LIRE LEIRIS : AUTOBIOGRAPHIE ET LANGAGE
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CHAPITRE IV


ET CETERA

1. Perpétuel pet de reptile
2. L’âge d’homme
3. Canapé-lit
4. Désert irisé



I. PERPÉTUEL PET DE REPTILE

           Et cetera : j’arrête ici provisoirement mon commentaire mot à mot de L’Âge d’homme. Certes, reste devant moi l’essentiel du livre. Mais j’ai aussi bien peur d’avoir déjà derrière moi l’essentiel de ce que j’ai à dire sur ce livre, et de m’exposer, si je continue, à un nombre exténuant de répétitions. Si je parlais, en médecin, d’un « cas », je serais inexcusable de m’arrêter juste au moment où enfin mon patient entrerait dans le vif du sujet. Mais je parle, en lecteur, d’une écriture qui est déjà tout entière constituée en son début. Et si mon lecteur à moi se sent frustré par cet arrêt (je le suppose, plutôt, soulagé), libre à lui de continuer le déchiffrement. Pour moi, j’irai maintenant à grands pas, à travers champs, vers le terme de cet essai. La suite du livre, les problèmes en suspens, je les évoquerai librement, en jouant, à la suite de Leiris, sur quelques mots.

            Les définitions proposées dans Glossaire j’y serre mes gloses font la joie du lecteur, mais aussi parfois son étonnement. Sa joie lorsque la signification obtenue par le jeu sur le signifiant entre en écho avec le signifié initial. Son étonnement quand le lien des deux signifiés lui échappe : il a alors l’impression de se trouver devant une énigme, quelque chose qui s’explique par des associations propres à Leiris, à moins qu’il ne s’agisse d’une sorte de charade à tiroirs. Telle a été ma réaction, en lisant la glose qu’il propose pour « père » :

PÈRE – perpétuel pet de reptile...

La glose, bien sûr, est ici profanation : mais surtout incongruité, à première vue assez gratuite. Mes propres associations prenaient un tour différent. Si l’ensemble n’avait guère de sens, peut-être les éléments pris un à un, et soumis à leur tour au jeu de la glose, livreraient-ils un sens ? J’essayai la technique de la glose à tiroirs. Cela marchait bien pour le premier mot de la définition :

PERPÉTUEL – tuer le père (qui pète)

On obtient cela en renversant le mot. On s’avise alors que « perpétuel », c’est le contraire de « mortel » (c’est l’éternité dans le temps, « à perpète » comme on dit familièrement). Le père perpétuel, c’est quelqu’un qui vit trop longtemps, dont on attend la mort. Si on le tuait ? Mais on peut tirer le tiroir dans un autre sens, obtenant une indication assez différente :

PERPÉTUEL – tu es le père (qui pète)

C’est-à-dire l’identification au père. Les tiroirs me livrent donc deux aspects différents de la relation au père dans l’Œdipe : le désir d’identification, et le désir de meurtre.

Pourquoi ce pet, qui est, à première vue, engendré par per-pet-uel ? Il semble définir l’activité du père. Ici ma glose ne sera p!us langagière, mais érudite. J’ouvre L’Âge d’homme à la page 89, et je lis :

On m’a raconté qu’un homme que j’ai connu, et qui s’est suicidé, se rappelait avoir conçu, dès sa première enfance, une haine irrémissible à l’égard de son père, du jour qu’il l’avait entendu péter.

(Cet homme a bon dos. Naturellement le cas de Leiris est très différent).

L’hostilité que j’ai contre le mien vient surtout de son aspect physique inélégant, de sa vulgarité bonasse et de l’absence totale de goût qu’il avait en matière artistique.

Voyez-vous cela ! Mais il suffit d’une ligne pour que, de Massenet, on revienne à sa « sensualité bébête » et qu’on ajoute :

Je n’ai jamais eu l’idée qu’il pût se passer quelque chose de vraiment érotique entre ma mère et lui.

Un pet, c’est donc peu érotique. Que signifie érotique ? Je me souviens de la définition de Malraux, l’érotisme consistant à entrer dans un lit avec « une idée derrière la tête » (1). L’acte sexuel des parents est ici imaginé comme bestial, c’est-à-dire ingénu et direct, la violence même de la mort, désirée et crainte à la fois par l’homme érotique, qui s’en protège en multipliant la ligne d’illusion. Le pet, c’est le rut. Tuer (tu es) le père en rut. Ce pet, l’homme que connaissait Leiris l’a entendu. Ce qui touche à la scène primitive chez Leiris semble être plutôt auditif : souvenons-nous du frêle bruit (cf. ci-dessus p. 31-32). Et en écho, si j’ose dire, ceci :

ce cauchemar dont j’avais si peur et que j’identifiais plus ou moins avec le ronflement de mon père, souffle rauque entendu parfois la nuit, bruit sinistre qui me semblait venir directement d’outre-tombe et que je confonds maintenant avec le râle de son agonie. (p. 114).


Modulation que j’effectue, du bruit (brutal coït) de l’amour, au râle de la mort. Mort elle-même présente dès le texte de l’homme au pet, qui se suicida : un lien semble établi par la phrase entre le souvenir de cette haine « irrémissible », et le suicide. Le suicide ne serait-il pas la solution trouvée à la contradictoire proposition tuer/tu es ? J’y reviendrai. De glose en glose me voici entraîné à la dérive. À moins que je ne sois, justement, au cœur du problème.

            Reste, en effet, le reptile. Je puis certes gloser : perd-il ? J’y lis aussi une perte fertile, une ambiguïté assez érotique, proche du suicide. A moins de prendre le mot à l’envers : le lit du père, le père au lit. Mais pourquoi couper des serpents en quatre, quand une référence érudite et sérieuse suffit : L’Âge d’homme, p. 139, et 141, l’histoire du serpent de Cléopâtre. La figure de Cléopâtre est justement présentée comme la synthèse symbolique de Lucrèce et de Judith. Avant tout, Leiris déclare que « l’une des dernières choses auxquelles (il) pense » à propos de Cléopâtre, c’est l’histoire de la longueur de son nez selon Pascal. Ainsi déniée, l’image phallique peut faire son entrée officielle : « je pense tout d’abord à l’aspic caché dans un panier de figues », et, trois pages plus loin, être enfin commentée à propos du suicide de Cléopâtre, le serpent meurtrier, « symbole mâle par excellence », caché sous les figues, « image courante de l’organe féminin ».

            Glosons : au fond de l’organe féminin, se trouverait un organe mâle et meurtrier : d’où le danger d’y engager le sien. Pour arriver à cette idée, on peut faire l’économie des figues. À lui tout seul, le serpent est l’image des deux sexes : globalement phallique : mais à son extrémité antérieure bée une bouche, au fond de laquelle darde, prête à la piqûre, une langue menaçante. Le serpent, c’est le phallus en abîme, le symbole des rapports de la castration et du phallus, et de leur fuite à l’infini.

