Perec et la règle du je


Conférence à Florence, 1991, reprise dans Le Magazine littéraire, n° 316, décembre 1993
sous le titre
« Une autobiographie sous contrainte »

 

Il faudrait dire je. Il voudrait dire je. Une brève note écrite sur une immense page blanche. C'est le dix novembre mille neuf cent soixante-huit et il n'est pas loin de huit heures du soir. Depuis septembre Georges Perec a fini La Disparition. Dans un grand registre de commerce, il prend des notes, apparemment pour redémarrer un projet de roman en panne depuis deux ans, L'Age. Les mots flottent, semblent plutôt fait pour désigner le blanc qui les entoure, l'étendue du silence qu'ils trouent. Le roman ne sera jamais écrit. C'est le je  qui perce. Dans cette phrase même, le premier il est impersonnel, le second personnel. Timide avancée. Voici la note complète : Il faudrait dire je. Il voudrait dire je / que ses mots déchirent les pages tracent leurs sillons noirs dans la vie même, mots brûlants d'une vertu qui ne s'éteindrait jamais. Quelques pages plus loin, le 26 décembre, un nouveau sillon déchire le papier, six mots écrits au milieu d'une page vide de toute autre écriture : J'émerge. J'existe : je sors.

En janvier 1969 Georges Perec se lance, pour douze ans, dans une entreprise autobiographique d'un type nouveau. Il en expose longuement les règles dans une lettre à Maurice Nadeau le 7 juillet 1969 ( lettre reproduite dans Je suis né, Seuil, 1990). Ce projet aboutira, plus ou moins directement, à la publication de quelques livres, principalement  W ou le souvenir d'enfance (1975) et Je me souviens (1978), mais aussi à l'écriture de textes finalement abandonnés, le plus important étant Lieux (1969-1975). J'ai essayé de tracer un tableau d'ensemble de cette aventure dans La Mémoire et l'Oblique (P.O.L., 1991). Je voudrais ici réfléchir rapidement aux règles de ce jeu du "je".

Il s'agit, au fond, d'une "autobiographie sous contrainte", si je puis dire. La formule est paradoxale.

 Dans l'imagination commune, l'autobiographie suppose la liberté. L'idée d'un travail formel, de contraintes de production relativement arbitraires, entre en contradiction avec l'idéologie spontanéiste et référentielle habituellement liée à la pratique du genre. La forme du texte doit être d'une certaine manière dictée par celle de l'objet à décrire. De là vient d'ailleurs le discrédit du genre autobiographique auprès de ceux qui se piquent d'écrire. Ecriture lâche, facile, complaisante, à laquelle on oppose les vertus tonifiantes et productives de l'art. Au seuil des ateliers d'écriture on avertit solennellement : "Vous qui entrez ici, lâchez toute autobiographie". Seule la fiction est capable d'atteindre vraiment la vérité. - A cela il y a différentes réponses. Aux uns on fera remarquer que l'engagement de dire la vérité, s'il est pris au sérieux, est en lui-même une contrainte extrêmement étroite, et productive. Aux autres on rappellera que la liberté  du genre autobiographique n'est qu'apparente, qu'elle implique en fait soumission aux contraintes (censures, modèles appris) qui pèsent sur la vie elle-même, et que la contrainte littéraire est un puissant instrument de libération.

Une "autobiographie sous contrainte" pourrait donc fort bien, entre l'autobiographie "ordinaire" et la fiction, tracer une nouvelle voie. Elle pourrait aider à lever les censures, à échapper aux modèles. Elle pourrait fournir le moyen d'explorer ou d'évoquer, par des voies obliques, ce qui d'une vie ne peut pas se dire, l'inconscient ou l'insupportable...

