Écriture et sexualité


Cet article a été publié en février-mars 1971 par la revue Europe, dans le second de deux numéros spéciaux consacrés à Proust. L'idée initiale (le déchiffrement des images), qui m'était venue en 1963, avait été alors sommairement notée. C'est seulement en octobre-novembre 1970 que l'étude qu'on va lire a été rédigée, en dialogue avec Serge Gaubert et Jacques Lecarme.
Serge Doubrovsky, qui avait eu de son côté la même intuition, l'a développée dans La Place de la madeleine (Mercure de France, 1974, 204 p.).
Plus tard Lucius Keller a publié, sans interprétation, Les avant-textes de l’épisode de la Madeleine dans les cahiers de brouillon de Marcel Proust (diffusion éditions Jean-Michel Place, 1978, 78 p.).


PREMIÈRE PARTIE


    Longtemps, la petite madeleine m’a irrité. Comme tant d’autres lecteurs de Proust, je voulais la remettre à sa place, en affirmant que « l’essentiel n’était pas là ». J’étais agacé par le psychologisme élémentaire que je lui attribuais, mais peut-être aussi par cette rédaction « léchée », cette poésie intime, familiale. Surtout : j’étais gêné par l’odeur désuète et la consistance spongieuse du gâteau qui s’amollit dans la cuiller, comme par une chose trouble, indécente peut-être. Et mon irritation n’était sans doute qu’une manière de cacher cette gêne.
    Mais un jour, la petite madeleine m’a intrigué : je remarquai que dans la première version connue de cet épisode (Préface du Contre Sainte-Beuve), il n’y avait pas de petite madeleine, mais une tranche de pain grillé et une vulgaire biscotte (1) . Pourquoi ce changement ? Je mis les deux textes l’un à côté de l’autre. De ce moment, tout un travail se fit en moi : j’allais de surprise en surprise. C’est l’histoire de cette lecture que je vais raconter.


I - DE LA BISCOTTE À LA MADELEINE


    Voici la première version de l’épisode :

L’autre soir, étant rentré glacé par la neige, et ne pouvant me réchauffer, comme je m’étais mis à lire dans ma chambre sous la lampe, ma vieille cuisinière me proposa de me faire une tasse de thé, dont je ne prends jamais. Et le hasard fit qu’elle m’apporta quelques tranches de pain grillé. Je fis tremper le pain grillé dans la tasse de thé, et au moment où je mis le pain grillé dans ma bouche et où j’eus la sensation de son amollissement pénétré d’un goût de thé contre mon palais, je ressentis un trouble, des odeurs de géraniums, d’orangers, une sensation d’extraordinaire lumière, de bonheur ;


    Très rapidement, il retrouve le souvenir :

Alors je me rappelai : tous les jours, quand j’étais habillé, je descendais dans la chambre de mon grand-père qui venait de s’éveiller et prenait son thé. Il y trempait une biscotte et me la donnait à manger. Et quand ces étés furent passés, la sensation de la biscotte ramollie dans le thé fut un des refuges où les heures mortes – mortes pour l’intelligence – allèrent se blottir, et où je ne les aurais sans doute jamais retrouvées, si ce soir d’hiver, rentré glacé par la neige, ma cuisinière ne m’avait proposé le breuvage auquel la résurrection était liée, en vertu d’un pacte magique que je ne savais pas. (CSB, 53-54)  (2)

    Ce texte présente de nombreuses différences avec le texte de Du côté de chez Swann : la plus importante est qu’ici la réminiscence est suivie presque instantanément de l’identification du souvenir, alors que dans le texte définitif, le retard imposé au souvenir créera un suspense. La réminiscence prendra alors plus nettement sa double fonction : dans l’immédiat, ressusciter Combray et lancer le récit, mais à long terme poser une question (« pourquoi cette joie ? ») qui ne trouvera sa réponse qu’à la fin du Temps Retrouvé.
    Je m’attacherai pour ma part à des différences en apparence plus insignifiantes. D’abord je constate que dans le Contre Sainte-Beuve, Proust cite successivement trois réminiscences : la saveur de la biscotte, le pavé de Saint-Marc, et le tintement de la cuiller, et tire des trois épisodes une méditation globale. Alors que dans la Recherche, il y a disjonction, une réminiscence étant choisie pour lancer le récit (et la « quête » spirituelle) au début, les autres étant réservées pour la confirmation terminale. C’est l’épisode de la biscotte qui a été choisi pour être mis en vedette à l’entrée du livre, bien sûr parce qu’il renvoie au souvenir le plus ancien.
    De l’épisode de la biscotte à celui de la madeleine, il y a eu une série de transformations : les « donateurs » sont dans la version (1) le grand-père, puis la vieille cuisinière ; dans la version (2), la tante Léonie, puis la mère. L’« offrande » est dans la version (1) une biscotte, puis quelques tranches de pain grillé ; dans la version (2), il s’agit à chaque fois d’une petite madeleine. De telles transformations d’une version à l’autre sont très fréquentes : il n’y a rien de surprenant à ce qu’Illiers devienne Etreuilles, puis Combray, et à ce qu’une tranche de pain grillé se métamorphose en madeleine. Mais cela montre qu’il y a eu un choix fait. On ne sait pas à l’occasion de quel objet comestible Proust a réellement éprouvé les sensations qu’il dépeint : c’est sans importance. L’essentiel, c’est de trouver quelles peuvent être les raisons de ce choix.
    D’un simple point de vue formel, je constate que la transformation, entre la première et la seconde version, se fait en général dans le sens de la réduction à l’identique : pour les « offrandes », on a deux objets analogues, remplacés par un objet unique ; mais, chose curieuse, Proust n’a pas opéré cette réduction à l’identique en éliminant simplement l’un des deux objets, mais en les éliminant tous les deux, et en les remplaçant par un troisième dont il n’avait jamais été question. Si l’élément solide est réduit à l’identité, une légère variante est introduite dans le « breuvage » : dans la première version, c’est à chaque fois du thé ; dans la seconde version, Proust s’écarte légèrement de l’identité : la tante Léonie offre la madeleine trempée « dans son infusion de thé ou de tilleul » (I, 47), et un peu plus bas, simplement « dans le tilleul » ; même hésitation entre le thé et le tilleul plus- loin dans le récit (I, 51) : et c’est finalement le tilleul qui est choisi pour une description (I, 51-52), en apparence poétique, en réalité symbolique : le tilleul, symbole de la survie du passé dans le présent, entre en résonance avec le jeu des Japonais évoqué plus haut (I, 47-48) et donc avec l’épisode de la réminiscence lui-même. On voit que Proust est guidé dans le choix des détails, non pas par une quelconque fidélité au vécu, mais par le désir de donner le maximum d’harmoniques symboliques à son récit, de manière à ce que chacun des éléments, en apparence insignifiant, évoque dans un registre annexe, en plus petit, un aspect du thème principal. C’est cette recherche, parfaitement consciente, de la densité symbolique qui explique la différenciation du breuvage. Il se pourrait que ce soit une recherche analogue, consciente ou non, qui soit à l’origine de la réduction à l’identique de « l’aliment », et du glissement à un élément nouveau (la madeleine).
    La réduction à l’identique se manifeste aussi en ce qui concerne les « donateurs » : il y a peu d’éléments communs entre la vieille cuisinière et le grand-père. Tous deux sont supprimés (comme la biscotte et le pain grillé) et remplacés par des personnages qui n’apparaissaient pas dans le premier récit : la tante et la mère, qui comme le tilleul et le thé (auxquels elles sont liées) sont deux variantes légèrement différentes d’une même fonction (ici : maternelle).
    Le parallélisme des transformations au niveau des « donateurs » et au niveau de « l’offrande » semble indiquer que les deux transformations sont liées, répondent à une même intention. Mais laquelle ? C’est par l’analyse de la description du tilleul que j’ai saisi sa fonction symbolique, et compris pourquoi il avait été substitué au thé. Je vais employer la même méthode pour la madeleine.


2 - LA MADELEINE : SON ASPECT


    Comment la madeleine est-elle décrite ?

un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques (I, 45).

    Cette description oriente la pensée vers une image du sexe féminin : court, dodu, moulé, valve, rainure, coquille. Pas un mot qui n’y renvoie. Plus loin, Proust en donne un nouvel aperçu :

petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot (I, 47).

    Il semble difficile que le hasard, ou le simple goût du pittoresque, ait à lui seul rassemblé tant d’éléments si transparents dans ce coquillage gras, sensuel et plissé. La madeleine est comme une image du sexe féminin. Cela apparaît encore plus clairement si l’on se souvient de la description du ventre d’Albertine dans La Prisonnière :

son ventre (dissimulant la place qui chez l’homme s’enlaidit comme du crampon resté fiché dans une statue descellée) se refermait, à la jonction des cuisses, par deux valves d’une courbe aussi assoupie, aussi reposante, aussi claustrale que celle de l’horizon quand le soleil a disparu (III, 79).

    On retrouve ici la même atmosphère religieuse (le « claustral » rappelle le plissage sévère et « dévot »), et le même mouvement de « valve », la courbure du coquillage. L’association du coquillage et du sexe féminin s’exprime par l’emploi du mot « valve », – (derrière lequel on entend le mot vulve). On retrouve chez Proust d’autres emplois du mot valve, assez révélateurs. Dans un passage, malheureusement coupé par une lacune, du Contre Sainte-Beuve, on lit la phrase suivante, juste après la description du jet d’eau d’Hubert Robert :

… qui font dans le tableau du vieux maître de petites valves roses, vermillonnées ou noires (CSB, 65).

    La lacune fait qu’on ne sait pas de quoi il s’agit. Mais l’association du rose et du noir à propos de ces « petites valves » ne laisse guère de doutes sur l’image (on songe au « bijou rose et noir » de Lola de Valence dans le poème de Baudelaire). Plus intéressante est l’apparition d’une valve, d’une sorte de fossile incrusté dans la pierre, dans les profondeurs de l’église de Combray (crypte qui représente les profondeurs du temps, mais aussi l’intérieur du ventre maternel), valve incrustée de manière miraculeuse sur le tombeau de la petite fille de Sigebert, après qu’elle eut été assassinée (I, 61-62). Ce passage associe la valve et le meurtre d’une manière qui fait rêver, comme font rêver toutes les légendes moyenâgeuses citées dans Combray, depuis celle de Golo, dont le narrateur indique qu’elle a un rapport avec sa propre conscience. Il y a là tout un pan de mythologie à déchiffrer. Mais je reviens à la « valve », sorte de signe de symbolique, de sceau qui à quelques pages de distance se trouve incrusté dans la pierre d’un tombeau d’une femme assassinée, et moulé en forme de petite madeleine, utilisé dans l’expérience, elle aussi miraculeuse, de la résurrection du passé.


