que mon lecteur soit patient et attentif : les journaux fabriqués par Annick sont émouvants mais, à un regard d’adulte, leur texte pourra paraître bien « pauvre ». C’est la logique des actes qu’il faut suivre, celle des expérimentations et recombinaisons à travers lesquelles l’enfant se fraye un chemin original. J’ai presque toujours corrigé l’orthographe d’Annick, pour faciliter la lecture et éviter la condescendance, tout en regrettant de perdre la fraîcheur des manuscrits. Certains mots sont restés illisibles, aussi bien pour Gisèle Grimm, qui a vérifié mes transcriptions, que pour moi. Pour débrouiller les allusions aux faits quotidiens, Gisèle Grimm a eu la ressource de se reporter à ses agendas, années 1974 et 1975. Intermittente du spectacle, c’était pour elle un outil professionnel, où elle notait ses rendez-vous de travail, mais aussi les rendez-vous d’Annick (dentiste, etc.). Annick les consultait souvent, et ces consultations ont laissé des traces (petits mots ajoutés).

    « Avant mes cahiers de mémoire, j’ai eu plein de petites feuilles volantes racontant ma vie », note Annick sur une feuille rassemblant en liasse certains des textes dont il va être question. Des feuilles volantes, mais aussi des carnets.

n° 1
octobre 1974


    C’est un minuscule carnet à spirale, 6 x 9 cm, couverture rouge, papiers à petits carreaux. Il n’a pas le format scolaire (ce n’est pas un objet « détourné »), il a donc été choisi à dessein. Sa taille suggère l’intimité, la proximité (on peut l’avoir sur soi, près de soi), la réduction (l’univers des poupées et du jeu). Une chose petite est une chose qu’on domine. Les cahiers qu’on propose aux enfants à l’école ont la même taille que ceux dont se servirait un adulte : ils peuvent se sentir aliénés. Prendre un tout petit carnet, c’est reconstruire, mais à leur échelle, le rapport que les adultes ont avec le cahier. Faire du papier un microcosme.
    Il comporte actuellement 26 feuilles (soit 52 pages). À l’origine, il en avait sans doute plus : il m’a semblé un peu maigre par rapport à sa spirale. On peut supposer un certain nombre de feuilles arrachées.
    La couverture porte une étiquette blanche, aux coins arrondis, légèrement de travers et qui n’appartient pas à l’objet original. La suscription a été faite en deux temps : Annick avait d’abord écrit au crayon noir sur deux lignes, en soulignant : « Annick / carnet », puis elle a rajouté, au-dessous de carnet, mais sans souligner, et très près de carnet parce qu’il n’y avait pas la place, son nom de famille : « m […] ».
    À l’intérieur, le titre est : « Carnet des mois jour et semène ». Il semble que le mot « carnet » figurait d’abord seul, comme sur la couverture, et que le reste ait été ajouté ensuite.
    Annick n’emploie pas ici le mot « journal », qu’elle ne connaît peut-être pas encore en ce sens (il désigne sans doute pour elle autre chose : la presse, comme pour tout le monde). Elle va, pour ses différents journaux de cette année, avoir recours à des expressions plus ou moins inventées qui, toutes, ont trait au temps. Voici, par anticipation, cette série de titres.
    Ici, l’accumulation maladroite des mots (mois, jours, semaines) traduit une hésitation devant l’immensité d’un temps qu’elle cherche à « cadrer » dans une unité à sa mesure : le mois, c’est trop long ; le jour, trop court ; la semaine, c’est la bonne taille. Annick avait, par ailleurs, fabriqué pour sa mère un mignon et minuscule (6 x 6 cm) « Calendrier de la semaine », relié avec des brins de laine jaune et rouge, sept feuillets où l’on pouvait donner une note à chaque jour. Et la forme de la semaine apparaît sur des feuilles non datées de cette même année où elle s’essaie, comme dans le journal n° 3 ci-dessous, à visualiser le temps.
    Le mot « année » ne figure pas ici, et d’ailleurs la mention de l’année (1974) n’apparaît pas non plus – unité encore trop grande à ce stade, mais qui entrera assez vite ensuite dans son champ de vision temporelle.
    Le second journal, celui de décembre 1974, portera sur sa couverture : « Calendrier ». Celui de mars-avril 1975 s’appellera, titre qui m’a sidéré, je l’avoue : « Journal du passé » (cela annonce le titre qu’elle donnera plus tard à la série de ses journaux : « Cahiers de mémoire »), enfin celui d’avril à juillet 1975 : « Carnet de la matinée ». On est frappé par cette obsession du temps qui s’écoule, ce désir de sauvegarde dont on se demande si c’est une conduite propre aux enfants de cet âge ou le symptôme d’un trouble personnel – de ces angoisses qui l’amèneront, adolescente, à être suivie par un psychanalyste, et qui s’expriment de manière spectaculaire dans son journal. L’angoisse de mort et d’abandon, le désir de s’agripper au temps sont présents aussi de manière spectaculaire dans une rédaction faite en CE1 sur le thème « Une feuille d’automne parle ». Annick a recopié ce texte un peu plus tard pour l’offrir à sa mère sous le titre « Journal 1974 fait par annick éyan 7 an édemi : à Gisèle ». Dans la première version, la feuille tombait et mourait. Dans la seconde, Annick insiste plutôt sur la permanence de la nature et la réincarnation. Elle signale elle-même ce changement dans une sorte de commentaire « génétique » ajouté plus tard à la seconde version – car dès 8 ou 9 ans elle se comporte comme si elle préparait une édition critique de ses œuvres complètes. Voici la seconde version :

