Stendhal et les problèmes de l'autobiographie

Communication au colloque interuniversitaire de Grenoble, avril 1974.
Stendhal et les problèmes de l'autobiographie, textes recueillis par Victor del Litto,
Presses universitaires de Grenoble, 1976, p. 21-36.



Le titre de ce colloque pose un problème de définition : le mot « autobiographie » semble pris en des sens assez différents dans les titres des diverses communications. Une définition précise aurait l'avantage d'éviter des malentendus dans les discussions, de permettre de savoir quel type de questions nous devons nous poser ici sur Stendhal, enfin de donner l'occasion de situer Stendhal non plus par rapport à lui-même, mais dans révolution du genre autobiographique.

I - DÉFINITION

Stendhal lui-même semble n'avoir jamais employé le mot « autobiographie ». II y a à cela une raison très simple. Ce mot est un néologisme qui a pris naissance en Angleterre et en Allemagne vers 1800 et s'est répandu très lentement en Europe dans le vocabulaire de la critique, avec des significations très diverses et flottantes. Ce n'est qu'après 1850 qu'il devient d'un usage courant et qu'il commence à entrer dans le système de classification des genres (1). Il n'y a donc aucun sens « stendhalien » du mot autobiographie. Nous n'avons pas la possibilité, comme pour le mot « égotisme », dont Stendhal avait infléchi et marqué le sens, de nous appuyer sur une analyse des occurences du mot chez notre auteur, de nous retrancher derrière son autorité. C'est à nous de prendre, en toute clarté, la responsabilité de la définition.

Or ce mot a été employé, est aujourd'hui employé, dans des sens assez différents. La confusion est augmentée par l'existence de l'adjectif « autobiographique » dont les emplois sont beaucoup plus vastes et vagues que ceux du substantif, sur lequel ils ont naturellement tendance à déteindre. Je vais évoquer les principaux sens qu'on peut donner au substantif, depuis le plus large jusqu'au plus étroit, auquel je proposerai de donner la préférence :

a) tout emploi de la première personne ou d'un procédé de présentation directe d'un problème quelconque. C'est alors toute l'œuvre de Stendhal qui serait impliquée : récits de voyage, pamphlets, traité De l'amour aussi bien que les œuvres de fiction et les œuvres proprement intimes. Aucun texte ne resterait en dehors. Georges Blin a fait le tour de ce problème de « l'intrusion d'auteur », de sa fonction narcissique et auto-protectrice, et de la manière dont elle se déplace dans les champs les plus divers, le discours de la conversation et l’écriture du journal intime apparaissant comme la matrice de tous les textes stendhaliens.

Peut-être le mot « autobiographie » convient-il mal pour désigner ce trait distinctif qu'il suffit de caractériser en termes psychologiques (narcissisme, égotisme) si l'on veut étudier le comportement qu'il manifeste, ou en termes de poétique si l'on vise les procédés mis en œuvre : discours à la première personne, intrusion d'auteur.

b) toutes les œuvres de l'auteur dont l'auteur lui-même est le sujet principal et délibéré : c'est insister alors plus proprement sur la réflexivité qu'implique le préfixe auto-, et désigner le champ de ce qu'on a appelé, dès la fin du XIXe siècle, littérature personnelle ou littérature intime. Cela permettrait de délimiter un corpus de textes cohérents, fondé sur l'existence du pacte autobiographique (identité de l'auteur. du narrateur et du personnage), regroupant : le journal intime, la correspondance, les essais d'autoportraits (Souvenirs d'égotisme) et les mémoires et souvenirs – c'est-à-dire tout ce que l'édition de la Pléiade a réuni sous le titre d'Œuvres intimes. Même s'il est vaste et divers, ce sens est cohérent puisqu'il regroupe des textes écrits dans la perspective d'un projet unique et bien défini – se peindre directement.