            Pour arrêter cette fuite, le suicide (p. 142), évoqué justement à propos de Cléopâtre, meurtrière (comme Judith) qui se suicide (comme Lucrèce). Tout cela fait beaucoup de femmes. À lire pourtant ce texte, les choses s’éclairent autrement. Le sens profond du suicide, selon Leiris, serait :

devenir à la fois soi et l’autre, mâle et femelle, sujet et objet, ce qui est tué et ce qui tue, – seule possibilité de communion avec soi-même.

            L’idée de mâle/femelle dans cette phrase me semble secondaire (d’ailleurs elle vient en second dans la phrase) : l’idée première, c’est le rapport de soi et l’autre, dans laquelle aucune marque de sexe n’apparaît. Ces deux personnes, ce sont plutôt le fils et le père : les innombrables figures féminines qui apparaissent dans le livre jouent un rôle secondaire, elles sont en quelque sorte le langage dans lequel s’exprime le conflit érotique du fils et du père. En lisant le chapitre Lucrèce, j’avais été arrêté par l’image de la corrida : d’abord, bien sûr, par l’espèce de mauvaise foi que Leiris dénoncera lui-même plus tard (Fourbis, p. 123-124), mais surtout par le fait que la corrida était l’inverse du diptyque de Cranach : plus de femmes, mais deux mâles affrontés l’un à l’autre, dans un corps à corps érotique, lutte de la corne et de l’épée, qui se termine (quel que soit le vainqueur) par une mort par blessure et pénétration. Le vaincu est fait femme en mourant. La terreur de cette blessure malgré tout désirée, une fois la castration découverte, rejette l’enfant (l’homme) du côté de l’hétérosexualité : mais c’est pour y retrouver partout la signature de la castration, qui se substitue à la présence du castrateur, tout en gardant son ambiguïté érotique (fascination et horreur). Gardons-en l’idée que la femme est secondaire : elle fonctionne comme un langage, c’est-à-dire comme une chaîne de signifiants dont manquera toujours le signifié dernier. J’atteins, ici, l’essentiel, que j’indique brièvement : il est impossible de parler du père. On parlera, oh oui, indéfiniment, avec « lucidité » (etc.) de la castration : mais quelle est la fonction de ce langage sur la castration ? En multipliant les images de la castration, en réalité, on se protège d’elle : on bloquera l’interprétation dans un commentaire indéfini du signifiant. À propos de la corrida et des femmes, je repensais au problème. de la « personne » dans le discours. Benveniste explique très clairement (2) qu’il n’y a que deux personnes : la première (celle qui parle) et la seconde (celle à qui on parle) : ce qu’on appelle la troisième (celle dont on parle) est en réalité la non-personne. Il a raison d’établir cette hiérarchie : cela n’empêche pas que dès qu’on parle, il y a trois personnes en cause, dont l’une manque. Ce qui est frappant, dans L’Âge d’homme, c’est que c’est la seconde personne qui manque, et que toute sa place est occupée par une troisième personne substituée, la femme, objet d’un discours sans destinataire, dont la figure cache en la transposant celle du destinataire. Je demandais, en commentant la première page de L’Âge d’homme : à la place de qui sommes-nous, – nous lecteurs ? La question vaut aussi pour le contenu du discours à la place de quoi se trouve cet infini discours sur la castration et ces ballets de figures féminines ? L’autobiographie, ne serait-ce pas exactement la « lettre au père », comme ce fut le cas pour Kafka ? Si on arrive à écrire la lettre, on s’arrange pour qu’elle n’arrive jamais à destination : ce fut le jeu concret de Kafka en face d’un père vivant. Mais peu importe le père biographique : sur le plan symbolique, c’est pareil. On écrit à n’importe qui (le lecteur), de pas du tout n’importe quoi (la castration) : tout cela est à la place de parler à l’autre (le père), de l’essentiel (le désir).

            Me voici entraîné loin du « perpétuel pet de reptile », loin de la castration, du suicide. Certes je pourrais tomber dans le piège tendu par Leiris, et prolonger l’analyse de ses symptômes. Qui ne voit en particulier que le suicide, tel qu’il le définit, est une relation entre deux personnes ? Le suicide est un acte auto-érotique, dans lequel on intériorise cette relation. Dans l’auto-érotisme (cf. p. 57), l’enfant était à la fois la courtisane qui s’offrait et le roi qui la prenait. Pour le suicide, c’est plus compliqué : on est à la fois le torero et le taureau. Mais, chose bizarre (cf. p. 76) : on est le torero si c’est le taureau qui l’emporte, le taureau si c’est le torero. On est à la fois le bourreau et la victime, tout en prétendant finalement être toujours la victime. Ce manque désigne l’essentiel, le désir impossible à dire d’être toujours le bourreau. Sur le plan des rapports de désir avec le père : 1) si l’on désire exercer violence sur lui : le fils tue le père. La terreur fait qu’au dernier moment il se substitue à sa victime. 2) si l’on désire éprouver la violence du père : le père tue le fils. Le désir fait qu’on se substitue au bourreau. Dans toutes ces relations le terme père finit par être remplacé par le terme fils. L’identification en circuit fermé aboutit à : le fils tue le fils. C’est le suicide, où se réalise la relation au père intériorisé. Ces substitutions de terme permettent d’éviter le passage par le réel. Il est vrai que c’est au prix de ce réel lui-même, c’est-à-dire de la mort. Si l’on se suicide. Or Leiris n’a pratiqué le suicide que comme fantasme, ou comme comédie (c’est du moins ainsi qu’il présente son suicide manqué dans Fibrilles) : franchissant la ligne d’illusion, mais sans jamais l’abolir. Le suicide de Fibrilles paraît n’être pas sans analogie avec le faux croup, comédie auto-érotique cryptée jouée à bureaux fermés devant un cercle intime. En glosant, je définirai donc à mon tour le suicide, fantasme érotique qui a hanté l’imagination de Leiris depuis la petite enfance : SUICIDE – idée de court-circuit.