3 - LA MADELEINE : SON NOM


    Ce gâteau en forme de sexe féminin s’appelle : Madeleine. On sait l’importance que Proust attachait aux noms, et en particulier aux noms de personne. Il a dû être frappé qu’un gâteau à l’apparence si suggestive porte, en plus, un prénom féminin. On voit que « biscotte » ou « tranche de pain grillé » offraient moins de ressources pour un jeu symbolique fondé sur la polysémie... Deux éléments du texte attirent l’attention du lecteur sur le caractère singulier du nom : l’emploi bizarre de majuscules au début de l’adjectif et au début du nom : « Petites Madeleines », comme s’il s’agissait d’un nom propre, et non pas d’un nom commun (dans toute la suite du texte, madeleine est écrit normalement avec une minuscule) ; et l’expression « un de ces gâteaux […] appelés Petites Madeleines » qui cite le nom comme une curiosité linguistique vraisemblablement ignorée du lecteur (alors qu’il s’agit d’un gâteau banal que tout le monde connaît ; Proust lui-même dit plus loin (I, 47) qu’il en voit très souvent dans les vitrines des pâtissiers).
    Mais d’où vient le prénom Madeleine ? De l’Évangile : « Marie, que l’on appelait Magdelaine, de laquelle il était sorti sept démons » (Luc, 8, 2). Madeleine est la fameuse « pécheresse », dont voici la légende telle qu’elle s’est constituée à partir des textes de l’évangile (ici m’intéresse non strictement le texte de l’évangile, mais le mythe tel qu’il s’est développé au cours du Moyen Âge et depuis, surtout dans l’iconographie) : pécheresse sensuelle (son péché est l’amour), elle est bouleversée par la rencontre du Christ, dont elle arrose les pieds de parfum ; elle se repent, verse des torrents de larmes (d’où l’expression « pleurer comme une Madeleine »), voue un culte au Christ, qu’elle suit, et cette ancienne pécheresse prend place dans le groupe des Saintes-Femmes. C’est elle qui le matin de Pâques trouve le tombeau du Christ ouvert et vide, et qui est la première à voir le Christ ressuscité, qu’elle prend d’abord pour un jardinier (Jean, 20, 10-18). Dans l’iconographie du Moyen Âge, son attribut symbolique est le vase de parfum ; elle fut patronne de la corporation des parfumeurs. Dans l’iconographie moderne (voir par exemple la Madeleine du Titien), elle offre une image voluptueuse du repentir : elle lève vers le ciel un regard plein de repentir, – mais son corps est sensuellement rendu, l’ensemble produisant une impression très ambiguë.
   Je remarque que tous les éléments de cette légende se retrouvent dans l’histoire du narrateur : sensualité, culpabilité, repentir, larmes (associées à la fois à la culpabilité et au plaisir), rôle du parfum, mythe de la résurrection... et ce sont également les éléments les plus importants dans la vie de l’enfant. Mais il y a plus : l’organisation de ces éléments elle-même semble avoir quelque analogie. Et je suis tenté d’avancer l’hypothèse suivante : Proust a reconnu son histoire dans celle de Marie-Madeleine. Il suffit en effet d’inverser la différence des sexes (Proust nous habitue à cet exercice dans son roman) pour voir qu’il y a, non pas une ressemblance complète, mais une analogie troublante entre les rapports de Madeleine avec le Christ, et ceux de l’enfant coupable avec sa mère. Madeleine et l’enfant sont tous deux dans une situation ambiguë, partagés entre la volupté honteuse, et la fixation « platonique » : et l’évolution du péché au repentir, que connaissent à la fois Madeleine et l’enfant, n’est que la figure inverse d’un mouvement que le narrateur connaît bien : la profanation. Cette identification possible de Madeleine et de l’enfant, que j’obtiens par inversion des sexes, n’empêche pas que Madeleine soit une femme et qu’à un niveau plus apparent, elle unisse en une seule personne, de manière troublante, la figure de la Vierge-Mère (puisqu’elle appartient désormais au groupe des Saintes-Femmes) et celle de la prostituée : la mère et la débauchée, l’amour platonique et le sexe ; – à moins qu’il ne s’agisse là non pas d’une conjonction profanatrice, mais, en reprenant l’inversion des sexes, de la projection féminine d’une ambiguïté du narrateur qui se demande, dans Jean Santeuil, s’il est Néron ou Saint-Vincent de Paul, ou les deux à la fois (JS, I, 103).
   Je reprends mon parallélisme pour la fin de l’histoire : Madeleine repentie assiste, comme les autres Saintes-Femmes, à la mort du Christ (mort dont elle est responsable, puisque le Christ meurt pour racheter lés péchés, – or elle en a beaucoup commis...), et il lui est donné ensuite d’assister à sa résurrection. Qui ne sait que Proust (comme le narrateur) a eu le sentiment de crucifier sa mère, s’est senti responsable, confusément de sa mort, et n’a eu de cesse de la ressusciter : et cette résurrection symbolique a son origine dans le passage de la madeleine. Mon hypothèse, qu’elle suive un parallélisme linéaire parfois un peu forcé, ou qu’elle explore des relations symboliques plus complexes, me semble avoir une certaine vraisemblance : un instant je suis tenté de baptiser « complexe de Madeleine » ce foyer de relations symboliques. Mais encore faudrait-il vérifier l’hypothèse...
    Il y a d’abord une vraisemblance générale : comme le montrent ses proliférantes éditions de Ruskin, Proust avait une bonne connaissance à la fois des textes bibliques et de la tradition iconographique ; et il était habitué, par sa connaissance du Moyen Âge et par ses goûts personnels, au jeu des interprétations symboliques. Ensuite, il y a un passage de la Recherche du temps perdu où apparaît une allusion à Madeleine (II, 160) : allusion si brève et apparemment si insignifiante qu’on pourrait la traiter comme un ornement accessoire, et l’expliquer en montrant qu’elle est tout simplement la reprise d’un passage de Ruskin traduit et commenté par Proust (SL, 222-223). Mais je regarde de plus près, et j’y trouve, de manière explicite, la confirmation par Proust lui-même de toute la dernière partie de mon parallèle : le narrateur se compare à Madeleine, et compare une réminiscence de Combray qu’il vient d’avoir (réminiscence analogue à celle de la petite madeleine) à la résurrection du Christ. Rapprochement bizarre, qui donne lieu à une longue exclamation lyrique dans laquelle la métaphore est filée, de manière subtile et un peu forcée, comme si Proust voulait à tout prix donner une sorte de vraisemblance poétique à une comparaison dont le secret se trouve ailleurs : il s’agit de transformer les poiriers fleuris, occasion de la réminiscence, en grands anges blancs, qui puissent se superposer à la figure du Christ apparaissant à Madeleine :

Ces arbustes que j’avais vus dans le jardin, en les prenant pour des dieux étrangers, ne m’étais-je pas trompé comme Madeleine quand, dans un autre jardin, un jour dont l’anniversaire allait bientôt venir, elle vit une forme humaine et « crut que c’était le jardinier » ? Gardiens des souvenirs de l’âge d’or, garants de la promesse que la réalité n’est pas ce qu’on croit, que la splendeur de la poésie, que l’éclat merveilleux de l’innocence peuvent y resplendir et pourront être la récompense que nous nous efforcerons de mériter, les grandes créatures blanches merveilleusement penchées au-dessus de l’ombre propice à la sieste, à la pêche, à la lecture, n’était-ce pas plutôt des anges ? (II, 160-161).

    C’est moins vers l’image du Christ que vers celle de la figure maternelle que nous oriente la transformation des poiriers en grandes créatures blanches, qui se penchent, puis en anges (anges « gardiens » – des « souvenirs de l’âge d’or », maintenant que cet âge est passé). Le travail métaphorique tend à faire apparaître à travers l’élément qui est l’occasion de la réminiscence, l’objet fondamental de la réminiscence : de même la substitution de la madeleine à la biscotte avait pour fonction de figurer obscurément l’objet fondamental de la réminiscence : la mère. Je vois aussi maintenant pourquoi, dans la liturgie symbolique de Proust, Pâques est la fête par excellence ; certes parce que c’est la fête du printemps, que c’est la période des vacances où il va à Combray, mais aussi sur le plan symbolique, parce que c’est la fête de la résurrection : du Christ pour Madeleine, de la Mère pour le narrateur. C’est la fête de la réminiscence.
    Cette brève analyse donne quelque poids à la dernière partie de mon « parallèle », – celle que je jugeais moi-même la plus improbable. En revanche, elle semble n’apporter aucune confirmation à toute la première partie de ce « complexe » : le narrateur parle de Madeleine comme témoin de la résurrection, non comme pécheresse. Et la mention qui est faite de « l’innocence », « récompense » qu’on s’efforcera de « mériter », si intéressante qu’elle soit comme indice, est tout à fait insuffisante.
    Mais une analyse plus large du développement au terme duquel apparaît le personnage de Madeleine (II, 154-61) montrerait qu’il est au confluent de deux « séries » entre lesquelles le narrateur vient d’organiser un étrange et systématique contrepoint : la réminiscence de Combray et le fait que le narrateur reconnaît l’ancienne prostituée Rachel métamorphosée en maîtresse (vertueuse ?) et adorée de Saint-Loup. Je suppose que si le personnage de Madeleine apparaît pour réunir ces deux séries (métamorphose de la pécheresse, résurrection du Christ), c’est que c’est par son intermédiaire que s’établit, dans l’esprit de Proust, un lien entre le drame de la sexualité et le mystère de la réminiscence. D’autres passages me confirment, d’autre part, l’identification des rapports pêcheur/Christ et fils/mère : en particulier, dans l’éloquente tirade sur la race maudite des homosexuels, le rapprochement entre le chrétien qui renie le Christ et le fils qui ment à sa mère (II, 615).
    Le « complexe de Madeleine » n’est de ma part qu’une hypothèse, séduisante, vraisemblable, mais non certaine. De toute façon, je suis frappé par la « complexité » des suggestions éveillées par la forme, puis par le nom de la petite madeleine : image du sexe féminin ; nom de femme ; drame de la pécheresse biblique ; miracle de la résurrection. Or toutes ces idées me sont venues sans faire intervenir la saveur, qui est au point de vue de l’économie générale du récit l’élément capital, puisque c’est elle qui provoque la réminiscence. Le changement entre la première et la seconde version consiste donc en une cristallisation d’éléments symboliques sur tous les aspects secondaires de l’objet magique. Proust insiste bien sur le caractère tout à fait secondaire de l’aspect du gâteau : c’est la saveur qui compte, et non l’aspect, banal, vu dans toutes les pâtisseries, de la madeleine. Malgré (ou peut-être grâce à ?) ce « glissement d’accent » dissimulateur, le texte est très explicite : Proust souligne la bizarrerie du nom ; le gâteau est décrit deux fois avec un luxe d’adjectifs presque transparents. Alors une question s’impose : comment se fait-il que d’une chose si évidente, on parle si peu ? J’ai l’impression d’être en face d’un phénomène de censure collective. Je croirais volontiers que beaucoup de lecteurs savent inconsciemment (et quelques-uns consciemment) que la petite madeleine évoque un sexe féminin, mais qu’ils n’osent pas le penser, ou, s’ils le pensent, le dire.