c) souvent les critiques, de leur propre initiative, considèrent comme étant « autobiographiques » les œuvres de fiction, liant l'auteur par un pacte qu'il n'a pas conclu : les héros des romans seraient des doubles, des projections virtuelles de l'auteur. C'est ce qu'exprimait A. Thibaudet (2) quand il qualifiait le roman d'« autobiographie du possible ». Cette attitude est très répandue, elle l'était déjà au XIXe siècle, mais le développement d'une histoire littéraire qui a tendance à voir dans « l'auteur » la source de l'œuvre, et la publication systématique des écrits intimes, ont favorisé ce genre de lecture, que les auteurs se sont mis à encourager eux-mêmes. Ainsi se crée ce que j'ai appelé à propos de Gide un « espace autobiographique » : un contrat de lecture, plus ou moins accepté ou suggéré par l'auteur, amène le lecteur à interpréter systématiquement tous les aspects du texte comme les jeux d'une figure centrale qui serait le moi de l'auteur (3). Dans le cas de Stendhal, la chose est fort tentante, surtout pour nous qui connaissons l'ensemble des œuvres intimes que les contemporains ignoraient.

d) il existe enfin un sens beaucoup plus restreint, plus précis, étymologiquement plus exact, et le seul qui soit employé dans le cadre des classifications des genres. L'autobiographie est la biographie d'un individu écrite par lui-même. Contrairement à ce que croient certains étymologistes, autobiographie ne vient pas du grec (auto + bios + grapheîn), mais simplement du mot biographie (créé dans les différentes langues européennes au début du XVIIle siècle), auquel on a ajouté le préfixe auto-. Ce néologisme a été introduit pour rendre compte de l'apparition d'œuvres qui, tout en se présentant extérieurement comme des mémoires, avaient un trait distinctif, leur caractère intime : le centre d'intérêt principal n'était plus un complexe d'événements historiques auxquels, en tant qu'acteur ou témoin, l'auteur avait participé, mais l'histoire même de sa personne. L'autobiographie apparaît alors comme une sous-division du genre des mémoires. Il existe un seul texte de Stendhal qui corresponde pleinement à ce sens : la Vie de Henry Brulard.

Je choisirai ce dernier sens : il a l'avantage d'être précis, de permettre de poser clairement une série de problèmes, – et aussi de sortir du cercle clos des productions stendhaliennes en confrontant l'autobiographie de Stendhal à celles d'autres auteurs. Rien n'empêche, naturellement, à partir de ces analyses précises, de poser ensuite les problèmes plus vastes qu'impliquaient les trois premières définitions que j'ai écartées.

Isoler ainsi la Vie de Henry Brulard n'est pas un acte arbitraire. Certes, Stendhal n'emploie jamais le mot autobiographie, et on ne saurait lui faire cautionner ce dernier sens du mot plutôt qu'un autre. Mais le problème que pose ce sens existait pour lui, et il l'exprime en se servant du vocabulaire classique des « mémoires », champ lexical dans lequel le mot autobiographie viendra se placer. Il avait parfaitement conscience du fait que la Vie de Henry Brulard était un livre à part, appartenant à un genre bien défini, pour lequel existait ce que les poéticiens appellent « un horizon d'attente » : le récit synthétique de l'ensemble de la vie de quelqu'un, écrit par lui-même pour retrouver ses origines et dégager le sens de sa vie. J'en donnerai trois genres de preuves différents :

1) en 1831, dans une amorce d'autobiographie, il signale lui-même que le récit qu'il fera de sa vie n'est qu'un cas particulier de la biographie. Certes il s'agit d'un texte à fonction d'excuse, d'une entrée en matière apologétique, mais qui souligne ce qu'ont en commun les deux genres : la visée totalisatrice (une vie, c'est une totalité).

J'ai écrit les vies de plusieurs grands hommes : Mozart, Rossini, Michel-Ange, Léonard de Vinci. Ce fut le genre de travail qui m'intéressa le plus. Je n'ai plus la patience de chercher des matériaux, de peser des témoignages contradictoires, il me vient l'idée d'écrire une vie dont je connais fort bien tous les incidents. Malheureusement, l'individu est bien inconnu, c'est moi.
Je naquis à Grenoble le 23 janvier 1783... (4).

En somme Stendhal se propose de passer de la biographie à l'auto-biographie ; s'il n'emploie pas le mot, l'idée est là.