            Il est tentant d’opposer ce court-circuit que serait le suicide (qui réalise le désir sans passer par l’autre pôle, le père, – mais en faisant tout sauter), au long circuit qu’est bien évidemment l’écriture, cette école buissonnière du désir. Mais je ne tomberai pas dans ce piège. Du raccourci fulgurant à l’élongation indéfinie, il n’y a opposition qu’apparente ce sont effectivement des solutions inverses, mais à un même problème : ne pas passer par un certain point, ne pas effectuer un certain circuit. Court ou long, le circuit est là pour éviter un trajet primitif, dont il n’est plus jamais parlé, mais qui est la seule chose qui se parle indéfiniment à travers toutes les autres. Suicide ou écriture, c’est la même chose, – surtout quand, comme Leiris, on donne à l’écriture le suicide pour thème. Le long circuit n’en finit plus de parler du court-circuit. Mais où est le centre de gravité de ce système d’oscillation ? Point théorique et invisible, absent mais omniprésent dans ses effets, qu’il faut bien supposer pour comprendre comment tout cela peut tenir ensemble. Le désir cherche à retrouver la parole, mais comme ce qui l’empêche de parler n’a pas le moins du monde disparu, il ne peut le faire qu’à distance, et à l’envers. Ce qui nous fascine à écouter Leiris, c’est cette stratégie vertigineuse de l’énonciation, l’énergie extraordinaire d’un désir qui, pour contrarié qu’il soit, ne renonce pas à l’expression, mais se voit contraint à une fuite en avant, où le discours, à la fois prudent et téméraire, s’exaspère à frôler la vérité.

          Perpétuel pet de reptile... (avec trois points de suspension, clin d’œil de complicité). J’ai tiré les tiroirs. On voit comment : d’abord, comme à chaque fois, déchiffrement d’énoncé, mais qui m’amène ensuite, de fil en aiguille, à mettre en question l’énonciation. On comprendra dès lors pourquoi j’arrête mon commentaire de L’Âge d’homme.

          Au niveau de l’énoncé, autant le dire, parce que tous mes déchiffrements sont conjecturaux, et finalement stériles. Qu’ai-je fait d’autre, dans ces trois chapitres, que de lire L’homme aux loups entre les lignes du texte de Leiris : qu’aurais-je fait dans les trois suivants, que de lire cette fois Totem et tabou ? Non seulement cet exercice est de l’ordre de l’hypothèse, en ce qui concerne le « cas » de Leiris, mais de plus en ce qui concerne la science psychologique (si une telle chose existe) il n’a aucun intérêt, puisqu’il s’agit uniquement de vérifier sur un cas particulier ce qu’on sait déjà, ce qu’on croit savoir, sans remettre en question l’acquis et sans prolonger la recherche. On ne s’improvise pas découvreur de continent. Mais j’ai pris mon parti des limites de ce déchiffrement. Si je l’arrête, c’est d’abord parce qu’en continuant à ce niveau, je ferais le jeu de Leiris, pour finir par simplement doubler son discours : je serais pris au piège. Et doublement pris : d’une part il est évident que mon déchiffrement est fait pour me rassurer, pour fermer, clore le texte, me donner prise sur lui. L’entassement, le classement, la fermeture, moi aussi, lecteur, je les désire : naïvement, je les désire. Je fais des fiches, je classe et relie mes notes, je boucle mes chapitres, ne serait-ce que par des boutades qui sont boucliers contre l’ouverture. J’ai, par rapport à Leiris, une sécurité supplémentaire, celle d’appuyer mon texte sur le sien, pas à pas, chapitre par chapitre, dans une juxtalinéarité réconfortante qui est une forme du parasitisme. Cela me donne une sécurité analogue à celle que doivent éprouver les aveugles de Breughel, qui se guident sur le précédent sans savoir que la canne du premier, tâtonnant dans le vide, est en train de l’y entraîner. Au moins le premier doit se rendre compte de ce qui se passe, les autres font pitié, comme moi avec mon commentaire, appuyé sur un garde-fou descellé, – ou remplissant de gloses un texte encore plus percé que les tonneaux des Danaïdes. Je me sens bien bête, avec mes diagnostics-minutes, mes déchiffrements péremptoires, ma petite science de médecin à la Molière, et même parfois un peu goujat, de patauger ainsi dans l’intimité d’un autre. Au demeurant, – n’est-ce pas lui qui m’y a invité ? Autant me conduire correctement, poliment. Par exemple en faisant semblant de croire que Leiris est vraiment malade et névrosé. C’est là où ma propre bêtise peut se retourner en ruse.

        Si imparfait qu’il soit, ce déchiffrement de l’énoncé était nécessaire pour rendre possible l’étude de l’énonciation. Prises une à une, mes gloses sur l’énoncé sont contestables, hypothèses de travail pour lesquelles je ne donnerais pas ma tête à couper (si j’ose dire). Tout ce que je puis dire, à chaque fois, c’est qu’« il y a quelque chose de ce genre ». Me voici reconstituant un cas, et cela bien sûr n’est possible qu’à cause de l’extraordinaire exploration entreprise par Leiris lui-même. Mais si j’en reste là je serai sa dupe : Leiris a visiblement envie, dans L’Âge d’homme, de se faire prendre pour un cas, d’ériger la castration en mythe. Mon déchiffrement n’a pas pour but de contribuer au prestige du mythe en en proposant une réduction psychanalytique qui lui servira de repoussoir, parce qu’il sera bien facile de la ridiculiser. Ce n’est qu’une étape : même si ma lecture de l’énoncé n’est pas exacte, elle me permet de redonner au texte sa profondeur : j’entends par là non des soubassements souterrains, de choses qui seraient dessous, mais la duplicité permanente et patente de l’énonciation. Au niveau de l’énoncé, je ne pourrai qu’établir fastidieusement, et avec beaucoup moins de talent que Leiris, une sorte de carte du Tendre de la castration. Au niveau de l’énonciation, au contraire, j’ai chance de saisir l’essentiel, l’envers du discours, ce que justement Leiris ne peut pas dire, cette vapeur qui fait fonctionner la grande machine du langage, cet avers de la castration : le désir.


II. L’ÂGE D’HOMME

        Plus j’avançais dans ma lecture de L’Âge d’homme, plus l’absence du père dans le récit me semblait étonnante. Il est question, certes, du père réel un certain nombre de fois, dans des séquences qui peuvent même être agressives, comme celle qui suit l’histoire de l’homme au pet (p. 89). Mais ce père biographique est un personnage falot, épisodique, pour lequel le narrateur adulte manifeste, en même temps que de l’agressivité, une certaine pitié, et de l’affection. Sa présence dans le récit est très discrète : celle de la mère, encore plus discrète. À aucun moment, dans un récit où les mythes nés de la vie quotidienne pullulent, le père ni la mère ne prennent une stature vraiment mythologique. Ils restent, irréductiblement, pudiquement, anecdotiques. Une sorte de dissociation s’effectue entre le drame sacré de l’enfant, et un couple parental qui mène une vie profane et banale. Les deux domaines communiquent certes parfois, latéralement. Mais au terme d’un récit si provocant par son exhibitionnisme, on reste avec le sentiment de réserve, de pudeur. Comme si cette vie profane dans laquelle Leiris cantonne ses parents était en réalité une sorte d’enclos sacré, les mettant à l’abri de l’investigation. Et cela malgré le passage de l’homme au pet, ou les allusions aux fornications parentales. Attitude fort compréhensible : les images mythologiques des parents datent des toutes premières années de la vie, couvertes ensuite par l’amnésie : les parents perçus plus tard de manière plus détaillée et plus réaliste par l’enfant ou l’adolescent, ne ressemblent plus exactement aux grands fantômes de jadis. On ne les reconnaît plus, et on n’est plus capable de relier à eux des sentiments qui sont restés très puissants et organisent toute notre vie affective. Ce décalage fait que la figure mythologique du Père nous semble omniprésente derrière des dizaines de masques, au cours de notre déchiffrement de l’énoncé, alors que le père réel s’estompe. Etant donné la discrétion de Leiris, on se sent presque gêné de revenir à ce père réel, à sa mort elle aussi bien réelle, pénétrant dans un enclos sacré jalousement soustrait aux regards du lecteur. Le temps d’un rêve, le temps d’une phrase, n’est-ce pas pourtant quelque chose d’essentiel qui se dit, par exemple dans cette « songerie nocturne » :