Sur un platane, une feuille encore d’un vert épanoui, se parlait de l’automne. Elle se disait : « je vais bientôt mourir et au printemps une autre feuille sera à ma place ». Elle fit un somme. Le vent souffla, la feuille plana. Elle se réveilla en sursaut, tout à [coup] elle tourbillonna. Elle tomba dans une flaque avec d’autres feuilles (donc le malheur avait lieu aussi dans la peur et la peine de mourir. Elle prit, (alors) un bain de soleil : (elles vivent encore, dans la famille). La vie et la nature sont l’infini pour nous. C’est la fin de l’histoire de la feuille.)

    Je reviens au petit carnet. Que contient-il ?

    À l’école, l’institutrice inscrit la date au tableau chaque matin. Annick fait pareil.


Jeudi 10 octobre. Aujourd’hui, pas de cantine. Déjeuné seule. À l’école, après, le br ou pr.

    Et elle ajoute des écritures de virgules : le carnet est moitié journal, moitié cahier d’exercice. La date du vendredi 11 octobre, en bas de page, est suivie de quelque chose de totalement différent :

Vendredi 11 octobre.
Les filles.
Les filles des écoles dans la ville en ce moment, toujours cheveux longs de la mode et jupe écossaise
Certaines filles se disputent.
Mais ça n’a pas d’intérêt ? Fin.

    Et sur la page à côté, des petits dessins au crayon noir de silhouettes de petites filles à jupes et nattes. C’est le régime général de ces journaux : ils seront graphiques autant qu’écrits.

    Le lendemain samedi 12 octobre, la date est suivie d’un dessin, en couleur cette fois. Annick enchaîne avec la date du lundi 14 octobre, puis se ravise, barre et inscrit dessous dimanche 13, avec une autre image de filles en couleur, puis aux deux pages suivantes un texte « pour aujourd’hui piscine et grand plaisir du matin, sans école bien sûr », et puis : « courses, sans aller au Jardin [des Plantes] » ; de l’autre côté de la page, deux dessins mettent en scène un personnage au stylo bille noir et un autre au stylo bille rouge (sa mère et elle ?). On tourne la page : on est cette fois pour de bon le lundi 14 octobre, le « l » de lundi est au feutre bleu-vert, comme une sorte de lettrine. Texte : « mauvaise note en classe » et « chasseur appris en classe ». Et au-dessous : Mardi 15 octobre, barré…

    On a, dès ce début, l’impression que la petite fille essaie de s’installer dans un rituel, mais qu’elle est prise entre deux forces inverses : l’une qui la pousse à améliorer et consolider le rituel, l’autre à désinvestir, décrocher ou dériver. Une sorte d’équilibre instable. Le jeudi 18 octobre, elle ajoute une sorte de frise en couleur, mais il n’y a plus de texte. Le vendredi 19 octobre, « grève des maîtresses matin et soir ». Pour le samedi 20, le dimanche 21, pas de texte, mais la lettrine est en rouge. Lundi 21 plus de lettrine ni de texte, mardi 22 le mot même « octobre » n’est pas repris, et ensuite on a huit pages de dessins divers (silhouettes et têtes de petites filles). On ne sait trop quand les dates ont été écrites : avant, pour ouvrir un espace où l’on a l’intention d’écrire ? Après, pour constater que les jours ont eu lieu même si on n’a rien écrit ?