2) quand, à partir de 1831, il envisage d'écrire sa « vie », il a à l'esprit un certain nombre de modèles : toute la tradition littéraire des Mémoires et des Confessions, genre dont il était très friand. On écrit son autobiographie à partir de l'expérience qu'on a faite de l'écriture dans d'autres genres (roman, journal intime), mais aussi à partir de la lecture d'œuvres qui sont, non point des modèles, mais des points de repère, par rapport auxquels on va définir l'originalité de sa propre tentative. On peut faire un inventaire rapide des admirations et des dégoûts de Stendhal :

- chez les Italiens, la Vie de Benvenuto Cellini, qu'il admire comme modèle de franchise et d'énergie, conduisant à une gloire posthume analogue à celle qu'il désire obtenir lui-même en 1885 ou en 1935 (5) ; les chroniques et mémoires qu'il déniche dans les Archives, par exemple les Confessions de Don Ruggiero, dont il dit qu'elles ressemblent à celles de Rousseau (6) ;

- toute la tradition des mémorialistes français qui fut sa plus constante lecture (7), et naturellement surtout Retz et Saint-Simon ;

- parmi les modernes, dont les textes sont plus proches de ce qu'il envisage d'écrire (ne serait-ce que par la place capitale accordée au récit d'enfance), il y a naturellement Rousseau, inévitable terme de référence pour tout autobiographe (8), et les Mémoires de Madame Roland, qui fait justement partie de ce public idéal auquel il destine la lecture de ses mémoires (9) ; quant aux modèles négatifs, ce sont ce « jésuite de Marmontel » (10) et Chateaubriand, « ce roi des égotistes », dont Stendhal a pu lire, à défaut des Mémoires d'outre-tombe, les récits de voyage et la « Préface testamentaire » (11). Il s'intéressait à tous les livres de mémoires qui paraissaient, et prévoyait le développement du genre (12).

3) les termes mêmes qu'il emploie pour désigner son autobiographie montrent qu'il a conscience des exigences du genre. Il n'appellera pas Mémoires le texte qu'il écrit en 1832, mais simplement Souvenirs d'égotisme, titre restrictif; c'est simplement un « petit mémoire de ce qui m'est arrivé pendant mon dernier voyage à Paris » (13). Un mémoire, non des mémoires. Il manque à ce texte d'envisager la vie dans ses origines, et dans son développement. Quand il s'agit de son autobiographie en revanche, il emploie constamment le mot Mémoires, et quelquefois Confessions. Le titre lui-même Vie de Henry Brulard écrite par lui-même emploie la formule traditionnelle utilisée depuis deux siècles dans les titres de Mémoires. Et s'il parle de « roman », c'est dans une perspective de supercherie burlesque, simple farce destinée à la police (14).

« Mémoires » ou « confessions » dans le vocabulaire de Stendhal, « autobiographie » dans le nôtre : la transformation du vocabulaire ne doit pas nous cacher qu'il s'agit d'un genre bien défini, qui a son code, ses traditions, ses problèmes. Mémoires et autobiographie se définissent d'abord par leur place chronologique et leur fonction dans la vie de leur auteur (et dans son écriture, si cet auteur est un écrivain). On écrit son journal dès son plus jeune âge, et on peut l'écrire toute sa vie durant. L'autobiographie, elle, est toujours un acte second : c'est, pour les écrivains (15), une écriture qui ne peut venir qu'après une autre forme d'écriture, qui correspond à une phase ultérieure du développement de leur projet. L'autobiographie n'est pas forcément l'acte ultime de l'écrivain : l'exemple de Stendhal, de Gide, de Green et de bien d'autres le prouve. Mais elle vient toujours après une première et plus indirecte ou plus impersonnelle réalisation de soi, Schématiquement, le modèle (dont on peut vérifier la pertinence sur des œuvres comme celles de Rousseau, de Gide, de Sartre, de Leiris et de bien d'autres) serait le suivant :

premier temps : l'enfance (temps sans écriture). C'est le temps de l'origine et de la formation de la personnalité. Le propre de ce temps, qui sera le sujet même de l'autobiographie, c'est d'être à la fois fondamental, mais, pour nous, insaisissable en dehors de l'après-coup.