je pique de la pointe d’un poignard le pied droit, côté tête, du lit de mort de mon père, le corps étant encore dedans. (L’Afrique fantôme, p. 282).

        Les passages concernant la mort du père sont rares dans L’Âge d’homme, et d’un ton pénétré, pudique, comme si on touchait là à un domaine sur lequel il n’était plus décent ni même possible de faire de la littérature, – moment de vérité qui engendre une sorte d’effet de silence.

        Cette mort est d’abord mentionnée (p. 80) à propos de la mort de l’oncle acrobate, qui fut une sorte de modèle ou d’initiateur à la vie d’artiste pour l’enfant, et qui joue à ce titre un rôle analogue à celui que jouera Max Jacob. L’oncle acrobate, Max Jacob et d’autres, – ne sont-ils pas en réalité les figures du Père-ami ? Car il est bien évident que le classement des deux frères en frère-ami et frère-ennemi (p. 114 et suivantes) correspond au double visage de la fonction paternelle, qui a la possibilité, au niveau des frères, de se différencier en deux individus distincts. Le père-ami, héros dont on est le second (cf. dans Fourbis, « Les Tablettes sportives »), et qui permet d’accéder à une relative maturité par des rites d’initiation : le père ennemi, bourgeois, philistin, inaccessible à l’érotisme, qui inspire la même horreur et la même crainte qu’une Bête. Entre ces deux pôles, le père réel apparaît ambigu, indécis : ou indécise l’attitude de Leiris en face de lui. Mais malgré les injures, les provocations où se manifeste la hargne adolescente, il reste un grand fond de terreur, et derrière cette terreur, un grand fond d’amour. Il me semble, à lire ces passages, que ce qu’il y a de plus difficile à avouer, c’est peut-être ce qu’on a coutume d’appeler les « bons sentiments », comme l’amour qu’on porte à ses parents, et que, par toutes les ruses, jusqu’au sein même de la plus lucide investigation, on cherchera à soustraire à l’analyse. Car amenés véritablement dans le champ de l’analyse, ces bons sentiments aux teintes pastel et layette (rose pour la maman, bleu pour le papa) se révéleraient être des composés instables et finalement explosifs. On comprend mieux dès lors le rôle des discours profanateurs envers les parents (cf. p. 89) ou des mufleries conjugales (cf. p. 195), écrans de fumée destinés à déplacer l’attention. Car, après tout, il les aime ? La présence fantomatique de Z. tout au long de l’autobiographie s’explique par le désir qu’a Leiris de ne pas impliquer ses proches dans son exhibitionnisme. Cette délicatesse n’est-elle pas un signe, parmi d’autres, d’une relation affective sur laquelle il paraîtrait normal qu’un autobiographe aussi scrupuleux s’explique ? Mais on sent bien que cette discrétion a des raisons plus profondes qu’une simple délicatesse, – elle n’est qu’un des signes de l’impossibilité d’avouer des sentiments plus immédiats, plus « naturels », plus effrayants, le silence avec ses alibis remplaçant alors la ligne d’illusion, dérobant au lecteur le spectacle de Noé. Derrière l’exhibition systématique de la castration, comme derrière le silence systématique sur certaines zones, on reconnaît la stratégie d’un désir qui, apeuré, n’arrive plus à se dire qu’à l’envers, mais qui n’a pas le moins du monde renoncé à se dire. Mais qui refusera jusqu’au bout d’accepter de reconnaître le rapport entre le Père et le père, comme d’accepter de se nommer par son véritable nom, le désir.

        Je reviens à l’oncle-acrobate. La première fois que j’ai lu ce dernier paragraphe, à la p. 80, il m’a semblé que la référence au père, présente dans la première phrase, impliquait une référence au fils, absente mais nécessaire pour comprendre, dans la seconde phrase. « De toute ma vie je n’ai pu penser à la mort de mon père sans ressentir une espèce de vertige ». Vertige que je vois analogue à celui de l’exhibition des « Secouristes français » (p. 111), suivi, on s’en souvient, d’un retour à l’idée de la scène de la clairière. La seconde allusion à la mort du père, p. 114, à propos des « Cauchemars », arrive juste après les « Secouristes français ». Le récit de la mort du père sera inséré, beaucoup plus loin, p. 182, assez étrangement, dans le dénouement de l’aventure avec Kay, comme origine de la décision d’épouser Kay, à un moment du récit où Leiris a déjà expliqué pourquoi il est revenu sur cette décision et comment il s’apprête à rompre. Cette liaison mort du père/rupture avec Kay se retrouve identique dans « Mors » (Fourbis, p. 56), au moment du rêve du « cœur mis à nu », les deux événements étant qualifiés de « cruciaux ». Sur le plan biographique, on sait que le père de Michel Leiris est mort en 1921 : Max Jacob, père spirituel, écrivit alors à Michel Leiris :

Mais la douleur est nécessaire, et un fils ne deviendrait jamais un homme s’il ne prenait la place et les responsabilités de ceux qui l’ont précédé. (3)

Appel assez conventionnel à l’entrée dans l’âge d’homme, à l’occasion de la mort du père, – en réponse auquel il faut lire, par exemple, toute la fin de « Mors », sur l’incapacité d’être un homme (Fourbis, p. 61 et p. 67), et le refus de « passer au rang de père » (Fourbis, p. 66). Refus étalé, lucidement, vertigineusement analysé. Lucidité : suicide éludé. Désir aveuglé.

       Mais plutôt que de suivre cette piste officielle, suggérée par le titre du livre, mieux vaut explorer ce domaine crucial en suivant l’autre fil, celui du récit de la cure de psychanalyse.



III. CANAPÉ-LIT

        J’ouvre le Glossaire et je souris :

PSYCHANALYSE – lapsus canalisés au moyen d’un canapé-lit.

