Jean-Jacques Rousseau,
Rêveries du promeneur solitaire
 

Quatrième promenade (extraits)


Dans la Quatrième promenade, Rousseau s’examine sur le chapitre du mensonge ; il entame cet examen en se tenant « bien confirmé dans l’opinion déjà prise que le connais-toi toi-même du Temple de Delphes n’était pas une maxime si facile à suivre [qu’il l’avait] cru dans [ses] Confessions ». Vers la fin de la promenade il est amené à évoquer, justement, la rédaction des Confessions  :

    Je n’ai jamais mieux senti mon aversion naturelle pour le mensonge qu’en écrivant mes confessions, car c’est là que les tentations auraient été fréquentes et fortes, pour peu que mon penchant m’eût porté de ce côté. Mais, loin d’avoir rien tu, rien dissimulé qui fût à ma charge, par un tour d’esprit que j’ai peine à m’expliquer et qui vient peut être d’éloignement pour toute imitation, je me sentais plutôt porté à mentir dans le sens contraire en m’accusant avec trop de sévérité qu’en m’excusant avec trop d’indulgence, et ma conscience m’assure qu’un jour je serai jugé moins sévèrement que je ne me suis jugé moi-même. Oui, je le dis et le sens avec une fière élévation d’âme, j’ai porté dans cet écrit la bonne foi, la véracité, la franchise aussi loin, plus loin même, au moins je le crois, que ne fit jamais aucun autre homme ; sentant que le bien surpassait le mal, j’avais mon intérêt à tout dire, et j’ai tout dit.

    Je n’ai jamais dit moins, j‘ai dit plus quelquefois non dans les faits, mais dans les circonstances, et cette espèce de mensonge fut plutôt l’effet du délire de l’imagination qu’un acte de la volonté. J’ai tort même de l’appeler mensonge, car aucune de ces additions n’en fut un. J’écrivais mes Confessions déjà vieux, et dégoûté des vains plaisirs de la vie que j’avais tous effleurés et dont mon cœur avait bien senti le vide. Je les écrivais de mémoire ; cette mémoire me manquait souvent ou ne me fournissait que des souvenirs imparfaits et j’en remplissais les lacunes par des détails que j’imaginais en supplément de ces souvenirs, mais qui ne leur étaient jamais contraires. J’aimais à m’étendre sur les moments heureux de ma vie, et je les embellissais quelquefois des ornements que de tendres regrets venaient me fournir. Je disais les choses que j’avais oubliées comme il me semblait qu’elles avaient dû être, comme elles avaient été peut être en effet, jamais au contraire de ce que je me rappelais qu’elles avaient été. Je prêtais quelquefois à la vérité des charmes étrangers, mais jamais je n’ai mis le mensonge à la place pour pallier mes vices ou pour m’arroger des vertus.

    Que si quelquefois sans y songer par un mouvement involontaire j’ai caché le côté difforme en me peignant de profil, ces réticences ont été bien compensées par d’autres réticences plus bizarres qui m’ont souvent fait taire le bien plus soigneusement que le mal. Ceci est une singularité de mon naturel qu’il est fort pardonnable aux hommes de ne pas croire, mais qui toute incroyable qu’elle est n’en est pas moins réelle, j’ai souvent dit le mal dans toute sa turpitude, j’ai rarement dit le bien dans tout ce qu’il eut d’aimable, et souvent je l’ai tu tout à fait parce qu’il m’honorait trop, et qu’en faisant mes confessions j’aurais l’air d’avoir fait mon éloge. J’ai décrit mes jeunes ans sans me vanter des heureuses qualités dont mon cœur était doué et même en supprimant les faits qui les mettaient trop en évidence. Je m’en rappelle ici deux de ma première enfance, qui tous deux sont bien venus à mon souvenir en écrivant, mais que j’ai rejetés l’un et l’autre par l’unique raison dont je viens de parler.