second temps : l’écriture première. C'est le temps de la projection : l'écrivain essaie de construire son système de valeurs, de décider du sens de sa vie et d'élaborer sa vision du monde au moyen d'une écriture qui prend pour objet le monde extérieur, et pour moyen la fiction ou le discours théorique. Ainsi chez Rousseau ou Sartre, cette phase essentielle est celle de l'élaboration d'une anthropologie (les Discours, l'Émile, le Contrat social ; L'Etre et le Néant) soutenue par un jeu de fictions (La Nouvelle Héloïse ; La Nausée, Les Chemins de la liberté). En même temps qu'il élabore sa vision du monde, l'écrivain est amené, comme chacun, à décider pratiquement du sens de son enfance à la lumière de son expérience et de ses problèmes d'adulte.

troisième temps : l'écriture seconde. C'est le temps de la rétrospection. L'écrivain retourne sur lui-même les instruments qu'il avait d'abord forgés sans référence explicite à son propre cas: méthode et système anthropologiques, techniques narratives élaborées dans la fiction. Il se met à parler de son origine, en se servant du langage qu'il a élaboré à partir d'elle, mais aussi à la lumière de son expérience ultérieure ; c'est un moment vertigineux, où l'enfance prend le double statut d'objet du discours et de source du discours. Mais l'autobiographie n'est pas simple rétrospection, elle effectue une synthèse, une totalisation : origine du discours dont elle est en même temps l'objet, l'enfance n'apparaît en effet qu'à travers l'après-coup dans le langage d'un adulte, ici, maintenant. Le sujet de l'autobiographie ne saurait être le passé-en-soi, mais le passé tel qu'il existe dans le présent.

C'est là un schéma très grossier, qui demanderait bien des nuances dans chaque cas particulier : mais il a l'avantage de souligner l'aspect de synthèse dialectique de l'acte autobiographique. Paul Valéry écrivait : « On commence par écrire ses désirs, et l'on finit par écrire ses Mémoires » (16), formule qui suggère un parallélisme et une opposition trop simple. Écrire l'histoire de ses désirs, ce n'est pas renoncer à désirer. Pour parler en termes sartriens, faire l'histoire de son « projet » est en même temps une manière de continuer à élaborer et à modifier ce projet.

Produit d'un acte totalisateur, l'autobiographie est un texte à la fois fascinant et irritant. Fascinant parce que dans la production d'un auteur, c'est le seul texte où l'on puisse le saisir tout entier, le seul qui, en quelque sorte, englobe et implique tous ses autres textes. Aussi la Vie de Henry Brulard semble-t-elle le livre le plus cher au cœur des vrais stendhaliens, des happy few (17). Mais en même temps, ce texte dialectique et circulaire fonctionne comme un double piège pour le lecteur, auquel il inspire des attitudes tour à tour trop soupçonneuses ou trop confiantes, qui sont également naïves. Nombre de lecteurs soupçonnent l'autobiographe d'avoir « déformé » son enfance (surtout si le monde de l'enfant est soit trop idéalisé, soit présenté de manière trop critique et satirique, comme c'est le cas pour Stendhal ou pour Sartre) : comme si eux, lecteurs, connaissaient la forme authentique de l'enfance-en-soi, et comme si ce travail permanent que nous faisons tous pour construire notre passé était une imposture et non la loi même de la vie. Mais, séduits par l'évidence du témoignage, ils auront en même temps tendance à accepter ces récits comme documents historiques. Cela se voit bien au niveau du travail des biographes : la tentation est grande, quand on écrit la vie d'un contemporain qui a écrit son autobiographie, de le croire sur parole, et d'ouvrir les guillemets (18). Dans les deux cas, l'erreur est de n'envisager le texte que comme document sur le passé et de négliger sa situation dialectique. Utilisé comme documents, ou révéré comme le nombril sacré de l'œuvre, le texte autobiographique finit bien souvent par n'être pas considéré en lui-même. C'est dire l'intérêt du présent colloque, auquel je voudrais collaborer en indiquant quelques directions de recherche. Sous la forme d'un catalogue, d'esquisses rapides ou de simples suggestions, j'évoquerai, parmi tous les problèmes que pose l'autobiographie stendhalienne, ceux que j'aimerais étudier.