        C’est drôle sans être méchant : la psychanalyse y apparaît comme une sorte de piège un peu bizarre mais pas très inquiétant, une invention du concours Lépine. (Mais : PIÈGE : y ai-je le pied ? dit aussi le Glossaire). Le canapé-lit, mobilier utilisé dans ce bricolage, apparaît débonnaire et domestique : il n’évoque ni « un canapé de viandes crues et sanguinolentes » où une magicienne nue doit « se coucher – ou faire coucher quelqu’un – en vue d’une opération de nécromancie » (p. 63) : ni ce « terrain de vérité » (p. 70) qu’est pour Leiris la couche amoureuse et l’arène, lieux du combat, et que devrait être ce canapé-livre qu’est l’autobiographie. Non, rien que de petit-bourgeois et galerie Barbès, avec un côté canne à pêche. Ce n’est qu’un moyen, un instrument pour canaliser les lapsus, ce qui est un peu comme un filet pour attraper les papillons, ou les rêves, les faire passer de l’état sauvage (et volage) à l’état domestique (et fixe). « Canaliser », c’est rassurant : on maîtrise, on ferme, on empêche la fuite. Or, le lapsus, c’est une fuite. Un glissement. On rattrape le glissement, tout se termine en patinage artistique. Canaliser, c’est récupérer de l’énergie désordonnée pour l’utiliser à ses propres fins. Cette hydraulique psychologique définirait mieux l’écriture de Leiris que la psychanalyse. Récupération, canalisation, maîtrise d’une énergie qu’on n’utilise que dans la mesure où l’on peut la contrôler. Tuyauterie labyrinthique des phrases, vannes de la ponctuation, siphons, vases communicants, alambic tortueux. C’est même le contraire de la psychanalyse, où justement les tuyaux crèvent, les siphons s’engorgent et dégorgent, les canalisations pètent. Lacanisons au lieu de canaliser : le lapsus, c’est l’astuce du phallus. Ça fuit dans toutes les directions. L’erreur de définition de Leiris constitue elle-même une forme de lapsus, en ce qu’elle révèle naïvement le désir profond de Leiris, ce qu’il attendait de la psychanalyse, et qu’il a, en désespoir de cause, cherché dans sa propre écriture : la canalisation.

            De cette cure de psychanalyse, Leiris ne dit pratiquement rien. Dans L’Afrique fantôme comme dans L’Âge d’homme, elle n’est évoquée qu’au niveau de petits bilans, soit thérapeutique, soit intellectuel. C’est l’effet de la cure qui fait l’objet du discours, non la cure elle-même. Silence sur ces séances de canapé-lit, dont visiblement rien ne peut être dit, mais qui engendrèrent malgré tout une nouvelle manière de dire. Nous voyons bien que quelque chose s’est déclenché : ce quelque chose, c’est l’autobiographie. Cure subie pendant un an (novembre 1929-fin 1930 ?) et dont il nous est dit qu’elle fut d’abord « le couteau dans la plaie » (expression choisie à dessein où l’on peut deviner l’effet du transfert), et qui aboutit à deux événements : une rencontre (celle des deux tableaux de Cranach, p. 41 et p. 55) et une décision (le départ pour l’Afrique). Au retour du voyage, deux brefs recours à la « thérapeutique » (p. 201). C’est la détresse qui l’a poussé à un remède dont il se méfie : dès qu’il ira mieux, il cultivera l’ingratitude, en faisant payer à la psychanalyse sa propre « lâcheté ». Il lui gardera, semble-t-il, toujours rancune, essayant de la réduire à un moyen employé pour avoir accès à des données, pour canaliser et regrouper des signes, mais lui déniant tout droit à l’interprétation.

            Pour comprendre, le mieux est d’écouter le peu qu’il en dit, et d’abord dans L’Afrique fantôme. A propos d’un rêve, il déclare :

Nouvelle pollution nocturne. Rêvé par ailleurs que je me réconciliais avec André Breton. Au diable la psychanalyse : je ne chercherai pas à savoir s’il a pu exister momentanément un rapport entre ces deux événements (L’Afrique fantôme, p. 126).

Mauvaise humeur et dénégation. Il y a rapport et ça m’embête. Désir homosexuel ? Fantasme à mettre en rapport avec le rêve de L’Âge d’homme (p. 203) ? Vite déplacer la question et mettre un peu Freud dans l’embarras, puisqu’il se croit si malin :

J’aimerais mieux que Freud me dise... (ibid.).

Et il lui pose une colle d’ethnographie. Faute d’avoir lu Totem et Tabou, qui fut traduit plus tard. Résistance à Freud (le psychanalyste) qui croit tout savoir. Ou ceci, plus important, médité pendant une insomnie :

Pensé à toutes sortes de choses : a) à la psychanalyse, qui, si elle ne m’a pas guéri de mon pessimisme, m’a donné du moins la force d’accomplir sans trop de défaillance la tâche qui m’incombe aujourd’hui, en même temps qu’elle m’infusait le minimum exigible d’optimisme pour que je ne considère plus, ainsi qu’auparavant, mon pessimisme comme une chose à tel point dérisoire qu’il soit justiciable d’une cure psychanalytique […].

(On admirera le retournement final, flexible et élégant, renvoyant la psychanalyse à sa fange, comme une femme qu’on remercierait ironiquement de vous avoir dégoûté d’elle et fait retrouver un minimum de dignité)

b) à cette espèce de charité, qui est l’apanage de certaines putains, et que je serais tenté d’appeler “bonté animale de vagin” (ibid., p. 246).

Naturellement le parallélisme s’esquisse entre a) et b). Obligé de reconnaître le bénéfice obtenu, Leiris s’en tire avec la reconnaissance du ventre et le mépris de l’esprit. C’est sur ce ton qu’il présentera sa cure dans L’Âge d’homme (p. 41). Récuser l’interprétation freudienne sur le plan intellectuel est un constant désir. Il lui suffit de lire dans une revue que Jung n’est pas d’accord avec Freud sur l’explication du rêve pour être très intéressé (L’Afrique fantôme, p. 248).

        En dehors de ces signes de résistance et d’humeur (qu’il faudrait d’ailleurs mettre en relation avec les crises de résistance à l’ethnographie que Leiris traverse aussi), très peu d’information sur sa cure. Sinon ceci, par exemple : avouant que la pratique du coït interrompu (par égale horreur de la fécondité et des moyens contraceptifs) lui donne l’impression d’être châtré, il lui vient à l’idée que c’est là, au fond, tout son problème (c’en est tout au plus un symptôme), et il ajoute :


Voilà aussi ce que depuis longtemps je m’avoue : mais je n’ai pas encore osé l’écrire, même pour moi, encore bien moins le dire à qui que ce soit (p. 321).