4 - LA MADELEINE : SA SAVEUR


    Ce n’est pas sur la saveur directement que se sont cristallisées les images ; mais il n’y a pas de doute que c’est autour d’elle : elle est le foyer de la cristallisation. Que fait-on de la petite madeleine? On la mange :

Bientôt ma tante pouvait tremper dans l’infusion bouillante dont elle savourait le goût de feuille morte ou de fleur fanée une petite madeleine dont elle me tendait un morceau quand il était suffisamment amolli (I, 52).

    Si je me laisse guider par les nombreuses connotations religieuses déjà rencontrées, je suis tenté de comparer ce geste au rite chrétien de la communion : l’infusion et la madeleine remplacent le vin et le pain ; la tante officie et tend l’hostie : « ceci est ma chair, ceci est mon sang ». De même que dans l’hostie, c’est le corps du Christ que le fidèle absorbe, sa présence réelle, de même dans le petit morceau de madeleine, c’est..., c’est la chair, le corps de la mère, que le narrateur absorbe sous la forme d’un morceau de gâteau « suffisamment amolli ». Ce parallélisme ne me surprend plus, depuis que j’ai appris, dans le « complexe de Madeleine », l’analogie des rapports pécheresse/Christ et enfant/Mère. Mais je me garderai bien de conclure d’un rapprochement de ce genre à une « influence » du christianisme sur Proust ou à l’existence d’un « côté » chrétien chez Proust : j’en tirerai plutôt l’idée que Proust ne reprend à son compte le symbolisme chrétien que lorsqu’il y retrouve l’expression déjà sublimée et ritualisée de ses tendances personnelles. Son culte de l’Église (depuis les traductions de Ruskin et la défense des églises assassinées jusqu’à la construction de sa propre œuvre en forme d’église) est en fait un culte de la Mère. Ici, le geste de la tante et le rituel chrétien se rejoignent, parce qu’ils ont une origine commune : la « communion » orale avec la mère.
    Ce qui m’incite à mettre ainsi l’accent sur le rapport nutritif oral avec la mère, au détriment de l’aspect qualitatif plus « poétique » de la saveur, c’est la proximité, dans le texte, de deux autres épisodes : l’un, très explicite, le baiser du soir, qui est le sujet principal des trente pages qu’on vient de lire ; l’autre, très sophistiqué, qui est l’évocation des odeurs des fameuses chambres de tante Léonie, – là où, justement, se situe la première ingestion de madeleine (I, 49-50). Je fais un détour par cette chambre. C’est un bon exemple de description en apparence tarabiscotée et quasi fantastique : la chambre se transforme en un gâteau, en un gigantesque « chausson » fourré. Le jeu stylistique tend d’abord à transformer les odeurs en des femmes qui ont tous les attributs sécurisants de la mère ; puis à réunir brusquement en une seule image (après une savante préparation introduisant progressivement dans le récit tous les « éléments » nécessaires à cette cristallisation métaphorique) les deux aspects principaux de la mère : son aspect enveloppant (séparation d’avec le dehors, chaleur) et son aspect nutritif (nourriture dans laquelle on baigne). Ce n’est pas un hasard si Proust dit du silence qui règne dans la chambre qu’il est « nourricier » (et non pas simplement « nourrissant ») : ce n est pas d’un attribut accidentel, mais d’une fonction essentielle qu’il s’agit : celle de la nourrice. Si la chambre et le gigantesque chausson se ressemblent, c’est par leur commune ressemblance avec un modèle qui n’est pas nommé dans le texte : le ventre maternel, protecteur et nourricier, au fond duquel l’enfant rêve de se ré-engluer, avec ce qu’il appelle « une sorte de gourmandise » et « une convoitise inavouée ». Pourquoi « inavouée » ?... Il y aurait toute une étude à faire sur la « pâtisserie » proustienne : non pas d’un point de vue gastronomique, mais simplement comme l’une des manifestations privilégiées de la relation orale avec le monde. Un instant, je suis tenté de systématiser : le chausson représente le ventre maternel, tel qu’on le rêve dans son intérieur ; la madeleine, dans son extérieur. Mais je retiens seulement que l’épisode de la madeleine est pris dans une série de rapports oraux avec la mère (nourriture, baiser), renvoyant en fin de compte à l’expérience première du sein.
    C’est alors que m’apparaît le sens de la substitution effectuée d’une version à l’autre en ce qui concerne les « donateurs ». D’abord je remarque que ce qui fait la différence entre la réminiscence de la biscotte-madeleine, et toutes les autres (pavé, cuiller qui tinte, etc.), c’est que l’épisode de la biscotte-madeleine implique une relation personnelle, l’objet qui cause la réminiscence étant donné par quelqu’un au narrateur, alors que dans tous les autres cas il s’agit de sensations rencontrées dans la solitude, sans intervention d’une seconde personne. Autant que l’ancienneté du souvenir, c’est peut-être la relation personnelle qui a amené Proust à choisir cet épisode de préférence aux autres : – ici je me reprends : j’ai l’air de doser l’influence de deux facteurs différents dans le choix, alors qu’il s’agit de la même chose : ce souvenir si ancien, c’est justement le souvenir de la relation personnelle. C’est ce qui explique que Proust ait éliminé les figures accidentelles et parasites du grand-père et de la vieille cuisinière, pour les remplacer par les deux figures maternelles, la tante Léonie (dont la chambre a l’aspect maternel que nous avons vu), et au moment de la cérémonie de la communion, la mère elle-même (présentée comme ressuscitante, parce qu’elle est ressuscitée), prêtresse du souvenir, toujours enveloppante (« ma mère, voyant que j’avais froid... ») et nourricière (« Elle envoya chercher un de ces gâteaux... »), et qui donne à son fils sous la forme d’une sorte d’hostie, sa propre chair, et l’occasion de se ré-engluer dans le ventre tiède de son enfance.


5 - LA MADELEINE : BILAN PROVISOIRE


    Si je reprends le problème de plus haut, pour faire un bilan de l’écart des deux versions, je vois qu’un équilibre s’établit entre deux transformations opposées qui se sont effectuées simultanément, comme si elles étaient solidaires, et que j’appellerai l’une la sublimation, l’autre la régression. De la sublimation, je n’ai guère parlé, parce que tout a été dit sur ce sujet. Elle a deux aspects, l’un métaphysique (c’est de cette expérience, enfin comprise, que naîtront dans le Temps retrouvé les méditations sur la réminiscence et la métaphore, l’essence et l’éternité), l’autre, romanesque (découverte d’une structure dramatique qui permet d’inclure pratiquement toute l’œuvre à l’intérieur de cet épisode, grâce au double système de suspense, l’épisode de la biscotte devenue madeleine, jouant un rôle de matrice de l’œuvre, si je puis dire). La régression s’effectue sur le plan de la mise en scène de l’épisode et dans le travail stylistique. Ce travail a pour fonction non pas d’élaborer une superstructure adulte, mais au contraire de faire réapparaître de manière cryptée, à travers les circonstances de la réminiscence, le véritable souvenir dont tous les autres ne sont que la monnaie. Si bien que le contenu de la réminiscence est représenté dans le récit de manière double : il est développé, explicitement, dans le récit de Combray ; implicitement il est enveloppé dans le récit même de la réminiscence.
    Tout se passe comme si Proust, partant de la narration banale et plate du Contre Sainte-Beuve, l’avait en quelque sorte « dépliée » à la fois en avant et en arrière, les deux mouvements s’équilibrant, n’étant possibles que l’un par l’autre, afin que le centre de gravité reste inchangé. D’où d’ailleurs une grande tension, à laquelle tous les lecteurs sont sensibles, même s’ils n’en comprennent pas la cause. L’épisode de la petite madeleine m’apparaît donc comme le lieu d’une levée d’inhibition aboutissant à une transformation d’énergie. L’écriture va chercher jusque dans sa source l’énergie fondamentale de la personnalité, la libère, la rend disponible pour l’élaboration d’une extraordinaire architecture mentale.


DEUXIÈME PARTIE


    Pourtant, il me restait des doutes, et des curiosités. Des doutes, parce que je voyais mal à qui appartenait cette curieuse petite madeleine, en forme de sexe féminin ; et malgré les manifestations évidentes de la personne de la mère, les rapports du narrateur avec cette forme féminine trop précise me paraissaient étranges. Je ressentais le besoin d’élargir mon enquête sur les rapports du narrateur avec la sexualité. Cette insatisfaction se trouvait rejoindre une curiosité fondée sur le raisonnement suivant : étant donné qu’il semble y avoir proportionnalité entre la fécondité de l’inspiration provoquée par une réminiscence et la profondeur des fantasmes qui apparaissent à travers l’objet qui la cause (dans le récit), ne pouvais-je essayer de déchiffrer les objets des autres réminiscences ? Je pensai d’abord aux clochers de Martinville. Mais dans une perspective de lecture, l’épisode n’avait de sens que par rapport à un développement antérieur, celui où le narrateur décrit le clocher de Combray. Je décidai de commencer par l’étude de ce texte.


1 - LE CLOCHER DE COMBRAY


    Ce clocher semble exercer une véritable fascination sur le narrateur. Tout tend à suggérer qu’il est vivant, et même doué d’humanité :

Des fenêtres de sa tour, placées deux par deux les unes au-dessus des autres, avec cette juste et originale proportion dans les distances qui ne donne pas de la beauté et de la dignité qu’aux visages humains (I, 63).

    Il a donc le même genre de beauté qu’un visage humain : on admire la symétrie et les proportions de sa structure. La suite de l’analyse cherche, à tâtons, à saisir en quoi consiste la personnalité de ce clocher. La grand-mère du narrateur trouve à ce clocher toutes sortes de qualités humaines. Mais Proust arrive mieux à analyser ce qui le distingue :

Et sans doute, toute partie de l’église qu’on apercevait la distinguait de tout autre édifice par une sorte de pensée qui lui était infuse, mais c’était dans son clocher qu’elle semblait prendre conscience d’elle-même, affirmer une existence individuelle et responsable (I, 64).