Il - PROBLÈMES

1 - Histoire du projet autobiographique de Stendhal

J'entends ici naturellement « autobiographique » au sens étroit et précis que j'ai défini : histoire synthétique de la vie d'un individu écrite par lui-même, histoire qui implique retour à l'origine, c'est-à-dire au récit d'enfance. Notre étude consisterait à étudier non pas l'enfance de Stendhal, mais révolution de son attitude en face de son enfance, et en général en face du passé. Comme il arrive souvent, Stendhal s'est défini par opposition à son enfance, dans un projet d'avenir où il espérait devenir enfin lui-même. Il est naturel que pendant l'adolescence et l'âge d'homme, l'enfance lui soit apparue non comme quelque chose à sauver et à retrouver, mais comme quelque chose dont il fallait se débarrasser et se détacher.

C'est seulement dans une phase ultérieure et déclinante, où la possibilité même de l'avenir s'estompe, qu'un mouvement de retour s'effectue pour retrouver l'origine effacée et reconnaître que, jusque dans le projet de se détacher de son enfance, et dans la manière dont on est allé de l'avant à la chasse au bonheur, on a été fidèle à son enfance. Ce schéma est celui de la plupart des projets autobiographiques. Il faut bien voir qu'il comporte deux dimensions : la plus apparente est la dimension psychologique individuelle, reflétant la succession des « âges de la vie » et de leur attitude différente en face du temps ; l'autre, trop souvent négligée, est la dimension politique : une vie ne se déroule pas seulement dans le temps physiologique ou psychologique, mais dans l'histoire. La Vie de Henry Brulard est un dialogue de la France de 1789 avec celle de la Monarchie de Juillet, exactement comme les Mémoires d'outre-tombe sont un dialogue de l'ancien régime et des temps modernes.

C'est dans le cadre du journal intime qu'il faudrait d'abord étudier la « rétrospection » stendhalienne. Miroir narcissique et régulateur de la vie immédiate, le journal est en même temps écrit dans la perspective d'une future rétrospection. Stendhal se donne souvent des rendez-vous dans l'avenir : ce qu'il écrit lui servira, dans dix ans, pour faire le point, pour voir combien il était ridicule, s'il a fait des progrès, etc. L'écart temporel de la relecture est prévu, Stendhal se servant du fantasme de son « moi futur » exactement comme du fantasme de la postérité (le lecteur de 1880, de 1935), pour s'arracher au présent et affirmer son système de valeur intime et social en supposant qu'il sera mieux réalisé dans son avenir personnel ou dans celui de la société. La différence du « moi futur » et du lecteur de 1880, c'est que le premier est éventuellement « vérifiable » tandis que l'autre est par définition purement mythique. Le temps passant, Stendhal finit par se trouver dans la situation de rétrospection qu'il avait anticipée (19) : ainsi le récit du voyage en Italie de 1811 va être l'occasion d'une confrontation et d'un parallèle entre 1800 (arrivée à Milan) et 1811 (20). C'est justement sur ce modèle d'une confrontation fondée sur un écart d'une dizaine d'années que sont écrits les Souvenirs d'égotisme (confrontation 1832-1821). Ce comportement indique nettement une prédisposition à l'autobiographie ; mais ce n'est pas là, à proprement parler, de l'autobiographie. Ce système de relais de proche en proche est toujours dirigé vers l'avenir : on fait le point pour aller de l'avant. Surtout, il ne fait entrer en ligne de compte que des périodes de la vie adulte : ces retours-arrière ne remontent jamais jusqu'à l'origine, c'est-à-dire l'enfance.