    Après huit pages de dessins, Annick essaie un rythme à « deux jours par page » : on a mercredi (lettrine rouge), tout court, suivi d’un blanc (ça doit être le 23, mais ce n’est pas marqué), jeudi, avec une silhouette ; vendredi et samedi, avec un cafouillis de dessins et d’écriture. Puis dimanche, lundi, mardi et mercredi où la lettrine rouge a été tracée, mais le nom du jour pas écrit en noir (sauf le mardi), avec juste des dessins, et pour le mercredi un dessin collé (une page arrachée collée au scotch et qui est pliée), et encore après jeudi, vendredi, samedi et dimanche, avec le même rythme de deux jours par page, une lettrine rouge, et cette fois le nom du jour est en vert, mais… tout est vide ! Le cadre semble avoir été préparé d’avance et n’avoir servi à rien. Le long de la dernière page, une colonne de cases avec des lettres ou des chiffres avec d’autres lettres ou chiffres en exposant (dispositif qu’on trouvait déjà au début, et que je ne comprends pas). Puis lundi, mardi 29, mercredi 20 octobre, jeudi – tout est vide, lettrines rouges. Puis vendredi, samedi, dimanche, lundi, lettrines violettes, tout est vide, plus de quantième ni de mois ; puis mardi, mercredi, jeudi, vendredi, lettrines vertes… puis samedi, dimanche, rouge, et lundi, mardi, jaunes, toujours vides ; puis mercredi entièrement vert et vide, jeudi au crayon, vendredi au crayon sur un fragment de page avec au dos samedi jaune, puis dimanche multicolore…

    Il semble utile de marquer les jours, agréable de colorier leur nom, mais inutile d’écrire quoi que ce soit : dessins et textes ont disparu, et la petite fille, tout en s’amusant à prévoir la suite des jours, est incapable de les compter correctement, insoucieuse de les dater : elle retombe dans l’espace circulaire et enfantin de la semaine, elle échappe au temps linéaire et irréversible du calendrier…

    Après quelques pages chaotiques, tout aboutit à deux pages au crayon, donnant deux fois de suite la liste des jours de la semaine, sans couleur, sans espace ménagé pour écrire quoi que ce soit : accélération mécanique d’un temps complètement vide…

    Après cette espèce de « staccato », une page blanche.

    Puis, brusquement, quelques mots écrits, sans date ni contexte, mais qui frappent le lecteur parce que, pour la première fois, s’y dit quelque chose de violent :

énervement rouge de honte et de colère. Pourquoi ?

    D’après Gisèle Grimm, cette notation renvoie à une scène qu’elle aurait faite à sa fille.

    Toutes les dates, auparavant, étaient restées vides. Cette scène, notée à la fin, n’est pas datée !

    Disjonction, comme si les morceaux du journal étaient encore séparés, et comme si la petite fille ne réalisait pas qu’une scène pouvait avoir une date.

    Dans ce carnet, on a l’impression qu’Annick apprend le journal, comme quelqu’un qui apprendrait le piano seul. Elle fait des gammes sur les jours de la semaine. Elle s’essaie, combine un peu au début, mais les éléments ne s’assemblent pas : les dates, le texte, les dessins flottent, séparés. Ce qui est bizarre, c’est qu’au début elle est tombée juste : les premières entrées sont morphologiquement bien constituées. Ensuite, peu à peu, tout s’est disloqué…


n° 2
décembre 1974 – février 1975


    C’est un calepin à spirale, couverture en carton épais, format 18 x 10 cm, à l’italienne, papier blanc. Sur la couverture, au feutre vert : « Calendrier ». Le calepin ne contient plus que cinq feuilles (vu la taille de la spirale, il devait en contenir, à l’origine, une trentaine) et n’a plus qu’une seule couverture. Est-ce la récupération d’un carnet de dessin, dont les pages usagées ont été arrachées ?

    Remarque d’ensemble : Annick est en gros progrès. Malgré le titre « calendrier », elle a abandonné l’idée de marquer, même sans rien noter, chaque jour, – idée qui l’avait soutenue, mais aussi paralysée, dans le premier carnet. Elle accepte de n’écrire que de loin en loin, sans coller à la continuité. C’est une conduite plus mûre.

    Elle consacre une page à chaque entrée, ce qui rend le journal plus clair. Elle maîtrise mieux la datation et met le plus souvent l’année (le passage de décembre à janvier l’y a incitée). Elle ajoute des dessins, sans qu’ils envahissent tout comme dans le premier carnet.