    Ce clocher, qui est le centre du monde pour l’enfant, tient sous sa dépendance « toute une partie profonde de ma vie » (I, 66), et Proust parle de sa figure « chère et disparue » comme il ferait d’un parent mort. Dans la description qu’il fait ensuite, un nombre important de détails et de comparaisons, qui semblent d’abord n’être qu’un simple jeu, tendent à évoquer de manière de plus en plus précise l’image virile qui se profile derrière sa silhouette : un sexe masculin en érection. Cette image phallique n’est pas un simple symbole stéréotypé : tout le travail stylistique de Proust est orienté vers une description anatomique et physiologique assez précise. L’image la plus vigoureuse est celle où Proust peint le clocher en train de se livrer à son activité organique naturelle, qui est de sonner l’heure. L’ébranlement sonore fait que le clocher lâche, à intervalles réguliers, des volées d’oiseaux :

[...] il lâchait, laissait tomber à intervalles réguliers des volées de corbeaux qui, pendant un moment, tournoyaient en criant, comme si les vieilles pierres qui les laissaient s’ébattre sans paraître les voir, devenues tout d’un coup inhabitables et dégageant un principe d’agitation infinie, les avaient frappés et repoussés (I, 63).

    La sonnerie des cloches, situées dans la partie supérieure du clocher, est ainsi rapprochée de l’orgasme et de l’éjaculation. Au début de la promenade du côté de Guermantes, un autre passage souligne (il est vrai sur un « tempo » plus lent) cette analogie fondée sur l’accumulation d’énergie suivie de détente et d’émission d’un liquide :

il faisait si beau et si tranquille que, quand sonnait l’heure, on aurait dit non qu’elle rompait le calme du jour, mais qu’elle le débarrassait de ce qu’il contenait et que le clocher, avec l’exactitude indolente et soigneuse d’une personne qui n’a rien d’autre à faire, venait seulement – pour exprimer et laisser tomber les quelques gouttes d’or que la chaleur y avait lentement et naturellement amassées – de presser, au moment voulu, la plénitude du silence (I, 166).

    À midi, après la messe, on voit le clocher doré, plein « d’égouttements gommeux » et comparé à « une brioche bénie » (encore une pâtisserie dévote et sexuelle qui est comme le correspondant masculin de la madeleine) :

on avait devant soi le clocher qui, doré et cuit lui-même comme une plus grande brioche bénie, avec des écailles et des égouttements gommeux de soleil, piquait sa pointe aiguë dans le ciel bleu (I, 65).

    Le clocher poursuit ses métamorphoses. Quand vient le soir (et l’heure du dernier baiser à la mère, – détail souligné par Proust), il s’apaise et se replie :

il était au contraire si doux, dans la journée finissante, qu’il avait l’air d’être posé et enfoncé comme un coussin de velours brun sur le ciel pâli qui avait cédé sous sa pression, s’était creusé légèrement pour lui faire sa place et refluait sur ses bords (I, 65).

    Il semble qu’il y ait interaction perpétuelle entre le clocher et le ciel.
  Toutes ces analogies me paraissaient suggestives, mais peut-être inégalement convaincantes, lorsqu’une dernière découverte leva les doutes qui me restaient. Après avoir évoqué le clocher de Combray, le narrateur se rappelle d’autres clochers, l’un en particulier, près de Balbec, auquel un singulier jeu de perspective prêtait un charme étrange. Pour préciser ce que cette église, qui lance sa flèche entre deux hôtels du dix-huitième siècle, évoque pour lui, il la compare à la flèche purpurine d’un coquillage qui jaillit entre deux galets. Il est clair que si le coquillage et l’église se ressemblent, c’est par leur commune ressemblance avec un sexe masculin (« annelée..., rose, vernie... la flèche purpurine ») dressé au-dessus de deux... galets :

Je n’oublierai jamais dans une curieuse ville de Normandie voisine de Balbec, deux charmants hôtels du XVIIIe siècle, qui me sont à beaucoup d’égards chers et vénérables et entre lesquels, quand on la regarde du beau jardin qui descend des perrons vers la rivière, la flèche gothique d’une église qu’ils cachent s’élance, ayant l’air de terminer, de surmonter leurs façades, mais d’une manière si différente, si précieuse, si annelée, si rose, si vernie qu’on voit bien qu’elle n’en fait pas plus partie que de deux beaux galets unis, entre lesquels elle est prise sur la plage, la flèche purpurine et crénelée de quelque coquillage fuselé en tourelle et glacé d’émail (I, 65-66).

    Il semble difficile d’accorder à cette comparaison doublement baroque un sens autre que sexuel : dés lors on comprend l’insistance curieuse sur ces « charmants » hôtels, « qui me sont à beaucoup d’égards chers et vénérables », notation étrange puisqu’en réalité Proust ne parlera plus jamais dans le roman de ces deux hôtels. On sent bien qu’il s’agit là non d’un paysage réel, mais d’un fantasme : comme il dit lui-même un peu plus loin : « mais... c’est dans mon cœur... » (I, 67). Ou, du moins, d’un paysage réel, peut-être, mais qui a servi de support à la construction du fantasme. On sait qu’il s’agissait au début, de l’hôtel du marquis Charles d’Eyragues, à Falaise ; Proust s’y rendit en 1907, au moment où il sillonnait la Normandie en voiture (épisode contemporain de la révélation des clochers de Caen, c’est-à-dire de Martinville). Proust décrit déjà cet hôtel dans une petite phrase du Contre Sainte-Beuve. À lire cette phrase, je suis frappé de voir que tout le matériel de la comparaison est là : galets, bernard-l’hermite (comme les gâteaux, les coquillages portent souvent des noms propres...), – mais que l’objet n a pas la même forme :

le toit de leur hôtel s’aperçoit entre deux flèches d’église, où il est encastré comme sur une plage normande un galet entre deux coquillages ajourés, entre les tourelles rosâtres et nervurées de deux bernard-l’hermite (CSB, 275).

    C’est exactement l’inverse. On voit donc comment s’est opéré le passage du spectacle au fantasme, par l’intermédiaire de la métaphore : le paysage est d’abord traduit en métaphore (1 galet entre 2 tourelles rosâtres) ; c’est la première version. Mais à la lumière des idées que la métaphore a fait apparaître (rapport entre un élément et une paire d’éléments ; contraste d’aspect ; analogie des tourelles rosâtres et du membre viril, d’où se déduit celle du galet et des testicules), le paysage réel a été « redressé » pour s’adapter parfaitement à 1’image sexuelle.
    La métaphore sert au dialogue, à la « dialectique » de la perception et du fantasme. Elle est employée d’abord pour exprimer sous une forme voilée une ressemblance vaguement sentie avec une troisième chose qui reste latente. Puis quand celui qui écrit s’aperçoit (presque comme d’un acte manqué) de l’arbitraire qui reste dans la comparaison, il modifie l’objet initial pour rendre celle-ci vraisemblable. Mais ce faisant, loin de cacher le fantasme, il le rend plus transparent. Si on possédait seulement le texte du Contre Sainte-Beuve, et que je fasse dans mon « déchiffrement » un rapprochement sexuel en suggérant l’inversion de l’image, mon lecteur m’accuserait de délire interprétatif : or ce qu’il appellerait chez moi « délire », c’est exactement le mécanisme qui a guidé Proust dans la métamorphose de l’épisode ; dans l’écriture de la seconde version, mais aussi dans sa localisation : en effet dans le Contre Sainte-Beuve, cette petite phrase « charmante » et innocente est comme une parenthèse décorative – dans un développement sur les noms de personnes ; dans le texte définitif, la description est utilisée pour servir d’harmonique (et finalement de clef) à la description du clocher de Combray.


2 - LE TROISIÈME TERME


    C’est donc la recherche du « troisième terme » qui doit permettre de déchiffrer la plupart des réminiscences qui constituent le « grimoire compliqué et fleuri ». Mais je vais constituer ainsi un nouveau grimoire, peut-être moins fleuri, mais certainement aussi compliqué, qui demandera lui-même à être déchiffré, – et pour lequel il faut trouver une méthode. Découvrir des symboles sexuels sous un certain nombre d’images est une opération banale, et, si l’on s’arrête là, stérile. Mais que veulent dire ces images sexuelles, comment s’organisent-elles entre elles, quel rapport ont-elles avec l’écriture du texte, et l’histoire du narrateur ? La psychanalyse peut m’aider à essayer de répondre à ces questions.
    Ici, je dois préciser ma position : je suis un lecteur qui s’est engagé, de manière peut-être imprudente, dans la lecture d’un texte. Je ne suis pas psychanalyste, je ne ferai pas semblant de l’être, et je n’ai pas l’intention de redécouvrir à grand fracas ce que tout le monde sait déjà, comme le font les psychanalystes du dimanche. D’une part, je sais par les données biographiques que Proust était homosexuel ; d’autre part, je connais les explications freudiennes traditionnelles de l’homosexualité (et plus généralement de la sexualité), et c’est à l’aide de toutes ces informations que j’essaie de comprendre les différents « troisièmes termes ». Je ne pense pas que la connaissance de la sexualité proustienne en sorte beaucoup enrichie ; encore moins que la psychanalyse puisse tirer profit de ce type d’interprétation : sinon en analysant l’interprétation elle-même comme révélatrice de l’interprète. Mais je crois que je comprendrai mieux le texte, et comment fonctionne ce texte, et cela me fera réfléchir sur les rapports de l’écriture et de la sexualité.


3 - RETOUR AUX CLOCHERS


    Le clocher normand, le clocher de Combray correspondent à des images adultes du sexe masculin en érection : images peut-être inconscientes (?) mais en tout cas très élaborées, troublantes par leur précision. Mais le sexe de qui ? On pourrait penser d’abord au narrateur lui-même, à Proust. Sur le même sujet, Proust a écrit des pages sans aucune ambiguïté, des évocations émues de la première masturbation, dans un langage parfaitement clair dans le Contre Sainte-Beuve (CSB, 63-66), discrètement alambiqué dans la Recherche (I, 158), mettant surtout l’accent sur l’attente du plaisir, l’orgasme, et le jet de l’éjaculation : onanisme, autoérotisme, dans lequel l’adolescent s’intéresse à son propre sexe. Mais autant que d’un sexe désirant, il semble s’agir ici d’un sexe désiré, reflet du premier, cet organe masculin tant recherché par l’homosexuel :

pourtant en lui, avec quelles ruses, quelle agilité, quelle obstination de plante grimpante, la femme inconsciente et visible cherche-t-elle l’organe masculin ! (II, 621).