On en voit assez peu d'exemples avant Perec. Pourtant Michel Leiris, dans La Règle du jeu, avait tenté quelque chose de ce genre, en associant la contrainte "pragmatique" propre à l'autobiographie (une sorte d'éthique de la vérité, qu'il met à la fois en scène, et en question, à la fin du troisième volume, Fibrilles) à une contrainte "littéraire" de production, qui doit beaucoup à l'exemple du Roussel de Comment j'ai écrit certains de mes livres.  Cette règle du jeu est exposée dans "Tambour-trompette", le dernier chapitre de Biffures. A partir de son journal, Leiris constitue un fichier de faits, idées, événements, notations, qu'il manipule, classe et reclasse en fonction d'affinités qu'il pressent. Ainsi se constituent des paquets, des constellations de fiches. Une fois un paquet de fiches "stabilisé", il devient la base d'un travail d'écriture rigoureux. Leiris s'astreint à composer un texte capable de les traverser dans l'ordre établi au départ. Il y a à la fois exploration (s'aventurer dans des labyrinthes d'associations d'idées imprévues) et sécurité (la fin est donnée dès le début). Tout l'intérêt est dans l'invention d'un trajet, dans les découvertes qu'on fera, dans les continents souterrains que la dynamique de ce mouvement frôlera, évoquera...

"Je n'ai pas de souvenirs d'enfance", écrit Georges Perec au début du chapitre II de W ou le souvenir d'enfance. A la différence de Michel Leiris, sa quête autobiographique ne tourne pas autour d'une sorte de secret, mais autour d'un trou de mémoire. Ce qu'il y a au fond de sa mémoire, c'est quelque chose d'à la fois immémorable et inoubliable, une sorte de mémoire obsessionnelle de l'oubli. Jusque vers 1965 ou 1966, il a tourné autour de ce trou d'un peu loin, en le localisant, le triangulant par des écritures de fiction. La publication et le succès des Choses en 1965 font de lui brusquement un écrivain reconnu, qui va se radicaliser dans deux directions apparemment opposées. D'un côté il se lance dans des recherches sur les contraintes, entre à l'Oulipo, écrit La Disparition. De l'autre il fait ses premiers pas vers l'autobiographie, raconte un souvenir d'enfance ("Les lieux d'une fugue", 1965), commence à interroger sa tante Esther sur l'histoire de la famille (1966), est fasciné par la brusque résurgence d'un souvenir d'adolescence (le fantasme de la colonie sportive W, en 1967), reprend une vieille idée, celle de décrire toutes les chambres où il a dormi, puis envisage d'articuler tout cela avec une sorte d'écriture de journal, où alterneraient périodiquement la description de lieux parisiens liés à  sa vie et l'évocation des souvenirs qui leur sont attachés... Tout finit par se rassembler dans une sorte de projet global un peu monstrueux - le mot est de lui -  qu'il expose à Maurice Nadeau en juillet 1969. Projet sans cesse remodelé, dévié, dépassé, mais qui jusqu'en 1975 restera l'horizon de son travail d'écriture.

Rien d'une autobiographie classique, rien d'une synthèse. Une accumulation de projets étranges. L'autobiographie classique ne convient qu'aux vies "accomplies". A vie brisée, autobiographie oblique. Beaucoup de vies sont brisées, mais elles ont recours aux formes classiques pour se "cicatriser". Elles recherchent la sécurité, ce qui ne va pas sans quelque mauvaise foi. Perec, lui, a choisi de briser l'autobiographie.

S'agit-il d'une autobiographie "oulipienne", fondée sur un jeu de contraintes ?

Apparemment non, si l'on en croit les classements de ses oeuvres proposées par Perec lui-même. En 1978, dans "Notes sur ce que je cherche", il distingue nettement le courant autobiographique des autres, en particulier du courant oulipien. En 1981, dans l'Atlas de littérature potentielle, W ou le souvenir d'enfance et Je me souviens sont classés parmi ses oeuvres "non-oulipiennes".

En réalité oui, puisqu'en 1978 il signale aussitôt que les distinctions établies sont à nuancer : "presqu'aucun [de mes livres] ne se fait non plus sans que j'aie recours à telle ou telle contrainte ou structure oulipienne, ne serait-ce qu'à titre symbolique et sans que la dite structure ou contrainte me contraigne en quoi que ce soit". D'autre part le classement de 1981 concerne les livres publiés, non les projets abandonnés ou inaboutis : or comment douter que L'Arbre ou Lieux ne soient des textes à contraintes ?

Et puis il y a contrainte et contrainte. Bien sûr, Georges Perec  n'a pas écrit, par exemple, une autobiographie lipogrammatique. Mais n'a-t-il pas fait, sur le plan sémantique, à peu près l'équivalent ?