    Reste que la tentative est brève : seules les quatre premières feuilles sont utilisées (et la quatrième d’un seul côté), la cinquième est blanche, signe d’abandon. Dans ces sept entrées, on voit apparaître de nouveaux comportements : le métadiscours (14 janvier, elle explique pourquoi elle écrit), la citation d’une maxime, la référence au moment où elle écrit, la notation du temps qu’il fait, d’une première fois, etc. Mais il faut bien reconnaître qu’aucune continuité narrative ou thématique forte ne s’esquisse encore…


Mardi 17 décembre 1974 (Noël)
Pour fêter nous avons fait des cadeaux : (depuis jeudi). (les petits cadeaux entretiennent l’amitié) expression d’Astérix. Aujourd’hui, cet après-midi, nous irons au cinéma. Un sapin décoré par nous est venu dans la classe (CE1) et dans le préau. Celui du préau était magnifique.

Jeudi 2 janvier 1975
Je suis allée chez mes cousins. Lundi 6, ce sera la rentrée.

Mardi 14 janvier 1975 (temps assez froid)
Tout s’est bien passé, ce calendrier est fait pour écrire, et explique pour que je m’y retrouve de ces jours

Plus on est calme, mieux on est armé

Annick M […]
36 rue des Boulangers,
Cardinal Lemoine
5ème arrondissement
2ème étage

[et elle ajoute en marge :]
75005 Paris

1975 (année)

7 ans et demi

Jeudi 23 janvier 1975
Je suis à l’école : nous dessinons des hirondelles.
Je fais un dessin

Mardi 18 février
C’est la première fois que nous faisons de la géométrie, c’est très amusant.
J’ai été malade, j’avais la grippe.
Nous avons un nouveau livre de lecture.


n° 3
10 mars – 25 mars 1975


    Après l’abandon du « Calendrier », Annick va se lancer dans trois entreprises qui se chevauchent chronologiquement.

    Elle prend d’abord une fiche cartonnée bleu gris 11 x 15,5 cm, qu’elle divise en quinze cases pour y marquer d’avance les jours, du 10 au 25 mars, avec l’intention non de raconter, mais de qualifier brièvement chaque jour. L’idée est celle d’un baromètre quotidien, idée seulement effleurée avant : dans le premier carnet, « quotidien », elle n’évaluait pas ; dans le second carnet, elle racontait plus qu’elle n’évaluait, et ce n’était pas quotidien du tout. Elle innove aussi pour la première fois du côté du support : cette fiche, qu’elle formate elle-même, permet de voir quinze jours d’un seul coup d’œil, donc de dominer le temps, ce que les autres supports ne permettaient pas. Elle mériterait, bien plus que la tentative précédente, le titre de « Calendrier ».


Lundi 10 mars        Rien de spécial
Mardi 11 mars        Très très malade
Mercredi 12 mars    Douleur brûlante avec chose tournée [sans doute la roulette ?]
Jeudi 14 mars        Journée bien passée
Vendredi 15 mars    Bien. Temps agréable
Samedi 16 mars    Bien…
Dimanche 17        Agréable
Lundi 18 mars        Journée passée sans problème
Mardi 19 mars        Bien
Mercredi 20 mars    Soigné ma dent rebouché, il y a très, très beaucoup de neige
Jeudi 21 mars        Très bien
Vendredi 22 mars    XXXX
Samedi 23 mars
Dimanche 24 mars
Lundi 25 mars

    Le journal s’arrête le vendredi pour une raison qu’on verra ci-dessous (elle part en colonie de vacances). Les évaluations sont en violet sur la première ligne (trois premiers jours), en rouge sur la seconde ligne (trois suivants) : il y a donc une intention de rythme décoratif qui, à partir de la troisième ligne, se brouille (le jaune, employé le 17, est oublié le 18, puis réemployé le 19 et le 20, il mord sur la quatrième ligne). Même symptôme que dans le premier journal : elle se donne des règles qu’elle n’arrive pas à suivre…

    Dernière remarque : la fiche ne porte aucune marque d’identité, ni aucun titre – ce qui est un pas vers l’intimité. Elle est à usage personnel, déconnectée du monde social (le calendrier n’avait pas de marque d’identité non plus, mais il gardait un titre). Autre signe : l’année n’est marquée nulle part. C’est le mercredi où il neige et où les dents vont mal qui m’a révélé qu’on était bien en 1975, puisque cette notation réapparaît dans le journal suivant.



n° 4
19 mars – 14 mai 1975


    Nous voici devant des feuillets légers, de taille 7,8 x 15,3 cm, écrits à l’encre violette d’un seul côté, cinq jolies languettes de papier décoré.