Ce retour à l'enfance, il semble qu'il se soit effectué pour la première fois dans un texte écrit en 1822, dans le premier véritable essai d'autobiographie de Stendhal, écrit en forme de notice nécrologique dans un moment de dépression. Sans doute l'idée de la mort (mort affective ici, et après 1830, mort sociale) était-elle nécessaire pour briser un instant le dynamique système de relais vers l'avenir, et induire un retour aux origines. Peut-être aussi le souvenir de Grenoble ne pouvait-il resurgir librement qu'une fois rompu, par la mort du père en 1819, le dernier lien avec les tyrans de son enfance. La mort du père, la grande crise des amours avec Mathilde, et le retour d'Italie, tout cela explique sans doute le trajet révélateur de cette « autonécrologie ». Le début saute à pieds joints par-dessus toute l'enfance :

Henri Beyie, né à Grenoble en 1783, vient de mourir à ... (le ... octobre 1820). Après avoir étudié les mathématiques, il fut quelque temps officier dans le 6e régiment des dragons (1800-1801-1802) (21).

Suivent quatre pages, apparemment zigzagantes, mais finalement bien chronologiques, évoquant les différents aspects de sa carrière, jusqu'en 1821. Arrivé là, il se met à faire rapidement l'inventaire de ses amours et de son caractère. C'est alors que, brusquement, le texte remonte à l'enfance et s'arrête net sur une phrase indépassable :

La campagne de Russie lui laissa de violents maux de nerfs. Il adorait Shakespeare et avait une répugnance insurmontable pour Voltaire et Madame de Staël. Les lieux qu'il aimait le mieux sur la terre étaient le lac de Corne et Naples. Il adora la musique et fit une petite notice sur Rossini, pleine de sentiments vrais mais peut-être ridicules. Il aima tendrement sa sœur Pauline et abhorra Grenoble, sa patrie, où il avait été élevé d'une manière atroce. Il n'aima aucun de ses parents. Il était amoureux de sa mère, qu'il perdit à sept ans (22).

Découverte ou aveu ? Stendhal n'avait sans doute jamais perdu le souvenir de sa mère ni de son enfance : mais cette enfance avait perdu la parole, qu'elle retrouve ici dans cette phrase brusque et fulgurante. Au moment même où elle émerge, cette parole se trouve comme bloquée, comme si elle rendait vain tout le récit qui précède, sans être pourtant capable d'inaugurer un autre récit, qui reste ainsi en suspens.!

En 1822, Stendhal n'était en fait ni enclin, ni préparé, à écrire une autobiographie : c'est par d'autres moyens qu'il surmontera sa crise : malgré l’approche de la quarantaine (23), il a le sentiment d'avoir la vie devant lui. Les années 1822-1830 seront pleines à la fois d'entreprises amoureuses et d'une intense vie littéraire : essais et pamphlets, et surtout passage au régime de la fiction, et élaboration d'une technique narrative originale.

C'est à partir de 1831, à Trieste puis à Civitavecchia, que l'autobiographie va devenir une véritable obsession pour Stendhal. Pourquoi cela ? Ce n'est pas réellement l'âge qui l'y pousse malgré ses refrains sur la « cinquantaine » : ou du moins ne devient-il sensible à ce chiffre fatidique que parce que. sur un autre plan, la jeunesse, c'est-à-dire l'espoir d'un avenir, s'est retirée de lui : il se sent, socialement, exclu, forclos, mort. Il a dû accepter, pour des raisons financières, de s'enterrer dans une vie de fonctionnaire, dans de petites villes italiennes sans aucune société, où il crève d'ennui : surtout il ne voit à cette situation aucune issue, pas plus qu'il n'en voit à court terme pour la France acceptant de vivre, après une fausse révolution, sous le règne du plus fripon des kings : le Bourgeois. Il se sent coincé. L'exil, l'asphyxie sociale auxquels le condamne son gagne-pain, le spectacle déprimant de la Révolution aboutissant à l'ordre bourgeois, tout cela a induit provisoirement en lui ce que la vieillesse, l'âge créent chez les autres : devant l'absence de tout avenir, le repliement sur l'origine. Tout se passe comme si Stendhal était un personnage qui n'avait pas vocation à se retourner vraiment vers le passé ; les années d'exil ont été pour lui comme un succédané, finalement passager, de la vieillesse. Il abandonnera la Vie de Henry Brulard le jour où il recevra son congé pour Paris; et, après 1836, ne reviendra jamais sur ce projet autobiographique. Le dernier texte intime qu'il écrit, Les Privilèges, sera entièrement consacré à une rêverie fantasmatique et humoristique tournée vers l'avenir.