Ce qui laisse supposer qu’il n’est pas allé bien loin dans son discours d’analysant (mais comment savoir ?). Quant au discours du psychanalyste, il est réduit à un diagnostic sommaire, évoqué à l’occasion d’une réflexion sur l’érotisme et la chasteté :

Je touche ici à l’un des aspects de ce que les psychanalystes appellent mon “complexe de castration”... Haine des hommes, haine du père. Volonté ferme de ne pas leur ressembler. Désir d’élégance vestimentaire parce qu’elle est inhumaine. (L’Afrique fantôme, p. 488).

Ici le diagnostic a l’air d’être accepté, sans trop de résistance, parce qu’en fait, il ne s’agit que d’un mot qui nomme un symptôme, coiffant une série de manifestations. Il n’en sera plus de même dans L’Âge d’homme (cf. p. 153).

            Ce qui frappe le lecteur, dans les rares allusions à cette cure inachevée et épisodique, c’est qu’il n’y est question que de choses se passant au niveau de l’énoncé (un diagnostic, ou, p. 201, l’analogie des conduites analysées), ces choses que Leiris appelle « les données que m’a fournies l’analyse » (p. 202) ou « un matériel séduisant d’images » (p. 16), et qu’en revanche il n’y a aucune allusion à l’énonciation, ni à la situation même du discours, ni au transfert, – pas un instant Leiris n’a même l’air d’y penser, signe d’une entreprise analytique à peine engagée, et d’une résistance première guère entamée. À voir les ruses incroyables de la stratégie de l’énonciation dans son écriture, on fait confiance à Leiris pour avoir su mener sa résistance orale. Ces brèves remarques, d’ailleurs, justifient ma tentative de lecture : tout ce que je peux suggérer dans le déchiffrement de l’énoncé, non seulement reste hypothétique, mais en plus se situe à un niveau où Leiris aura toujours le dernier mot, depuis quarante ans qu’il manipule, traite et canalise cette vaste carrière de « données ». La scène primitive ira rejoindre la castration dans le grand magasin d’accessoires, désormais inoffensifs. En revanche dès qu’il s’agit de l’énonciation, malgré toute la « lucidité » de Leiris, je suis en mesure de lire, et cette fois sans trop me tromper, une conduite que la réflexion analytique a visiblement laissée de côté. C’est d’ailleurs à ce niveau que je vais maintenant lire les deux passages de L’Âge d’homme où l’expérience de la cure est mise en scène.

        À plusieurs reprises, Leiris a interrompu son récit pour constater l’arbitraire des classifications qu’il emploie : son plan s’estompe, tout devient confus, son classement thématique n’est plus qu’un « simple procédé » de composition esthétique (p. 128). Si Leiris disait vrai, on s’attendrait à ce qu’il cherche donc un autre ordre à son discours. Or il continue comme si de rien n’était. L’allégation d’échec est l’alibi d’une conduite de blocage de l’interprétation (cf. ci-dessus, chapitre II, section "Après coup"). Quelques pages plus loin (p. 134), nouvelle parenthèse sur le thème de « l’arbitraire », presque glorifié par une tautologie qui coupe court à toute volonté d’interprétation : c’est comme cela, parce que c’est comme cela. À mesure que la structure Judith et Lucrèce se complète (c’est-à-dire se sature), il devient clair qu’il y a « autre chose ». Mais cet autre chose, cette suite de l’enquête, elle devrait se faire sur le terrain même qu’on vient d’explorer. Or Leiris en prend prétexte pour arrêter et faire bifurquer l’enquête. C’est ce qui se passe à la fin du chapitre VI. Après avoir organisé un tourniquet entre la terreur et la pitié, Leiris constate qu’il est incapable de s’exprimer clairement (p. 153), non pas parce qu’il a honte, mais parce que tout cela reste « confus ». Nous voyons clairement qu’il tourne en rond dans ses symptômes, et qu’il le voit clairement, et que la seule manière qu’il a de continuer, c’est de prétendre qu’il voit trouble. À preuve le paragraphe suivant, où il remet à leur place ceux qui croient voir clair, « les explorateurs modernes de l’inconscient », c’est-à-dire qui, – sinon son analyste ? Le ton se fait agressif et dédaigneux à l’égard du psychanalyste, qui croit tout savoir. Le développement, que je vais analyser, aboutit à une anecdote où Leiris jeune homme se révolte contre son père, qui ne comprend rien. L’incompréhension du père et la soi-disant compréhension du psychanalyste se rejoignent : tous deux sont à côté du problème, ils ne comprennent rien à rien. Je devine que cette conjonction est une manifestation du transfert.

            Dans l’immédiat, je suis assez surpris. En repoussant la psychanalyse, Leiris décrit ainsi son diagnostic : Œdipe/castration/culpabilité/narcissisme. Ce sont exactement les notions dont lui-même vient de se servir, et intensivement, pendant plus de cent pages ! Il accuse ici la psychanalyse de ne pas aller assez loin, de s’en tenir à des notions purement nominales qui érigent les symptômes en causes, et d’avoir une attitude réductrice et scientiste. Or cette tactique « nominaliste » et « diagnosticante », c’est justement celle de Leiris. Si Leiris accuse la psychanalyse de ne pas aller assez loin, c’est qu’il a peur qu’elle aille en réalité trop loin, – pas dans la direction qu’il souhaite. Ne touchez pas au Père. Non, il s’agit de tout autre chose. L’essentiel du problème « reste selon moi apparenté au problème de la mort, à l’appréhension du néant et relève donc de la métaphysique ». Leiris ne croit pas si bien dire. Si je n’écoute pas la fin de la phrase, je comprends que l’essentiel du problème est qu’on reste apparenté...

      Quant à savoir si la psychanalyse est disqualifiée dès qu’il s’agit du problème de la mort et de l’appréhension du néant, c’est un problème que je réserve pour plus tard.

         Disqualifiée, la psychanalyse peut alors être requalifiée. « Je puis citer cependant une anecdote... » (p. 153). On ne donne accès au discours de la cure qu’après avoir solennellement établi que tout cela n’avance à rien. On procède en même temps par allusion : « Certains considéreront peut-être cette anecdote comme un éclaircissement ». S’agit-il de complicité avec les vrais poètes, happy few qui sauront eux aussi comprendre la portée « métaphysique » des vers d’Apollinaire ? On comprend ensuite qu’il s’agit plutôt de refuser par avance l’interprétation que de mauvais esprits frottés de psychanalyse ne manqueront pas de proposer. L’anecdote en effet a deux centres :

a) le rapport beauté/peur : c’est la signification avouée de l’anecdote (« une anecdote qui montre l’importance profonde... »). L’anecdote se termine sur les deux vers d’Apollinaire, – bonne transition pour le chapitre suivant.

b) le conflit avec le père à propos de ces vers – « ma colère noire (une des plus noires) contre mon père » – l’un des rares moments du texte où soit énoncé un sentiment d’agressivité.