    Ce journal, qui chevauche le précédent et anticipe sur le suivant, est aussi soigné que les deux autres sont brouillons. L’orthographe est correcte, ce qui est fort suspect ! Est-ce un original ou une mise au net ultérieure ? On penche nettement pour la seconde hypothèse : Annick avait une vraie manie de recopier ses productions. C’est néanmoins bizarre : on ne sait pas de quoi c’est la mise au net, il ne reste pas d’original et, de plus, la rédaction ne correspond pas exactement aux deux autres journaux. Mais le rythme est le même que dans les autres tentatives : départ sur les chapeaux de roue, fléchissement, effilochage, abandon.

    Le titre étrange : « Journal du passé », plaide aussi pour la mise au net. Certes, le journal est l’inscription du présent en vue d’une relecture dans un avenir où il sera devenu passé, mais cela a l’air de dire que le présent a été immédiatement vécu comme passé. La formule, maladroite sans doute, est un peu funèbre.

    Au début, la date est écrite dans un cartouche encadré à l’encre et coloré entièrement au feutre orange, les entrées, quand il y en a plusieurs sur la même feuille, étant séparées par un trait qui va d’un côté de la feuille à l’autre. Mais on entre vite dans un système de variantes : soulignage au feutre de la date sans encadrement, utilisation du feutre orange pour la ligne de séparation ou pour encadrer le texte d’une entrée (7 avril). Il y a des moments où ça se complique : le 7 avril, le texte est encadré au feutre et signé en majuscules : ANNICK, la signature ayant valeur d’attestation pathétique (d’autant plus que, j’ai oublié de le souligner, le nom d’Annick n’apparaît pas au début). Même évolution pour la périodicité du journal. Au début, on croit qu’il va être quotidien : le 19 et le 20 mars sur la première feuille, le 21 sur la seconde… Ensuite il y a le trou de la colonie de vacances : le journal n’a pas été emporté, les lettres à la mère le remplacent. Quand Annick rentre de colonie, le 7 avril, on peut croire que le journal va reprendre un rythme quotidien : le 8 avril… puis le 10 avril… puis tout se détraque et, sur la dernière feuille, cinq entrées, serrées comme des sardines, vont couvrir un bon mois !

    Le système est donc mixte : baromètre comme dans le journal n° 3, rythme irrégulier comme dans le journal n° 2, mais après voir flirté avec la régularité du journal n° 1.


JOURNAL DU PASSÉ

Mercredi 19 mars 1975
Il a beaucoup neigé.
On m’a enlevé ma dent.

Jeudi 20 mars
- Il y a dans le préau un théâtre de mimes avec 2 acteurs
Ils dansent la polka.

Vendredi 21 mars
La journée a été agréable et s’est bien passée.
Demain je m’en vais avec une colonie aux sports d’hiver.
Simon le fils de MALKA Riboska m’accompagne (il vient aussi).
Ce sera ma 1ère colonie.

Lundi 7 avril 1975
- Je suis rentrée à PARIS.
Quelle horreur cette colonie !
Jamais je n’y retournerai.
Maman m’a trop manqué.
J’étais trop malheureuse.
ANNICK

Mardi 8 avril 1975
- Ma journée s’est bien passée sans problème.

Jeudi 10 avril
Je vais chez le dentiste me faire faire une radio.
C’est plutôt que chez le dentiste… bonne journée avec le chant.

Lundi 21 avril 1975
Je suis contente et je m’amuse.

Mardi 22 avril
Un temps agréable.

Vendredi, samedi 26 avril
Bien passés.

Mardi 13 mai 1975
Bien passé.

Mercredi 14 mai
Très belle journée.

n° 5
22 avril – 1er juillet 1975


    Carnet à spirale à petits carreaux, format 8,5 x 12,5 cm, couverture bleu, 34 feuilles, avec au centre neuf feuilles vierges, et un bout d’une dixième, déchirée.

    Le carnet est recouvert d’une couverture faite d’une feuille de copie à grands carreaux qui porte de chaque côté un titre, car il a été utilisé dans les deux sens.