    La description externe des organes (les récits de masturbation ne comportent pas de description de ce genre), les composantes orales du fantasme (le sexe-pâtisserie, le sexe appétissant) orientent plutôt vers un sexe désiré, le sexe d’autrui dans la mesure où il ressemble au sien, l’ensemble renvoyant, à travers le rapport oral, au désir du sein maternel.
Cette analyse régressive m’amène à percevoir la profonde unité du fantasme de l’église chez Proust : si l’intérieur représente à la fois la crypte profonde du ventre maternel et univers clos et protégé de l’enfance, l’extérieur de l’église renvoie finalement avec son ou ses clochers à la fois au sein de la mère et au membre viril qu’à l’âge adolescent on a choyé en soi (ou dans d’autres utilisés comme image de soi), conduite par laquelle on est, paradoxalement, reste fidèle à la mère. Proust insiste beaucoup sur l’idée que l’église se développe dans le temps, de sa crypte à son clocher : développement architectural depuis le Moyen Âge le plus reculé jusqu’à l’époque moderne. On voit que cette image, très juste architecturalement, a frappé Proust comme un symbole : il nous invite certes à une archéologie, mais c’est l’archéologie de la sexualité. L’histoire que raconte l’église, c’est celle du développement de la sexualité depuis la première enfance jusqu’à la puberté, depuis les fantasmes de la crypte jusqu’aux images très élaborées du clocher sexe en érection, depuis le regret de la vie fœtale jusqu’à l’homosexualité.
    D’où le caractère souvent ambigu, troublant, des clochers, dont la description semble quelquefois simple ornement, dans laquelle le lecteur est seulement alerté par un ton sentimental et attendri qui pourrait être mièvre si on ne sentait que justement cette puérilité (« mais... c’est dans mon cœur ») n’est que l’expression enfantine d’une obsession profonde ; mais dès que la description s’étoffe, et que les qualifications et les métaphores se mettent à proliférer, un certain nombre d’éléments apparaissent, toujours les mêmes :
    - les formes peuvent évoquer soit le sein (images de coupole et de rondeur, mais aussi, même dans des représentations « allongées » de clochers, la présence de la pointe), soit l’organe masculin, soit les deux à la fois, l’imprécision renvoyant à la liaison profonde des deux fantasmes.
    - l’aspect du clocher est en général « appétissant » : même quand la métaphore-pâtissière (à laquelle renvoient le « doré », le « cuit », etc., mais aussi la présence d’égouttements crémeux, – lait ou sperme) n’est pas présente, d’autres adjectifs, d’autres métaphores renvoient à l’idée de gourmandise, de comestibilité, et de succion.
Sans faire un inventaire exhaustif de ce matériel, je peux donner un exemple de cette équivalence du dôme et du clocher en analysant l’aspect de la fameuse église de Balbec (I, 658-659). Par « équivalence », j’entends bien sûr que dôme et clocher renvoient au même processus, mais pris à des stades différents du développement de la personnalité. L’église de Balbec, dans la lecture de notre « grimoire fleuri », présente entre autres caractéristiques d’être une sorte de « pierre de Rosette », en ce sens qu’elle a à la fois un clocher en forme de sexe (où nous retrouvons les oiseaux tournoyants) et une coupole placée juste « à côté », coupole dont voici la description :

la coupole moelleuse et gonflée sur le ciel était comme un fruit dont la même lumière qui baignait les cheminées des maisons, mûrissait la peau rose, dorée et fondante (I, 659).

    La coupole évoque des impressions tactiles et orales, par l’intermédiaire de l’image de fruit, qui permet d’introduire l’idée de « peau », et, beaucoup plus importante que les couleurs appétissantes, l’idée même de succion (« fondante »).
Cette analyse des clochers me pose deux problèmes : elle m’incite à réfléchir sur le degré de conscience de ces images ; mais, d’abord, elle montre avec évidence que si le sexe de la mère figure dans le texte comme objet de désir ayant une forme déterminée, c’est du côté du sein ou du sexe masculin qu’il faut chercher, et non pas du côté des parties génitales féminines. Alors, que vient faire dans le texte la petite madeleine ?


4 - RETOUR À LA PETITE MADELEINE


    La présence d’un sexe féminin, sous la forme stylisée et appétissante de la madeleine, peut surprendre d’autant plus que dans l’histoire du petit garçon, la découverte de l’anatomie féminine correspond à la fois à une déception (le sexe de la mère imaginé analogue à celui du petit garçon) et à une angoisse : peur de la castration. Cette angoisse de la castration est d’ailleurs inscrite dans l’ouverture de la Recherche sous la forme du rêve-souvenir : l’oncle qui veut tirer les boucles (I, 4) angoisse si fondamentale qu’elle réveille l’adulte quand le rêve la ressuscite, et qu’avant de se réenfoncer dans le rêve, l’adulte se protège les cheveux avec un oreiller (symbole humoristique de l’inadaptation de la conduite de l’adulte dans la vie courante, se protégeant de dangers qui n’existent plus). Symboliquement aussi, cette terreur de castration est mise en parallèle avec la jouissance solitaire dans le rêve (I, 4-5). On conçoit dans ces conditions que le sexe féminin soit plutôt l’objet de répugnance que d’attirance : il évoque une sorte de menace de mort. Cette angoisse devant le vide, chez l’enfant ; cette répugnance, chez l’adolescent, pour cet organe à la fois vide, compliqué et pileux, nous pouvons d’ailleurs la lire dans deux textes très révélateurs.
    La description du ventre d’Albertine (III, 79) que j’ai utilisée pour éclairer l’image de la petite madeleine, doit en effet être lue à l’envers, puisque les relations du narrateur et d’Albertine sont l’image inversée des rapports de l’auteur avec les êtres qu’il a aimés. Alors que l’histoire de ces relations comprend tant de digressions sur le baiser et les caresses, et l’évocation d’orgasmes en marge du sommeil d’Albertine, elle ne comprend bien entendu aucune évocation de rapports sexuels entre un homme et une femme. Proust a eu beau s’évertuer à la transposer en termes hétérosexuels pour donner le change, l’histoire du narrateur et d’Albertine reste purement homosexuelle, transparente. Et dans les passages où il se force pour donner un aspect vraiment hétérosexuel à leur relation, cela sonne particulièrement faux, ou, disons, ambigu. Je peux lire ce texte de deux manières différentes : a) d’abord, je peux tout simplement inverser : je ne crois pas Proust quand il dit que le sexe de l’homme lui semble laid : il le trouve beau, alors que le sexe de la femme est pour lui angoissant parce qu’il porte la marque du « descellement » des organes masculins arrachés, la place béante, la cicatrice du crampon mâle qu’on a arraché. Je traduis : « le ventre de la femme montre, descellée et béante, la place qui chez l’homme s’embellit de son sexe ». b) mais en même temps, je vois que cette lecture à l’envers ne concerne que la parenthèse, c’est-à-dire la portion du texte où figure une comparaison des deux sexes, alors que dans la phrase elle-même, Proust s’efforce réellement de trouver des charmes au sexe féminin, malgré l’angoisse de castration inscrite dans la parenthèse. Pour ce faire, il est amené à gommer du sexe féminin tout aspect inquiétant et réaliste, en quelque sorte à le rendre plein et rassurant, dans une sorte d’idéalisation qui se traduit par un double mécanisme. Le premier mécanisme est négatif : enlever toute réalité sexuelle à ce sexe : de même que la petite madeleine évoque plutôt un sexe impubère qu’un sexe de femme et suggère une certaine plénitude (puisqu’il est le positif, en pâte pleine et solide, de la coquille dans laquelle il a été « moulé »), de même le ventre d’Albertine ne comporte plus aucun organe (ce qui serait bizarre si Proust décrivait des rapports hétérosexuels) et se trouve réduit à un ventre de statue : l’emploi du mot « statue » dans la parenthèse, à propos du « crampon fiché », oriente l’imagination vers le ventre chaste et asexué des statues classiques, où le sexe féminin n’a même pas besoin d’être dissimulé par une feuille de vigne, puisqu’il est gommé, cicatrisé, toute pilosité et tout relief étant aboli dans le mouvement des deux courbes qui se rejoignent mystérieusement entre les cuisses de pierre. On voit que Proust compense la castration angoissante du sexe féminin par une seconde castration, en le désexualisant complètement, en lui ôtant toute réalité sexuelle. Ainsi nettoyé, le ventre d’Albertine devient disponible pour subir les opérations du second mécanisme idéalisateur, positif cette fois ; Proust peut réassocier des images maternelles rassurantes : la courbe, l’enveloppement, le sommeil, l’église.
    Cette angoisse devant le sexe de la femme, on peut la lire aussi dans les différentes versions de l’église de Criquebœuf. Il s’agit, près de Trouville, d’une « pauvre petite église », « toute pelotonnée sous son lierre », à laquelle Proust dit « de tendres choses », - ou plutôt il charge Louisa de Mornand de les lui dire de sa part, dans une lettre (3) . L’église est ici une petite vieille ratatinée, pour laquelle on éprouve de la pitié et de la tendresse. Dans l’œuvre, cette église change d’aspect, de connotation, et de fonction ; le développement des métaphores fait apparaître des choses que la banalité de la correspondance ne laissait pas soupçonner. Dans le texte de L’Église de village (Figaro, 3 septembre 1912), elle est utilisée pour compléter la description de « l’église synthétique » du village qui deviendra Combray (CHR, 119). Dans la Recherche, au contraire, elle est disjointe de l’église-mère et retrouve son autonomie pour devenir l’église de Carqueville (I, 715). J’aurai à m’interroger sur le sens de cette disjonction, et sur la fonction du texte dans sa nouvelle place. Voici le premier texte :

L’autre porche qui était de ce côté était complètement recouvert par le lierre, et il fallait pour reconnaître une église dans le bloc de verdure faire un effort qui ne me faisait d’ailleurs serrer que de plus près l’idée d’église (comme il arrive dans une version ou un thème où on approfondit d’autant mieux une pensée qu’on la dépouille des formes accoutumées) pour reconnaître que le cintre d’une touffe de lierre était celui d’un vitrail ou qu’une saillie de verdure était due au relief d’un chapiteau. Mais alors un peu de vent soufflait ; les feuilles déferlaient les unes contre les autres, et, frissonnante, la façade végétale semblait embrasser avec elle les piliers onduleux, caressés et fuyants (GHR, 119).

    Ce passage évoque l’idée du sexe féminin en partie dissimulé par la « touffe de lierre » de la pilosité pubienne, et que l’on a du mal à reconnaître ; la fin très gracieuse (où l’on peut rapprocher les piliers, – des cuisses ?) présente la façade comme reflétée dans une surface d’eau ondulante. La description est jolie, nullement angoissante ; elle présente simplement un problème d’ordre « intellectuel » (« serrer une idée », comparaison avec la « traduction », – dans laquelle je vois une incitation voilée à traduire la description en un autre langage ; problème de « reconnaître » quelque chose, qu’on imaginait donc sous une forme différente ?). Voici le second texte :

Dans le bloc de verdure devant lequel on me laissa, il fallait pour reconnaître une église faire un effort qui me fit serrer de plus près l’idée d’église ; en effet, comme il arrive aux élèves qui saisissent plus complètement le sens d’une phrase quand on les oblige par la version ou par le thème à la dévêtir des formes auxquelles ils sont accoutumés, cette idée d’église dont je n’avais guère besoin d’habitude devant les clochers qui se faisaient reconnaître d’eux-mêmes, j’étais obligé d’y faire perpétuellement appel pour ne pas oublier, ici que le cintre de cette touffe de lierre était celui d’une verrière ogivale, là, que la saillie des feuilles était due au relief d’un chapiteau. Mais alors un peu de vent soufflait faisait frémir le porche mobile que parcouraient des remous propagés et tremblants comme une clarté ; les feuilles déferlaient les unes contre les autres ; et, frissonnante, la façade végétale entraînait avec elle les piliers onduleux, caressés et fuyants (I, 715).