        Il est évident que le second point, apparemment annexe et purement circonstantiel, est le principal, et que c’est le rapport de peur en face des femmes qui est subordonné au conflit avec le père ! – qui en est une manifestation. Évidence que Leiris lui-même ne pourra éviter, mais qu’il saura habilement neutraliser. À l’extrême fin du livre, dans le chapitre « Le Radeau de la Méduse », on voit en effet Leiris accepter l’interprétation proposée par son analyste (p. 202). Cette soudaine docilité est une ruse destinée à désarmer l’autre. On récite la leçon pour qu’il vous laisse tranquille. On fait semblant de « comprendre un peu mieux » (comme s’il s’agissait de comprendre en raisonnant sur des données, – alors qu’il s’agit de retrouver la parole). Et en récitant sagement le catéchisme freudien, en douce, on inverse complètement l’ordre des propositions, c’est plus sûr. Le véritable ordre de la compréhension d’un symptôme, c’est celui qui aboutit à sa suppression : au-delà de la peur du châtiment, redonner la parole au désir. Ici, c’est le processus inverse : à partir d’un énoncé du conflit œdipien (où le désir et l’agressivité du sujet apparaissent déjà subordonnés et seconds par rapport à la violence du père), on remonte à la « signification » de la figure de Judith, et de là à un mot : la castration. Dans ce paragraphe, tout le discours reconstitue le symptôme qu’il prétend expliquer. La vérité ne peut se dire qu’à l’envers, car à l’endroit, c’est la mort. À l’abri de ce leurre de soumission, Leiris peut raconter, pour finir, plusieurs rêves qui résument toute son histoire, et qu’il s’abstiendra de commenter. Le rêve d’émancipation (combat homosexuel avec le père, qui nous rappelle le « rêve très ancien », les éléments de la scène primitive, et qui révèle, inavoué, le désir du père) et le rêve de l’ombilic-saignant (lié à la découverte de la castration).

        Que cette soumission à un diagnostic abstrait et caricatural soit une pure comédie, tout le texte le crie. Si Leiris avait « compris » cela, jamais il n’aurait pu écrire L’Âge d’homme. Au demeurant, il suffit pour s’en convaincre de lire la note ajoutée en 1946 à ce passage (voir p. 211), palinodie prévisible, et où Leiris se réfugie dans des tourniquets tautologiques. « Aujourd’hui, je n’exprimerais plus cela en termes psychanalytiques et parlant castration. Au lieu d’un châtiment à la fois craint et désiré, j’invoquerai la peur que j’ai de m’engager, de prendre mes responsabilités [...] ». Il s’agit surtout, dans ce texte de 1946, de montrer que la sexualité, l’amour physique, ne sont pas du tout la « pierre angulaire » de la personnalité (cf. p. 19).

        Jusqu’à présent j’ai interprété la résistance de Leiris à la psychanalyse comme une conduite à l’intérieur de la cure, et l’on aura pu trouver que j’avais moi-même tendance à me comporter en observateur supérieur (qui sait la vérité), regardant Leiris dans le labyrinthe de ses fuites. Mais en même temps, comme Leiris lui-même, je pense qu’il a raison de résister – c’est-à-dire qu’il a aussi de bonnes raisons de le faire. Est-ce Leiris qui caricature ? ou est-ce la réalité qui était caricaturale ? Toujours est-il que l’entreprise analytique telle qu’elle est évoquée dans L’Âge d’homme peut apparaître aujourd’hui assez simpliste : artillerie de gros diagnostics au niveau de l’énoncé, la sexualité mise au premier plan : silence sur l’énonciation, et le langage. S’il s’agit de la castration, il s’agit d’avoir peur qu’on vous coupe votre petite machine. Quand Leiris dénie à une pratique fondée sur une telle théorie le droit de prétendre au dernier mot (qui d’ailleurs peut prétendre à une telle chose ?), on se sent en parfait accord avec lui. On se souvient de l’allure de scientisme un peu borné qu’a pu avoir la vulgarisation du freudisme, application mécanique de recettes, qui d’ailleurs explique l’extraordinaire résistance que presque toute l’intelligentsia française a opposée au freudisme, de Gide à Sartre. Disons qu’inspiré par une volonté de résistance liée à sa situation de patient dans la cure, Leiris a admirablement senti les points faibles de son adversaire. Quand il récuse la psychanalyse, quand il lui dénie le droit de s’occuper de questions d’ordre « métaphysique », que fait-il, sinon appeler de ses vœux une autre psychanalyse, qui serait capable de parler sans les réduire des problèmes « métaphysiques », c’est-à-dire pratiquement ce que fait Lacan aujourd’hui ?

        L’Âge d’homme, ce serait donc une autobiographie para-freudienne ; La Règle du jeu, le dépassement de ces schémas simplistes vers une autre psychanalyse, de style lacanien. La résistance de Leiris est en même temps une exigence, extrêmement féconde. Si l’on veut s’en rendre compte, que l’on compare son autobiographie à celle d’un de ses contemporains, Daniel Guérin (Autobiographie de jeunesse, 1971) : on y voit un homme qui accepte de raconter sa vie comme un « cas » sexologique, en étiquetant ses symptômes, de manière à entrer dans des cases toutes faites. C’est ce conformisme que refuse Leiris. On ne peut qu’admirer son esprit de recherche, avec les risques intellectuels qu’il comporte. Moi-même, en interprétant ses textes de manière apparemment réductrices, souvent je me suis senti trop à contre-courant, appliquant des déchiffrements préfabriqués à une entreprise qui justement les contestait, les dépassait.

        Au niveau de l’énoncé, la nouvelle entreprise de Leiris commence par remettre la sexualité à sa place : mais il ne s’agira pas du tout d’une déviation de type junguien, d’une récupération mythico-mystique : au contraire Leiris effectue, au-delà d’un freudisme un peu caricatural, un retour à Freud, à la manière de Lacan, par une nouvelle attention portée à l’ordre symbolique, c’est-à-dire au langage. À la thématique de la castration succède l’obsession de la faille, de la lacune, de la béance. Il ne s’agit plus de se faire couper la petite machine, mais d’une coupure plus fondamentale. En deçà du drame œdipien, qui n’est peut-être au fond qu’une péripétie, c’est vers la constitution d’un sujet que Leiris tente une remontée.

    Au niveau de l’énonciation, une extraordinaire libération se produit. L’Âge d’homme est écrit avec une froideur et une sécheresse calculées, manière de se soustraire à la prise. Vis-à-vis de ses tentatives poétiques, Leiris affiche un détachement sceptique un peu affecté (p. 183, et 187-188). Effort de rassemblement et de lucidité, pour émerger de sa névrose ? De toute façon, ce n’est qu’une étape. La nouvelle autobiographie, elle, va redonner l’initiative aux mots, en même temps qu’elle fait du langage et de l’énonciation le centre de l’analyse. Faire semblant de courir après une impossible « règle du jeu », c’est manière d’indiquer non pas ce que l’on cherche, mais où l’on cherche : à savoir ce que « parler » veut dire. À moins que ce ne soit « écrire »...