     Á l’endroit

    Sur la couverture même du carnet, une étiquette de papier uni, collée par quatre morceaux de scotch jauni, porte écrit, assez petit, en noir :

Carnet de la matinée
Annick M […]
dont les gens se mêlent.
36 rue des boulangers. 1975

    Sur la couverture extérieure, en gros, au crayon bille rouge :

Annick 8
75
carnet
de la
matinée

    Le « 8 » qui suit son nom signifie qu’elle a 8 ans (elle est née le 8 mai 1967). Je m’étonne que ni dans ce carnet, ni dans le « Journal du passé », qui tous deux couvrent la période de son anniversaire, celui-ci ne soit mentionné ! – Mais plus loin, dans ce carnet, Annick a laissé subsister (et signalé par un signet) des exercices d’opérations faits pour l’école : bizarrement, les opérations conservées ne concerne que le 5 (= mai) et le 8… Sans doute ai-je tort d’attribuer à Annick, ou à son inconscient, une numérologie toute perecquienne…

    A l’endroit, en effet, le carnet comporte trois signets collés qui dépassent, indiquant :

Opérations
Calendrier continu
Impressions des choses

    À l’envers
    Sur la couverture même du cahier, une « étiquette » faite d’un bout de copie déchiré porte ceci, écrit petit, au crayon bille bleu :

Annick M […]
36 rue des Boulangers
Impression des choses
dont les gens se mêlent

L’envers du carnet

    La couverture extérieure porte, écrit directement au crayon bille rouge en grand :

impressions
des choses

    Le carnet est utilisé de chaque côté de manière complètement différente. Le « Carnet de la matinée » abrite un journal classique, tenu selon un rythme quotidien presque régulier, interrompu par ces huit pages de brouillons d’opérations qui devaient être déjà utilisées, et qu’elle n’a pas arrachées, ce qui eût été facile. Au contraire, Annick les a signalées par un premier signet. Suspendu le 8 juin par les pages en question, le journal continue ensuite le 9 juin (second signet), jusqu’à ce qu’il s’arrête pour cause de départ en vacances le 1er juillet. Des pages blanches mènent alors aux pages remplies à partir de l’autre côté du carnet (troisième signet), pages qui s’intitulent « Impressions des choses ».
    Je vais d’abord décrire cet autre côté, le plus original, qu’il faut supposer tenu pendant la même période. À l’envers du cahier, Annick entame une étrange comptabilité. Les choses comptabilisées par elle ne sont ni datées, ni décrites : elle se contente de cocher, au moyen du signe « o » devant une liste de chiffres (de 1 à x, le maximum étant 24) qui suit l’annonce d’une classe de choses – ces choses étant presque toutes… des rêves ! Chaque fois qu’elle a une expérience qui entre dans telle catégorie, elle ajoute simplement en face de la liste un « o ».
    Elle avait d’abord essayé sur la première page avec les catégories « rêve » et « cauchemar », puis elle a dû éprouver le besoin de distinguer et de raffiner, si bien que dans les pages suivantes on trouve les catégories que voici :

Beaux rêves [5 cochés sur 9 prévus]
Dolourant cauchemars mais pas choses trop inquiètes, et beaux [5 sur 9 prévus]
Extraordinaires et beaux rêves [3 sur 15 prévus]
Film horreur [3 sur 11, et elle indique, en abrégé, des titres]
Rêves asiatiques [5 sur 10 prévus]
Cauchemars agréables [8 sur 18 prévus]
Rêves xxxxxxxxxxx [12 sur 24 prévus]
Faux cauchemars qui rit [4 sur 9]
Rêves atpi [8 sur 15]
Radar [2 sur 9]
Amoureuse en rêve de moi [2 sur 18].

    On est frappé par le côté peu cohérent mais fort inventif des catégories, et par l’arbitraire des chiffres prévus, toujours ce mélange d’esprit de système et de dérive désordonnée.

    Mais on est surtout frappé par l’attention obsessionnelle portée aux rêves par cette petite fille de 8 ans. Ces comptabilités font apparaître deux choses nouvelles et étonnantes :
  - l’observation systématique de la vie intérieure ;

 - le désir de ne pas la perdre en la marquant et la comptant (forme de la liste – ou du moins noyau de la forme liste, puisque le contenu de chaque occurrence reste vide – aucun rêve n’est raconté –, mais l’une des rubriques montre bien le passage naturel de la comptabilité à la liste : pour les films d’horreur, elle note en abrégé les titres).