Quatre ans s'écouleront entre sa première velléité d'autobiographie, le 6 janvier 1831, et le mois de novembre 1835 où enfin il se décide à « naître », c'est-à-dire à écrire sa naissance, et à commencer par le commencement. L'exemple de Stendhal montre combien il est difficile de commencer à écrire son autobiographie. Certes Stendhal a aussi commencé de nombreux textes de fictions qu'il a abandonnés : la différence est qu'avec l'autobiographie, c'est le même texte qu'il faut recommencer, la même première page, indépassable, à laquelle on se heurte.

Je résumerai le développement de ces projets, que nous connaissons à la fois par les lettres à Domenico Fiore, auquel il conseilla plusieurs fois de dicter ses Mémoires pour occuper sa liberté (24) et les ébauches qui nous sont parvenues. En janvier 1831, il s'essaie à écrire quelques lignes de prologue ; en janvier 1832, il s'amuse à « écrire les jolis moments de (sa) vie » (25) ; en juin 1832, les Souvenirs d'égotisme correspondent à une sorte de compromis entre un projet autobiographique global et un bilan plus limité de la maturité ; s'il décrit « toutes les faiblesses de l'animal » (26), il ne remonte pas à son enfance ; il doit pourtant y penser constamment ; en octobre 1832, il médite sur le Janicule en pensant de nouveau à son autobiographie (c'est du moins ce qui sert de point de départ à la Vie de Henry Brulard) ; le 15 février 1833, il écrit le chapitre premier du Livre l des Mémoires de Henri B. (27), qui, loin d'être un début, est en fait un croquis résumé de toute l'enfance grenobloise, ce que Stendhal appelle « couvrir la toile » ; on y apprend que depuis deux ou trois ans il a changé d'attitude en face de son enfance, et trouve une certaine douceur à s'en rappeler les détails ; ce texte est lui aussi abandonné ; deux ans se passeront, principalement occupés à écrire Lucien Leuwen, mais il lui arrive, dans les marges de ce roman, de se demander s'il ne perd pas son temps au lieu d'écrire ses Mémoires (28), auxquels il se met enfin après avoir abandonné Leuwen, en novembre 1835.

Comme Stendhal donne dans la Vie de Henry Brulard le journal de sa rédaction, la seule question que nous puissions nous poser est de savoir pourquoi le livre est abandonné au chapitre 47 ; est-ce, parce que le narrateur a enfin reçu son congé le 26 mars 1836 ? L'avenir se rouvre, il ne pense plus qu'à son départ. Pourtant il n'est parti qu'au début de mai. Il y a évidemment d'autres raisons, elles intérieures au texte : c'est que le livre était en réalité fini : les comptes avec l'enfance sont tous réglés ; quand le héros entre à Milan en 1800. il est sur le point de devenir la véritable origine de l'adulte qui écrit l'autobiographie ; le livre se termine en point d'orgue, sur une sorte de nouvelle naissance. Stendhal envisageait de faire graver sur sa tombe : « Henri Beyie, milanais », c'est dire clairement qu'il avait le sentiment d'être né à son propre compte, si je puis dire, en 1800. La suite du récit, ce sera, dans le registre de la fiction, La Chartreuse de Parme qui commencera là où Henry Brulard finissait.

2 - Autobiographie et roman

L'histoire du projet autobiographique doit en effet prendre en considération l'articulation de l'autobiographie et du roman. Articulation d'autant plus complexe que l'autobiographie stendhalienne n'est pas une œuvre terminale, mais qu'elle s'insère comme une parenthèse ou un détour dans le développement d'un projet romanesque : les deux projets, autobiographique et romanesque, n'étaient que les modalités différentes d'un même effort de construction de soi. Cette articulation peut être vue de deux manières différentes :