    Ce texte accentue et précise le « problème intellectuel » qui se pose, et dont on saisit plus nettement qu’il a rapport à la curiosité visuelle pour l’anatomie féminine quand on voit que : 1) le verbe « dépouiller » a été remplacé par le plus explicite « dévêtir », 2) il est maintenant précisé qu’il s’agit de dévêtir l’église (la femme) des formes accoutumées, 3) que ces formes accoutumées, qui permettaient de reconnaître l’église (la femme), ce sont les clochers (les seins) ; on voit que le problème n’est plus tout à fait le même que dans la première version, ou plutôt qu’il y a deux problèmes de reconnaissance différents et superposés : au premier problème, qui semble un problème déjà assez élaboré, reconnaître l’anatomie d’un sexe impubère sous la toison du sexe adulte, se substitue un autre problème, semble-t-il plus primitif et fondamental, celui de reconnaître dans la femme au sexe châtré la même personne que la femme aux deux seins dont on a l’habitude ; cette idée de « castration » que l’on pourrait m’accuser d’introduire arbitrairement, elle figure dans le texte sous la forme de l’absence de clochers, et de la perplexité qu’elle cause. Et cela n’est possible que parce que Proust a restitué dans ce texte son anatomie primitive à la petite église, la séparant de l’église de Combray, où le problème intellectuel n’aurait pu prendre cette forme.
    De la phrase gentillette de la correspondance à la première version, de celle-ci à la seconde, le problème change de nature ; le fantasme (découverte de l’absence de sexe mâle chez la mère) contribue à remodeler l’évocation du réel, en remontant progressivement vers ce qu’il y a de plus profond et de plus essentiel. Mais on voit qu’ici cette régression éclaircissante, malgré tout, n’a pas abouti : les deux problèmes intellectuels se chevauchent, il reste dans la description un certain nombre d’éléments non-assimilés.
    Mais l’existence de ce problème profond, je la perçois dans un autre signe qui révèle la présence, jusqu’alors insoupçonnable, de l’angoisse. Ce signe, c’est la place du passage, et sa liaison avec les épisodes voisins. S’il y a une amorce d’angoisse dans notre texte, elle est due peut-être profondément à la peur de la castration, mais de manière très explicite à la rupture de communication : ne plus reconnaître ce qu’on croyait connaître, l’angoisse d’étrangeté. Or notre texte précède (il est juste séparé par l’épisode de la jeune pêcheuse, qui pose d’ailleurs lui aussi, en sens inverse, le problème de la communication et de la reconnaissance) un des textes les plus importants du livre pour le problème de la réminiscence : l’épisode des trois arbres (I, 717-719), c’est-à-dire le problème de la réminiscence incomprise, au point qu’on se demande même si c’est une réminiscence. L’épisode rappelle au narrateur celui des clochers de Martinville (trois clochers aussi) ; pour le lecteur, il entre en résonance avec l’église-lierre (métamorphoses parallèles de la pierre au végétal : église/lierre, clochers/arbres ; « problème » analogue d’une reconnaissance difficile dans le premier cas, impossible dans le second cas) : figure de l’inhibition, – (ou même transfert d’inhibition ?), et rupture (provisoire) de communication avec les fantasmes maternels.
    À la lumière de ces analyses on peut se demander quelle est la fonction de la forme de la petite madeleine, question que j’avais laissée sans réponse, alors que le nom ou la saveur semblaient plus faciles à interpréter. L’hypothèse la plus vraisemblable est qu’il s’agit de la résurgence, au sein de ce « complexe », de l’angoisse de castration. La petite madeleine semble être l’image voilée, rassurante, du sexe auquel l’enfant a craint d’être réduit, et dont la découverte chez la femme (la mère) l’a angoissé.


5 - DEGRÉ DE CONSCIENCE DANS LA MÉTAPHORE


    Dans quelle mesure les descriptions et métaphores que j’ai analysées étaient-elles « conscientes » chez Proust ? Une seule chose est évidente, il ne s’agit pas dans le cas de la madeleine, de la maison de Falaise ou de l’église de Criquebœuf, d’un jeu délibéré : l’étude de l’écriture des différentes versions montre qu’à la différence de ce qui s’est passé pour le récit de la masturbation (clair dans la première version, voilé pudiquement dans la seconde), la première version est toujours anodine, et qu’elle se transforme peu à peu, sous l’effet du travail stylistique, jusqu’à manifester le fantasme de manière de plus en plus transparente. C’est par le travail de l’écriture que Proust est amené à découvrir des choses qui n’étaient pas présentes dans sa conscience au début : qu’il ait lui-même compris exactement ce qu’il avait écrit, dans tel ou tel cas, nous n’en saurons jamais rien, chacun peut, faire là-dessus les suppositions qu’il veut. S’il l’a compris, c est en tant que premier lecteur de son propre texte ; il a pu être frappé des images qu’il découvrait, organiser discrètement leur émergence ; et, même dans ce cas, il est fort possible que tout en étant conscient de la présence de ces images, il n’en ait pas compris le sens.
    Cette fonction « heuristique » de l’écriture et de la métaphore, Proust nous en a laissé pourtant une sorte de « modèle théorique », récemment analysé par S. Gaubert (4) , qui va nous éclairer à la fois sur les fantasmes proustiens, mais surtout sur l’attitude qu’il adoptait lui-même sur le problème théorique évoqué ci-dessus : du rapport du fantasme avec l’écriture et la conscience. Il s’agit du morceau de bravoure d’Albertine sur les glaces, dont je vais faire une double étude (III, 129-131).
    a) le Palais de Dame Tartine. Albertine vante les glaces que les pâtissiers font « dans ces moules démodés qui ont toutes les formes d’architectures possibles » (III, 129) ; elle imagine à son tour toutes sortes d’architectures et de paysages en glace qu’elle se mettrait à sucer et à absorber, comme une sorte d’ogresse sensuelle et sadique ; le narrateur souligne à plusieurs reprises (avec une gêne et une jalousie croissantes) le caractère érotique de cette consommation orale du monde. Je retrouve ici, rassemblés en un seul développement, tous les fantasmes que j’ai déjà rencontrés : fusion de structures architecturales ou de paysages, qui représentent en réalité toutes les parties désirées du corps humain, avec le thème de la pâtisserie et de la nutrition. La glace, de plus, se consomme par succion, fond dans la bouche (comme d’ailleurs la madeleine s’amollissait et fondait dans le thé). Voici les différents paysages : d’abord les obélisques de framboise qu’Albertine veut faire fondre jusqu’au fond de sa gorge (fellation) :

Ils font aussi des obélisques de framboise qui se dresseront de place en place dans le désert brûlant de ma soif et dont je ferai fondre le granit rose au fond de ma gorge qu’ils désaltéreront mieux que des oasis (et ici le rire profond éclata, soit de satisfaction de si bien parler, soit par moquerie d’elle-même de s’exprimer par images si suivies, soit, hélas !, par volupté physique de sentir en elle quelque chose de si bon, de si frais qui lui causait l’équivalent d’une jouissance). (III, 130).

    Ensuite elle évoque des demi-glaces au citron pas trop blanches mais un peu jaunâtres qui figurent des montagnes (des seins) ; puis, par l’intermédiaire de l’image annexe et bizarre des jardins japonais, elle désigne le sexe féminin, la petite « rigole » entourée d’une « forêt » qui descend vers un fleuve « où les petits enfants se perdraient » (réapparition dans l’image qui devrait être voluptueuse, de l’angoisse de castration). Enfin, scène de sadisme, analogue à celle où nous avions vu Gilberte détruire un « gâteau architectural » (I, 506). Proust a essayé de faire exprimer par Albertine, sous le biais de la succion d’un univers en glace, le rapport oral d’une homosexuelle avec le corps de l’autre, mais il n’a pu s’empêcher ici encore de parler en homosexuel masculin. Le fantasme de la fellation qui vient le premier est le plus réussi, les autres sont moins convaincants, et même Proust s’est arrangé pour que le sexe féminin soit décrit non pas directement en terme de glace que l’on sucerait, mais par l’intermédiaire d’une image non-nutritive.
    Après la lecture d’un texte de ce genre, naturellement, la légitimité des déchiffrements que j’ai proposés me semble bien établie. Cela confirme l’importance extraordinaire qu’a le rapport oral avec le monde dans tout le roman, en particulier dans la relation amoureuse. Le corps humain est ici une sorte de Palais de Dame Tartine ; et la nostalgie fondamentale du narrateur, c’est que le corps humain (de l’autre) ne soit pas comestible : donnée susceptible d’éclairer tout un pan de la psychologie proustienne de l’amour. De là l’incommunicabilité, la solitude fondamentale : jamais on ne pourra retrouver une liaison aussi intime que celle de la succion infantile qui vous unit profondément au corps de l’autre. C’est ce fantasme qui sert de point de comparaison implicite dans la grande analyse où Proust explique l’insuffisance tragique du baiser (II, 364), passage curieux où il souligne l’absence chez l’homme d’un organe qui servirait uniquement au baiser (sans faire la moindre allusion aux autres organes que la nature pourrait avoir prévus pour l’union des sexes).
    Ce passage met aussi en évidence dans ces fantasmes les rapports du « grand » et du « petit », la taille de l’enfant, du héros, par rapport au monde : d’habitude petit, mais dans l’expérience fantasmatique de la nutrition, immense par rapport à un monde tout petit, dont il devient l’ogre. L’image du jardin japonais évoqué par Albertine (l’univers en miniature) me rappelle le jeu japonais (I, 47) auquel est comparé l’effet de la réminiscence (l’univers dans un bol de porcelaine rempli d’eau avec des petits morceaux de papier qui s’étirent) : tout Combray dans une tasse de thé. Ces jeux de proportion s’observent bien évidemment dans toutes les métaphores où des architectures sont comparées à des gâteaux, agrandissant implicitement celui qui imagine qu’il les mange et l’amenant à une position de supériorité par rapport au monde. (On verra d’ailleurs que les masturbations produisent un effet analogue).
    Le couplet d’Albertine sur les glaces, prononcé par Albertine, écouté par le narrateur, mais, finalement, écrit par Proust, présente donc une synthèse, visiblement travaillée, de la plupart des fantasmes que j’ai rencontrés. Il est d’autant plus intéressant de savoir ce que Proust en pensait.
    b) Proust au miroir : le discours d’Albertine est présenté de manière étrange. Sous l’influence de la cohabitation avec le narrateur, l’intelligence et le goût d’Albertine se développent, et elle se met à utiliser dans la conversation un style écrit. Serge Gaubert a analysé ce que cette ambiguïté signifie par rapport à la dialectique proustienne de la conversation et de l’écriture. Cette affabulation permet à Proust de se dédoubler (ne dit-il pas d’Albertine « elle est mon œuvre », affirmation que nous pouvons appliquer directement à la tirade sur les glaces, qui figure, d’une certaine manière, l’œuvre de Proust) ; d’un côté, un Proust-Albertine s’abandonnant à l’inspiration et révélant par le biais de la métaphore qu’il file avec volupté les aspects les plus secrets de sa sexualité sans s’en rendre compte (la preuve qu’Albertine ne se rend compte de rien, c’est que ces révélations sont de nature à lui nuire auprès du narrateur : si elle avait conscience de ce qu’elle dit, elle s’arrêterait aussitôt) ; de l’autre côté, un Proust-Narrateur qui écoute le discours et le déchiffre au fur et à mesure à la fois commentant sa tonalité (de la sensualité au sadisme) et laissant clairement entendre qu’il en comprend le contenu (c’est le narrateur qui explicite pudiquement le fantasme de fellation). Donc, l’artifice de la conversation est là pour figurer sur le mode de la simultanéité et de l’échange entre deux personnages, ce qui s’est passé en réalité dans la succession chez l’auteur, entre le moment où il écrit son texte en obéissant à une inspiration aveugle et celui où le relisant (étant le premier de ses lecteurs) il en déchiffre le contenu. L’épisode serait donc comme une sorte de répondant de l’épisode des clochers de Martinville : à l’écriture aveugle répondrait la lecture lucide. Cette évolution de l’attitude de Proust en face de sa propre écriture, la grille d’interprétation qu’il propose de son propre texte, tout cela me confirme dans l’idée que les images que j’ai analysées sont chez Proust des trouvailles arrachées à l’inconscient par l’exploration stylistique, mais qu’elles ont pu, une fois découvertes, faire l’objet d’une certaine élaboration esthétique et d’une réflexion critique de la part de Proust lui-même. Notre travail de lecture de ces signes ne fait que continuer sur le plan de la critique la tentative d’élucidation entreprise par Proust.