    Quant au journal qui est du bon côté, il se révèle très instable : des « styles » graphiques très différents se succèdent, alors que le contenu reste fait de notations assez brèves, factuelles, décousues, mais légèrement plus développées que dans les journaux précédents. Après un début sage, dès la page 2, ce journal devient tout fou, gribouillé de traviole et parfois illisible : volontairement illisible, dirais-je, et même ostensiblement illisible (des grimaces d’écriture, en quelque sorte), et parfois signé sous forme de lettres à sa mère, cela jusqu’au 15 mai. À partir du 16 mai, ce style hystérique disparaît pour un style sage, puis elliptique, parfois bizarre (30 mai), puis, à partir du 4 juin, le journal redevient mal tenu, mais dans un style plus ordinaire. En fait, ce mois de juin est bâclé, presque inexistant, tout se dilue jusqu’au départ en colonie de vacances, le 1er juillet.


n° 6
   
    J’avais annoncé cinq essais de journaux pendant cette année de CE1. Il y en a six, si l’on prend en compte… une tentative d’autobiographie – très sommaire, on va le voir, mais très construite aussi à sa manière, et traversée d’une notation fulgurante. C’est un texte, ou plutôt un ensemble de textes, curieux. On en possède deux versions : Annick l’a recopié, avec de minimes variantes. Voici la seconde version, qui va jusqu’en décembre 1975, la première s’arrêtant au dimanche 25 mai 1975 (jour de la Fête des Mères).

1975
J’ai sept ans ½.
Je vous raconte ma vie qui va être très aventurée.
Je n’étais pas encore née quand déjà maman travaillait. En 1972 je n’avais que 5 ans. J’allais dans l’école de la monte brûlée. Je mangeais à la cantine et j’avais des habitudes : quand on mangeait des yaourts les sœurs n’avaient pas le temps de les sucrer, alors je prenais du sucre. Je m’amusais devant les autres, mais je ne mangeais qu’avec la crème. Puis un jour je changea d’école et puis rien.

1975
J’ai 8 ans.
Je recommence.
Dans la classe certains vilains enfants me firent du mal. Alors je me vengea contre les autres, les gentils (gentilles), ainsi vient la misère de partout.

Le dimanche 25 mai
(la fête ce n’est qu’un jour stupide, je repars dans l’éternité)
bête [flèche pointée vers la phrase précédente]

1er août 75


dimanche ? décembre. 75
Maintenant [ça] va très bien à l’école. J’ai changé de classe. CE2. Mais notre maîtresse nous bat. C’est bientôt Noël.
Maman est célèbre presque comme Belmondo.

    Ce texte présente des éléments de structuration forts : le début et la fin inscrivent nettement la vie d’Annick à l’intérieur de la vie professionnelle de sa mère, dont elle est très fière. Le texte, adressé à un lecteur, est garanti aussi passionnant qu’un livre d’aventures. Et surtout son développement interne esquisse une histoire, celle de ses relations difficiles avec les autres enfants à l’école – histoire dont on devine qu’elle est capitale, et qui pourtant n’apparaît guère dans les cinq journaux, sauf allusivement dans le titre du cinquième : « Annick M., dont les gens se mêlent ». Ce n’est pas qu’Annick soit, à cet âge, incapable d’en construire le récit, fort loin de là, on va le voir : mais elle est incapable d’intégrer ce récit dans la forme « journal ». Elle en parle dans l’autobiographie qu’on vient de lire, analysant avec une lucidité sidérante le cycle infernal de la violence qu’elle perpétue en se vengeant. Par ailleurs, elle a mis en forme le récit des « persécutions » subies, sur deux feuilles séparées, illustrées (à mi-chemin du récit illustré et de la bande dessinée, les paroles venant dans des bulles), et non datées. Ce sont deux petits sketches vigoureusement construits, dont malheureusement je ne puis donner ici que le texte.

[1] La récréation. Est-ce parce que je suis coléreuse ? Personne ne joue [avec] moi. Je pleure. On console. On oublie. Après je dis : « S’il te plaît ». [Petite fille] « Elle demande qu’à jouer, celle-ci ». [Annick] « S’il te plaît, est-ce que je peux jouer » [Autre petite fille] « Non ».

[2] Pour monter ou descendre des escaliers, je demande si on se met avec moi. Ils répondent tous « non » : et tous mes ennemis viennent pour m’embêter. Quand enfin je m’amuse, ils font un autre jeu inintéressant pour m’embêter. Là où on jouait, toute seule je sautais. En classe, ils me font rire pour que je sois punie. Ils me donnent des bonbons, des boîtes de bonbon : c’est une autre punition. Mais ils sont assez gentils avec moi. Je me cache dans ma capuche quand je pleure, mais ils ne regardent pas, ils font comme si j’existais pas. Un petit garçon appelé Bruno dit que son père a dit que [je] suis une vraie conne et tout est comme ça ! [Dessin représentant l’escalier, Annick est au bout du groupe et pense (bulle) : « Ils sont pas très chouette, ces enfants !! »].