IV. DÉSERT IRISÉ

        J’abrège mon propre commentaire. Au moment même où je laisse en suspens ma lecture de L’Âge d’homme, l’envie me vient d’entamer le commentaire de La Règle du jeu. L’envie, et le découragement devant une entreprise sans fin, puisque Leiris continue à écrire, et au demeurant absurde puisqu’à bien comprendre Leiris, je ferais mieux de m’occuper de moi.

            Leiris continue. La Règle du jeu a déjà trois volumes, espacés en gros de neuf ans en neuf ans (1948, 1955, 1966). Chaque volume tresse sa chaîne langagière en marge d’une vie qui continue et qui alimente le langage sans que celui-ci la modifie. À la fin de Fibrilles, Leiris annonce qu’il écrira, ou n’écrira pas, Fibules. On pense à Paludes, que devrait suivre Polders... Puis le titre de ce quatrième volume est changé : aux Fibules qui devaient agrafer et refermer le tout, Leiris préfère le titre plus suspensif de Frêle bruit, qui semble évoquer « les restes d’une voix qui tombe et d’une ardeur qui s’éteint ». J’ai l’âge qu’avait Leiris quand il a terminé L’Âge d’homme, trente-quatre ans, la moitié de la vie. Leiris en a plus du double, s’avançant dans une vieillesse qui, pour être encore marquée par le nimbe de l’avant-garde, n’en conduit pas moins au terme, et à l’objet, de son discours : la mort. Penser à la suite de son œuvre mène à un double vertige : l’idée d’un discours sans fin, mais qui est le contraire d’un bavardage, point du tout un intarissable flux satisfait de lui-même et à l’aise dans son rabâchage, comme chez Jouhandeau, mais une voix peut-être de plus en plus frêle ou de plus en plus vide mais qui essaie de tenir jusqu’au bout la note du désir. Et en même temps l’idée de la fin du discours, de la mort elle-même, qui fera de son discours pour nous un autre monde et en signera, mieux que toute fibule, l’authenticité. En somme, il disait vrai. Aucun rapport, en apparence, avec l’espèce d’harmonie que Montherlant a mise entre ses écrits et ses actes par son suicide. Mais malgré tout l’image d’une mort piégée dans l’écriture, elle-même gagée sur la mort, placement sûr, la mort ayant jusqu’à présent honoré toutes ses traites.

        Me voici en pleine oraison funèbre. Dans de grandes phrases. Mais d’abord Leiris peut très bien me survivre. On a déjà vu des critiques mourir. Ensuite je ne connais pas Leiris, et il ne m’inspire aucun sentiment d’aucune sorte. Surtout son œuvre, elle, ne me suggère aucune pensée funèbre, loin de là. Le pire qui ait pu m’arriver, c’est de me sentir exténué plusieurs fois au cours de la lecture de Fibrilles, où l’écriture se fait d’autant plus compliquée, verbeuse, tarabiscotée que l’objet du discours s’amincit et s’estompe. Pour les volumes centraux de l’autobiographie, L’Âge d’homme, bien sûr, mais aussi Biffures et surtout Fourbis, qui me semble être la plus grande réussite de Leiris, le lent travail de déchiffrement que j’ai entrepris n’a pas manqué de lever aussi en moi, à l’occasion, fantasmes et vertiges, me renvoyant à ma propre histoire : mais toujours le texte de Leiris s’est révélé tonique en même temps que troublant, m’entraînant dans son double mouvement de résistance et d’approfondissement. Souvent c’étaient l’excitation et la jouissance qui l’emportaient, et ces pages en gardent peut-être la trace.

            Dans chacun de ses volumes, Leiris fait une sorte de petite revue de presse sur l’accueil réservé au volume précédent. Après Fourbis, il avait été frappé par l’image sombre que les autres se faisaient de lui : masochiste, angoissé, etc. C’était s’étonner d’avoir été lu, et lu seulement au niveau de l’énoncé. Car l’énonciation, elle, manifeste, même si c’est de manière détournée, et apparemment malheureuse, une très grande vitalité. Au point d’avoir pu, en sens inverse, inspirer au seul critique qui ait longuement étudié l’œuvre de Leiris, Maurice Nadeau, l’idée d’un triomphe (la quadrature du cercle) dans lequel Leiris ne se reconnaît pas non plus (Fibrilles, p. 87-91). Ni échec, ni triomphe, mais un équilibre précaire, à chaque instant reconquis, une fuite en avant.

              Pour moi, je ne me sens pas requis de dresser un bilan, pas plus que je n’avais à donner un diagnostic. Simplement de témoigner par ma lecture de l’effet de cette œuvre : jouissance langagière devant les jeux de Glossaire j’y serre mes gloses, qui me semble être le plus réussi de tous les jeux surréalistes, le seul qui mette vraiment en lumière, sans tricherie ni magie, non pas quelque vague « effet » poétique, mais le fonctionnement concret de la poésie ; excitation intellectuelle et affective devant une autobiographie à l’occasion de laquelle j’ai pu « réaliser » ce que signifiaient tant de mécanismes et de conduites décrits par la psychanalyse, et qui m’a aussi incité à ne plus me satisfaire trop vite d’explications commodes. Que Leiris ne donne pas le goût de vivre, c’est possible : mais le désir, et donc la vie, sous les masques de la lucidité, de l’humour, de la résistance, sont d’autant plus présents qu’ils sont apparemment contrariés.

             Leiris termine le (provisoirement) dernier volume de La Règle du jeu sur le mot poésie, en écho à la belle définition qu’il en proposait dans le Glossaire :

POÉSIE (je l’ai choisie pour épousée...)

Il présente son suicide (manqué) comme le contact le plus étroit qu’il ait eu avec elle. Or cette dernière phrase de Fibrilles me semble être la seule manière irrémédiablement inversée (au féminin), mais tout à fait réelle, qu’a de se nommer, envers et contre tout, le désir. Désir à la présence duquel j’attribue l’excitation, l’euphorie conquérante de ma propre lecture ; qui est source et objet de l’écriture ; et dont Leiris donne la définition suivante :

DÉSIR – désert irisé

où se rejoignent le vertige et le fantasme, la soif et l’eau, la page blanche et l’écriture.

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*

Notes :

(1) André Malraux, Préface aux
Liaisons dangereuses, coll. Folio, 1972, p. 18.

(2) Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Gallimard, 1966, p. 228.

(3) Correspondance de Max Jacob, Éditions de Paris, tome II, 1955, p. 47-48 (lettre du 18 novembre 1921).


© Philippe Lejeune