TROISIÈME PARTIE


    De nouvelles surprises m’attendaient. Reprenant le texte de la petite madeleine pour vérifier mes interprétations et me rassurer sur l’étrange surdétermination du choix de l’objet, je m’aperçus que fasciné à mon tour par la petite madeleine, j’avais complètement oublié de réfléchir sur le récit de la réminiscence qui la suit immédiatement.


1- LE MODÈLE DE LA RÉMINISCENCE


    Voici comment Proust décrit le début de la réminiscence :

je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? (I, 45).

    Si l’on compare ce texte à celui du Contre Sainte-Beuve, on s’aperçoit que cette insistance sur le bonheur, cette comparaison avec l’amour, cette puissante joie qui permet de nier la mort, ne figurent pas dans la première version. On lit seulement :

je ressentis un trouble, des odeurs de géraniums, d’orangers, une sensation d’extraordinaire lumière, de bonheur (CSB, 54).


Le bonheur est nommé mais sans que rien soit fait pour préciser sa nature et sa portée. Le narrateur du Contre Sainte-Beuve, identifie tout de suite le souvenir, puis rappelle d’autres réminiscences, réfléchit sur l’opposition de la mémoire volontaire et de la réminiscence, etc. Dans la Recherche, au contraire, le double suspense a pour fonction d’accentuer et de mettre en question cette idée de bonheur : le premier suspense (reconnaissance du souvenir différée) donne l’occasion d’insister sur la forme de ce bonheur indépendamment de sa cause (texte ci-dessus) ; le second suspense (« quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux », I, 47) réserve jusqu’à la fin du livre la réponse à la question essentielle : que la réminiscence est en quelque sorte une métaphore de la métaphore, et que celle-ci permet d’atteindre l’essence, un peu de temps à l’état pur.
On voit donc l’importance capitale de cette différence entre la première et la seconde version. Mais en continuant à lire le Contre Sainte-Beuve, j ai remarqué un texte où l’on parle aussi de bonheur, de puissante joie, de mort vaincue, dans des termes analogues à ceux que le narrateur emploie dans la Recherche pour parler de la réminiscence ; au point que l’épisode de la madeleine a l’air d’être une synthèse de deux épisodes de la première version : celui de la biscotte, et celui de la première masturbation. Ce texte sur la masturbation la décrit en effet comme une « recherche », « à la recherche d’un plaisir que je ne connaissais pas » (CSB, 64). C’est une recherche analogue qui se fait dans l’ordre de la chair et dans l’ordre de l’esprit, une suite d’efforts pour amener le plaisir à son terme, et pour élucider la joie en faisant céder les cloisons qui l’empêchent de jaillir (« soudain les cloisons ébranlées de ma mémoire cédèrent », dit Proust dans l’épisode de la biscotte, CSB, 54). Voici le texte :

À tout moment je croyais que j’allais mourir. Mais que m’importait ! Ma pensée exaltée par le plaisir sentait bien qu’elle était plus vaste, plus puissante que cet univers que j’apercevais au loin par la fenêtre, dans l’immensité et l’éternité duquel je pensais en temps habituel que je n’étais qu’une parcelle éphémère. En ce moment, aussi loin que les nuages s arrondissaient au-dessus de la forêt, je sentais que mon esprit allait encore un peu plus loin, n’était pas entièrement rempli par elle, laissait une petite marge encore. Je sentais mon regard puissant dans mes prunelles porter comme de simples reflets sans réalité les belles collines bombées qui s’élevaient comme des seins des deux côtés du fleuve. Tout cela reposait sur moi, j’étais plus que tout cela, je ne pouvais mourir. Je repris haleine un instant [...]. Enfin s’éleva un jet d’opale, par élans successifs, comme au moment où s’élance le jet d’eau de Saint-Cloud, que nous pouvons reconnaître [...] dans le portrait qu’en a laissé Hubert Robert [...] (CSB, 64-65).

    La première masturbation produit les mêmes effets que la réminiscence : puissance, éternité, immensité. La mort est vaincue, l’esprit englobe l’univers. Le moi découvre son essence et triomphe du monde. Les deux expériences se déroulent suivant le même rythme, avec la même tension et la même délivrance lorsque le jet d’opale s’élève ou que le souvenir surgit, et la même sensation d’extase. Le moi est obligé d’agir sur lui-même, manuellement ou spirituellement, pour faire éclore cette joie qui est lui.
    Ce rapprochement ne surprend guère, dans la mesure où la comparaison entre l’orgasme et l’inspiration est presque un lieu commun dans les textes d’écrivains depuis le romantisme : on se souvient des termes crus et gaillards d’un Th. Gautier rapprochant l’écriture et l’activité sexuelle, des « éjaculations de l’âme » de Flaubert et de la manière dont il liait dans la théorie (et dans la pratique) la masturbation et l’écriture ; ou, dans une atmosphère plus raffinée, du « spasme mortel » de l’inspiration dont parle Claudel dans La Muse qui est la Grâce. On pourrait réunir toute une anthologie de textes sur ce sujet en puisant dans Gide, Valéry, Rilke, Joe Bousquet et des dizaines d’autres. On se souvient d’autre part à quel point le vocabulaire employé par les mystiques pour décrire leurs extases peut paraître indécent, et quel usage sublime ils font du mot « éjaculation ».
    Mais il n’est même pas besoin d’invoquer la tradition littéraire ou mystique pour justifier ce rapprochement. Non seulement la comparaison des textes est éloquente, mais elle renvoie à une analogie qui était consciente chez Proust et qu’il a lui-même formulée dans des textes qui ne laissent place à aucun doute. Il s’agit d’un passage recueilli dans le Contre Sainte-Beuve, et intitulé La contemplation artistique. Texte écrit d’ailleurs de manière très lourde, presque naïve parfois, où l’on voit Proust filer laborieusement (comme s’il était en train de la découvrir) l’analogie entre la fécondité biologique et la fécondité spirituelle. Dans sa comparaison, il est bien sûr gêné, parce que la fécondité biologique suppose l’accouplement, alors que pour lui le rapprochement n’est pas à faire entre l’inspiration et le coït, mais entre l’inspiration et l’onanisme (l’autoérotisme), et qu’au contraire le rapprochement et l’accouplement avec le réel débande son énergie. On sent la gêne que lui procure ce décalage (le fait que la métaphore « boite », si l’on peut dire) : et on ne peut s’empêcher de penser en lisant cet exercice aux longs et étranges développements que Proust a consacrés au début de Sodome et Gomorrhe à ce qu’il appelle « l’autofécondation » (en fait, l’autoérotisme, où l’adolescent accomplit un acte sexuel en circuit fermé, dans une jouissance narcissique de son propre sexe ; et qui n’aboutit pas à la fécondation biologique, mais à une forme de fécondation spirituelle). Voici le schéma de sa métaphore : le poète est comme un esprit en érection, envahi par une force qui le dépasse, qui se manifeste à travers lui, et l’amène à répandre hors de lui un sperme spirituel. La présence d’autrui relâche sa tension et le distrait. Il a besoin de la solitude pour mener à bien cette « procréation » spirituelle. L’extase de l’inspiration est comparée à celle de l’éjaculation, c’est un transport mystérieux :

l’espèce humaine tend à tout moment, chaque fois qu’elle se sent assez forte et qu’elle a une issue, à s’échapper, dans un sperme complet qui la contient tout entière, de l’homme d’un jour qui peut-être mourra ce soir [...]. Quand elle est ainsi aspirant à se répandre, voyez le poète marcher : il craint de la répandre avant d’avoir le récipient de paroles où la verser (CSB, 351).

Que cette comparaison soit cohérente ou non n’est pas mon problème. Elle paraît assez forcée (qu’est-ce que ce « récipient de paroles » ? Il doit s’agir de féconder l’écriture ? À moins que le sperme ne soit l’écriture elle-même ?). Mais plus elle est forcée, plus elle est révélatrice du désir qu’avait Proust d’établir, contre la logique s’il le fallait, l’analogie profonde des deux phénomènes. Profonde, mais pas complète : une hiérarchie s’établit naturellement. Proust souligne que le plaisir des sens s’épuise, et que le plaisir de la création artistique ne s’épuise pas : il tient les promesses que l’autre a déçues. Il donne éternité et puissance, non pas dans l’instant, mais dans une durée sans cesse continuée.