    Je reviens à la forme du récit de vie cité plus haut : elle est intermédiaire entre autobiographie et journal, puisque les deux premières séquences sont datées par l’année et l’âge (Annick, quand elle « recommence » la seconde fois, entame en fait un nouveau texte), et qu’ensuite c’est la forme journal qui l’emporte, avec des dates précises (même si à la date ne correspond aucune entrée, comme c’est le cas pour le 1er août – Annick, revenant de vacances, avait eu l’intention de se donner à elle-même des nouvelles, mais en est restée à l’intention). Mais ce « journal » est différent des cinq autres par son rythme, ce que j’appellerai son « compas » : il est fait pour n’être tenu que de loin en loin (tous les trois ou six mois). Il ne s’agit plus de suivre le temps pas à pas, en piétinant, mais de l’enjamber. Cette « communication à longue distance » suppose une vue plus étendue de l’enfant sur l’écoulement de sa vie. Quand Annick écrit, en décembre 1975 : « Maintenant ça va très bien… », elle parle à celle qu’elle était en août, ou au printemps précédent, elle donne des nouvelles à cette autre, qui est elle, et toutes deux, d’une certaine manière, apprennent à transcender le temps…

*

    Voilà comment Annick s’est initiée au journal. Tout se passe comme si l’enfant devait apprendre séparément différents modes d’expression avant d’être capable de les combiner. Le journal a une particularité : ce n’est pas seulement un mode d’écriture, c’est une manière de vivre le temps. Un conte, un poème, un dessin, ce sont des formes qu’on apprend, qu’on laisse, qu’on reprend, en toute liberté. Un journal, c’est une discipline qu’on s’impose. Sa « forme » apparente, au début, est des plus simples, rudimentaire même. On sait qu’Amiel distinguait pour un journal trois types de contenu : acta, sentita, cogitata, les faits, les sentiments, les pensées. Au début, le journal colle aux faits – il faudra une longue éducation pour apprendre à noter comme des faits, et à dater, ses propres sentiments et ses pensées. Ce qu’on apprend d’abord, c’est à coller au temps, à en découvrir peu à peu la « forme », écoulement et répétition, le rythme, la pulsation. On s’est peut-être étonné que je me sois acharné à décrire le premier carnet d’Annick, pratiquement vide de tout contenu, en suivant par le menu le carrousel des jours. Encore ai-je abrégé ! Ce cahier m’a semblé comme un exercice de solfège, le lieu d’un apprentissage, d’un jeu embarrassé : le temps n’a pas de fin. Un conte, un poème, un dessin, vous pouvez le finir. Et d’ailleurs aussi le montrer. Il a une valeur d’échange. Mais peut-on « finir » un carnet « des mois, jours et semaines » – titre extraordinaire, et peut-être désespérant ? La vie s’ouvre comme un feuilleton sans fin, des sortes de mille et une nuits, devant un enfant qui vit un présent cloisonné à courte vue, la journée, la semaine, l’horizon lointain des vacances… La simplicité du contenu ne doit pas cacher la difficulté de l’apprentissage. Effectivement, cinq fois de suite, Annick a abandonné, et j’ai peut-être trop insisté sur l’effritement de ses projets – elle ne peut pas tenir la durée… Mais, chaque fois, elle repart en ayant avancé. Elle découvre en tâtonnant. Si on compare le cinquième journal au premier, on est étonné des progrès accomplis. Et son autobiographie la montre en train de s’initier à la « longue durée ». Reste qu’elle n’est encore pas capable, à huit ans, d’une écriture continue. Peut-être d’autres enfants le sont-ils déjà. C’est là où s’arrête la pertinence de cette étude. Mais si la solution d’Annick est particulière, le problème est général. À partir de quel stade de maturation, dans quelles conditions d’éducation, sous la pression de quelles angoisses, un enfant devient-il capable de cette discipline ? À dix ans, après deux ans de jachère côté journal, Annick va s’engager dans une écriture continue. Et elle intégrera peu à peu dans son journal toutes les autres formes d’écriture pour en faire le centre de sa vie.


*

© Philippe Lejeune 2004