Quand on parcourt les deux volumes collectifs de l'Oulipo (1973 et 1981), on est frappé de leur puritanisme : il n'y aurait de vraie contrainte que formelle. On sent qu'avec l'idée de contrainte sémantique on est au bord de l'hérésie et du n'importe quoi. Quand les pères fondateurs, François Le Lionnais (1973, p. 299) et Raymond Queneau (1981, p. 77) l'évoquent, c'est du bout des lèvres. Mais la pratique déborde la théorie de tous les côtés. Impossible d'analyser un projet comme Lieux sans faire intervenir la notion de contrainte sémantique, en même temps qu'une autre, celle de contrainte pratique. Le sujet de chacun des 288 textes prévus par Georges Perec est fixé d'avance (le lieu concerné, le type d'information à enregistrer, descriptif ou mnémonique). Les modalités spatiales et temporelles de l'acte d'écriture sont elles-mêmes programmées. L'articulation de ces contraintes sémantiques et pratiques est réglée par un bicarré latin d'ordre 12. De plus Georges Perec s'interdit de se relire et de se corriger. - Même constatation pour Je me souviens. Aux contraintes originelles de la forme inventée par Joe Brainard (I Remember) - qui sont à la fois formelles (anaphore) et sémantiques (souvenirs personnels excluant tout enchaînement narratif et toute interprétation ou argumentation) - Georges Perec a ajouté une contrainte supplémentaire très forte, l'exclusion des souvenirs individuels et des souvenirs importants, la préférence accordée au collectif, au banal et à l'inessentiel. Qu'il s'agisse bien d'une contrainte, on le voit quand il décrit l'espèce de travail spirituel ou de méditation qu'engendre cette "volonté de faire le vide" ("Le travail de la mémoire", in Je suis né, p. 88-89)

Les contraintes sémantiques, quand elles sont fortes, ont les mêmes vertus créatrices et inspiratrices que les contraintes formelles. La méfiance oulipienne à leur égard tient peut-être au fait qu'elles ne sont pas baptisées. Je vais en baptiser une ou deux, en les faisant parrainer, pour plus de sûreté, par des Contraintes Formelles.

Au lipogramme correspondra donc le liposème. On sait bien d'ailleurs que La Disparition est à la fois un texte lipogrammatique et liposémique (la lettre E y manque comme signifié autant que comme signifiant). Le type même de l'autobiographie liposémique est W ou le souvenir d'enfance. Le caractère liposémique du livre est signifié par la présence, en son coeur, d'une page blanche qui porte seulement les signes suivants : (...). L'analogie du liposème et du lipogramme est suggérée par la dédicace du livre, ainsi formulée : à E. La différence évidente entre le lipogramme et ce liposème autobiographique est que, dans le cas du lipogramme, on peut nommer ce qui manque. Tandis que dès qu'on essaie de substituer à la parenthèse suspensive une formulation explicite, elle paraît dérisoire, et le manque réapparaît immédiatement dessous. La parenthèse signifie quelque chose qui échappe au langage, et signifie que quelque chose échappe au langage.

Peut-être n'était-il pas besoin d'inventer un nouveau mot pour désigner ce trou au centre de W ou le souvenir d'enfance : c'est simplement, sur le plan sémantique, une ellipse, et sur le plan syntaxique (syntaxe du récit), une anacoluthe. Le mot liposème désigne pourtant quelque chose de plus : une stratégie délibérée et générale qui consiste à renoncer à dire directement quelque chose, et à recourir à des séries de moyens indirects, obliques, déviés. Aucun des deux récits entrecroisés dans W ou le souvenir d'enfance ne dit vraiment ce que leur lecture combinée fait néanmoins sentir au lecteur. Je ne puis ici que renvoyer à mon étude sur La Mémoire et l'Oblique (P.O.L., 1991) où j'ai essayé de montrer comment une même stratégie de l'indirect était à l'oeuvre dans W ou le souvenir d'enfance, Lieux et Je me souviens.