Jusqu’à l’âge même où il n’a jamais connu cette propriété de sa nature, ce que chacun appelle plaisir ne lui en donnant pas, il est très triste de la vie. Mais plus tard il cesse de chercher le bonheur autrement que du point de vue de ces moments élevés, qui lui semblent la véritable existence (CSB, 352-353).


2 - L’OBJET DE LA RÉMINISCENCE


    Eclairé par mon analyse de la petite madeleine, je suis aussitôt amené à proposer une hypothèse : cette analogie entre le déroulement de la réminiscence, et celui de la masturbation, qui ne figurait pas dans la première version, mais qui a été découverte et ajoutée, n’indiquerait-elle pas en réalité aussi l’objet profond de la réminiscence ? Cela expliquerait que Proust n’ait pas été gêné par le caractère malgré tout un peu arbitraire de la superposition ; cela expliquerait aussi que le rapprochement ne lui soit pas venu tout de suite sous la plume mais soit apparu seulement au cours de l’élaboration : la nécessité du rapprochement est d’un autre ordre, plus profond. Explorer cette hypothèse, c’est peut-être à la fois comprendre un des principes générateurs du récit, mais aussi rendre compte de ce « charme » qu’on trouve à la lecture du texte...
    En effet, ce qui investit de leur intérêt, de leur « charme » tous les souvenirs de Combray, chez le narrateur, c’est probablement la manière dont ils sont associés à la liaison orale avec la mère et à la volupté solitaire de la masturbation, qui elle-même n’est que la forme que prend au moment de la puberté la liaison avec la mère. L’unité profonde des associations se ferait autour de ce foyer central, sous la forme infantile orale, ou sous la forme adolescente de l’onanisme narcissique, symbolisé dans le texte par l’image du Jet d’eau dans le tableau d’Hubert Robert (cf. CSB, 65) : le jet d’eau fait partie des tableaux accrochés dans la chambre de l’enfant (I, 40) ; la grande description du jet d’eau dans Sodome et Gomorrhe (II, 656-657) met l’accent sur le dynamisme en circuit fermé, l’espèce d’autofécondation permanente de l’eau qui sans cesse rejaillit d’elle-même (alors que le jet de sperme est discontinu et éphémère) ; le narrateur compare Combray à un bassin unique d’où sont sortis une série de jets d’eaux parallèles qui se rejoignent finalement dans le Temps Retrouvé (III, 968), ce qui suggère que l’œuvre est une architecture de jets jaillis d’une source unique : Combray...
Mais on peut cerner autrement que par la métaphore du jet d’eau cette présence centrale de l’orgasme. Malgré les innombrables « glissements d’accents » qui la dissimulent, elle apparaît clairement par exemple dans des textes moins élaborés, plus naïfs mais très conscients, du Contre Sainte-Beuve qui expliquent à mots à peine couverts le principe d’association qui réunit les éléments du récit, par exemple dans Sommeils (CSB, 61-67). On trouve dans ce passage tous les thèmes qui figureront dans les trois premières pages de la Recherche. Mais ici Proust enchaîne, assez gauchement, l’histoire des boucles tirées (castration) avec le récit de la première masturbation, alors que dans la Recherche, ce récit sera non seulement disjoint, mais voilé dans un style allusif. Voici le texte :

Et avant de me rendormir, me rappelant bien que le curé était mort et que j’avais les cheveux courts, j’avais tout de même soin de me cimenter avec l’oreiller, la couverture, mon mouchoir et le mur un nid protecteur avant de rentrer dans ce monde bizarre où tout de même le curé vivait et j’avais des boucles.
Des sensations, qui, elles aussi, ne reviendront plus qu’en rêve, caractérisent les années qui s’en vont, et, si peu poétiques qu’elles soient, se chargent de toute la poésie de cet âge, comme rien n’est si plein du son des cloches de Pâques et des premières violettes que ces derniers froids de l’année qui gâtent nos vacances et forcent à faire du feu pour le déjeuner. De ces sensations, qui revenaient quelquefois dans mon sommeil, je n’oserais pas parler si elles n’y étaient apparues presque poétiques, détachées de toute ma vie présente, blanches comme ces fleurs d’eau dont la racine ne tient pas à la terre. La Rochefoucauld a dit que nos premières amours seules sont involontaires. Il en est ainsi aussi de ces plaisirs solitaires (CSB, 63-64).

    Suit le récit de la première masturbation, dont j’ai donné plus haut les passages essentiels. On voit combien la transition est embarrassée : bien sûr, ce n’est pas le caractère « peu poétique », mais le caractère « peu décent » de la masturbation qui arrête Proust, puisque justement il nous dit dans la phrase suivante, avec prudence, qu’elle lui apparaît « presque poétique ». Mais surtout, il improvise une théorie sur l’association des souvenirs parfaitement exacte, à condition qu’on la lise à l’envers, comme il nous y invite en fait par le retournement surprenant à la fin du passage cité. Je résume la théorie : la masturbation serait un élément a-poétique qui serait simplement, accidentellement, mécaniquement lié dans notre souvenir aux « sensations poétiques » de notre jeunesse ; et c’est le caractère poétique de ces sensations qui, par contiguïté, rejaillirait sur la masturbation. Il faut lire le contraire : c’est la masturbation qui donne de l’intérêt et du charme à toutes les sensations liées à elle ; ce sont ces sensations qui servent de moyens pour remonter à la joie fondamentale. Ce « glissement d’accent » dans l’association, qui permet à Proust de se trouver une excuse, semble d’ailleurs assez conscient. La première masturbation est en réalité l’élément poétique par excellence ; c’est autour d’elle que se regroupent en faisceau les sensations et les expériences de 1’adolescent. Et c’est elle qui est l’objet de la réminiscence. Et si le lecteur trouve tant de « charme » aux évocations de Combray, de Guermantes et de Méséglise, c’est qu’il y goûte inconsciemment l’enivrement des premières voluptés, délicieuses et crucifiantes, peintes par Proust, la puberté dans toute sa fraîcheur et sa vigueur. Le temps retrouvé, ce n’est pas le temps à reculons, le temps momifié des fines floraisons de tilleul, mais le temps en pleine expansion, le temps qui éclate, le temps de l’orgasme.
    Cette place centrale, cette fonction totalisatrise de la masturbation et de l’orgasme dans l’architecture secrète de l’œuvre, que l’analyse des textes m’a amené à souligner, j’en trouve une confirmation indirecte, mais précieuse, dans le récit que Gide a fait de l’une de ses conversations nocturnes avec Proust, dans Ainsi soit-il. Il s’agit là bien sûr, non de l’écriture, mais du comportement sexuel de Proust dans la vie réelle, à la fin de sa vie, ce qui n’est pas l’objet de mon étude. Mais Gide lui-même souligne l’analogie, ayant l’intuition que la puissance de synthèse de l’orgasme, artificieusement sollicitée dans la vie, était, sur le plan symbolique, au cœur du mécanisme de croissance de l’œuvre.

Lors d’un mémorable entretien nocturne (il n’y en eut pas tant que je ne puisse me souvenir de chacun), Proust m’expliqua sa préoccupation de réunir en faisceau, à la faveur de l’orgasme, les sensations et les émotions les plus hétéroclites. La poursuite des rats, entre autres, devait trouver là sa justification : en tout cas, Proust m’invitait à l’y voir. J’y vis surtout l’aveu d’une sorte d’insuffisance physiologique. Pour parvenir au paroxysme, que d’adjuvants il lui fallait ! Mais qui servaient, indirectement, pour ses livres, au prodigieux foisonnement de leur touffe. (5)


CONCLUSION


    Une étude fondée sur l’analyse de trois ou quatre passages, fussent-ils centraux, et qui comporte autant d’hypothèses que d’affirmations, ne saurait prétendre apporter une « con-clusion » sur un ensemble aussi complexe que l’œuvre de Proust. J’ai seulement voulu raconter l’exercice de lecture auquel une découverte fortuite m’a entraîné, en exposant les méandres et les hésitations de ce déchiffrage. Qu’on prenne donc ceci pour un simple journal de lecture, dont j’espère qu’il aura mis en évidence l’existence et la complexité du problème. Cette complexité apparaît à deux niveaux :
    - mes interprétations n’ont de sens que dans la mesure où elles s’intègrent dans une étude « plurielle » de l’œuvre et de sa genèse, comme j’ai essayé de le suggérer à la fin de la première partie.
    - même dans la perspective très limitée que j’ai choisie, une complexité apparaît qui n’est pas due uniquement aux tâtonnements de la recherche, mais aussi à la surdétermination de l’épisode de la petite madeleine. De même que l’église de Combray réunit en un seul édifice des styles et des matériaux datant de siècles différents, certains matériaux d’une construction antérieure pouvant avoir été utilisés dans une nouvelle structure, de même l’épisode de la petite madeleine unit en un seul récit des fantasmes issus des stades successifs d’une même histoire. Il est impossible d’en donner une traduction juxtalinéaire : le résultat serait caricatural. Le déchiffrement doit être archéologique ; il doit déplier le texte dans le temps, en dissociant tout ce que le fantasme avait associé. C’est la complexité de ces associations qui explique sans doute le rôle déterminant joué par l’épisode dans la mutation de l’écriture proustienne : c’est elle aussi qui fait que tant de lecteurs, qui ont dû être alertés par l’aspect « suggestif » de la madeleine, aient renoncé à approfondir la question, préférant goûter, sans le comprendre, le « charme » de l’épisode.




NOTES

  1. Cette différence était apparue à beaucoup de lecteurs au moment de la publication, en 1954, du Contre Sainte-Beuve. Un critique américain, Richard Switzer, a publié, en février 1957 (French Review, tome XXX, 4, pages 303-308) une étude comparative des deux versions de l’épisode. Cette étude concorde avec la mienne sur l’établissement matériel des différences entre les deux versions, mais n’en présente pas la même interprétation.

  2. Pour les références, j’emploierai les abréviations suivantes :
- Pour À la recherche du temps perdu, Bibliothèque de la Pléiade, 3 volumes, 1954, j’indique directement en chiffres romains le tome, en chiffres arabes, la page.
- Les autres volumes seront désignés par les initiales suivantes : SL : John Ruskin, Sésame et les Lys,  traduction, notes et préface de Marcel Proust, Mercure de France, 1906. CHR : Marcel Proust, Chroniques, Gallimard. 1928. JS : Marcel Proust, Jean Santeuil, 3 vol., Gallimard, 1952. CSB : Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Gallimard, 1954.

  3. Marcel Proust, Correspondance générale, tome V (1935), p. 160.

  4. Serge Gaubert, « La conversation et l’écriture », in Europe, août-septembre 1970.
 
  5. André Gide, Journal 1939-1949, Souvenirs, Bibliothèque de la Pléiade, 1954, p. 1223.