D'autre part au monovocalisme correspondra le monothématisme. Au lieu d'écrire avec une seule voyelle, on écrira autour d'un seul sème. C'est la stratégie de la liste, ou de la litanie. Georges Perec a programmé (et en grande partie réalisé) des textes fondés sur l'accumulation paradigmatique de rêves, de chambres, de lieux, de nourritures, d'objets familiers, de souvenirs inessentiels... Dans la mesure où le monovocalisme est en fait un lipogramme étendu à plusieurs lettres, le monothématisme peut être lui aussi considéré comme un liposème généralisé.

Toutes les stratégies autobiographiques de Perec se rejoindraient donc dans différentes formes d'élision, d'érosion, de dérision de la plénitude, créant des circuits obliques, déviés, autour d'un espace qu'elles désignent en le contournant.

Il ne pratique pas la contrainte pour donner un corps positif à un fantasme, mais pour encercler le vide et y dessiner, en négatif, les formes de l'indicible.

De là deux constantes que j'ai constatées dans son maniement de la contrainte.

D'abord la création négative, ou pour mieux dire, la création par suppression. Les exemples les plus frappants sont la genèse de W ou le souvenir d'enfance (Perec avait d'abord conçu un livre entrelaçant trois textes, le troisième explicitant le rapport des deux autres : la vraie trouvaille a été de supprimer le troisième texte), et celle de Je me souviens (Perec a compris qu'il suffisait d'éliminer les souvenirs personnels qui forment les trois quarts des I Remember de Brainard pour produire un effet de suggestion puissant).

Ensuite l'invention de contraintes de lectures, liées à des procédés de montage : essentiellement le va-et-vient entre deux séries (principe de W ou le souvenir d'enfance et de  Lieux) et la litanie, contraignant les lecteurs à des sortes d'exercices spirituels (dysphoriques dans le premier cas, euphoriques dans le second) qui leur donnent accès à des zones de leur psychisme qui leur sont habituellement fermées.

A titre d'exemple, on trouvera ci-après un texte inédit de Perec : quelques feuilles de carnet sur lesquelles , en novembre 1972, il essaie un exercice spirituel autobiographique rapidement abandonné. C'est une sorte de variante de la série des "Réels" dans Lieux. En abrégé, le programme s'appelle Bredouille, ce qui doit se prendre en deux sens : "bredouiller", bégayer, parler de manière peu distincte, mais aussi "rentrer bredouille", sans avoir (apparemment) rien pris. Le titre du texte est provocant : Apprendre à bredouiller. En général on apprend à ne pas bredouiller. Il nous faut donc abandonner l'idée que nous saurions déjà parler. L'autobiographie classique n'est qu'une illusion. D'abord, faire le vide. Poussant jusqu'au bout la consigne des "Réels", Perec va se concentrer sur l'insignifiant pour éliminer les significations illusoires. Bredouiller est un progrès...

Me voilà loin de l'idée d'une autobiographie sous contrainte envisagée comme une panoplie de techniques à mettre en oeuvre dans un "ouvroir". Loin aussi de l'idée de jeu. Mais tout de même au seuil d'un domaine que j'envisage d'explorer plus systématiquement. Leiris et Perec ne sont pas tout à fait les seuls à avoir utilisé des contraintes comme leviers pour ébranler les structures pesantes de l'autobiographie classique... Depuis le début des années 8O un ou deux oulipiens (par exemple Marcel Bénabou) se sont aventurés dans l'espace autobiographique, et des non-oulipiens ont pu rêver contrainte...Cette exploration à venir aura bien sûr aussi un but pratique : chercher, en plus de ce qui a été fait, ce qui reste à faire.

Si l'on peut hésiter ici à parler d'autobiographie sous contrainte, c'est que l'idée de contrainte est liée à une certaine forme d'absurde ou d'arbitraire, et de jeu librement consenti. Or l'autobiographie de Georges Perec, à la fois proliférante et elliptique, boulimique et anorexique, paraît finalement, dans ses procédures, tragiquement motivée : les contraintes choisies dans le langage n'ont rien d'un jeu gratuit, elles sont l'image de celles que la vie lui a imposées. Devant l'autobiographie classique, Georges Perec est comme Bartleby, le héros de la nouvelle de Melville. Il répète avec une douceur obstinée : "Je préfèrerais ne pas le faire".