- soit on se demande ce que la Vie de Henry Brulard doit à l'apprentissage de l'écriture romanesque depuis Armance jusqu'à Lucien Leuwen : il est vrai qu'il faudrait pousser la question plus loin, et voir ce que l'écriture romanesque elle-même doit à l'esthétique du journal intime et de l'essai. Les principaux points à étudier seraient celui de la méthode de composition, et celui de la construction du personnage et de la fonction du narrateur (dans son double rapport au lecteur et au héros). Dans quelle mesure, en écrivant Le Rouge et le Noir et Lucien Leuwen, Stendhal a-t-il élaboré une attitude de narrateur qui lui servira pour parler de sa propre jeunesse ? Les ressemblances sont claires, mais les différences aussi. G. Blin a remarqué que Stendhal n'avait en fait jamais écrit de roman « à la première personne » (29) ; en sens inverse il avait certainement une prédilection pour l'autobiographie « à la troisième personne », parlant de lui comme d'un autre, pour mieux dépeindre « les faiblesses de l'animal » (30) ; le système de la « troisième personne » permet un jeu de distanciation et de fuite, surtout dans le roman, où le narrateur ne coïncide plus avec l'auteur et ne l'engage en rien ; le passage au récit autobiographique « à la première personne » présente donc un grand risque, qui est peut-être pour quelque chose dans les hésitations de Stendhal. S'il recule devant les « je » et les « moi », ce n'est pas seulement par crainte de paraître « égotiste » (au sens péjoratif), mais parce que ce système de narration risque de rendre plus difficile à la fois les jeux de distanciation par rapport à soi et le système de protection par rapport au lecteur. Plus difficile, mais non impossible : on sait bien que la « première personne » n'a que l'apparence de la massivité, et qu'elle permet elle aussi des jeux de point de vue et de fuite très complexes (31). C'est ce système de narration « à la première personne » qu'il serait intéressant de comparer avec le système de narration des romans (de même qu'il serait intéressant de comparer chez Sartre, le récit à la troisième personne de L'Enfance d'un chef avec le récit à la première personne des Mots). Au demeurant, l'attitude du narrateur face à son héros n'est pas constante dans la Vie de Henry Brulard. Peut-être pourrait-on distinguer quatre phases : à Grenoble, le narrateur passe son temps à prendre fait et cause pour son héros, à épouser toutes ses querelles dans sa lutte contre les monstres, au point de risquer de manquer d'humour à force de passion. Dès que le héros arrive à Paris, la distanciation devient énorme, le narrateur adopte un système plus proche de celui du Rouge et le Noir ; le voyage de Paris à Milan apporte un nouveau changement, l'humour se fait tendre et admiratif, jusqu'à ce que l'arrivée à Milan pousse le narrateur à une sorte d'identification lyrique avec son héros. Mais cette analyse sommaire m'amène à renverser la question :

- on peut en effet se demander, en sens inverse, ce que le passage par l'autobiographie a entraîné comme changement dans l'univers romanesque de Stendhal. La situation de la Vie de Henry Brulard dans l'œuvre de Stendhal rappelle un peu celle de Si le grain ne meurt dans celle de Gide : œuvre de transition, de modulation, qui permet d'une part une recherche technique, d'autre part une sorte de déblocage libérant de nouvelles sources d'inspiration (32). Dans son livre sur Le Décor mythique de la Chartreuse de Parme, Gilbert Durand suggère à plusieurs reprises que c'est la rédaction de l'autobiographie qui a amené Stendhal à passer du régime « diurne » (épique) au régime « nocturne » (mystique).

Aux problèmes généraux de l'articulation de l'autobiographie et de la fiction s'ajoutent les problèmes que pose l'écriture autobiographique en elle-même. Je voudrais évoquer pour finir trois des comportements de Stendhal autobiographe qui me semblent le plus révélateurs de sa manière d'aller à la recherche de soi, et qui, du moins pour les deux derniers, constituent sa contribution la plus originale à l'art de t'autobiographie : ce sont les procédés qu'il emploie pour mettre en relief son système de valeurs, le jeu parallèle du dessin et de l’écriture, et enfin la méthode même de composition du texte présenté comme une sorte de journal de fouilles.

3 - Ombre et relief

Au début de la Vie de Henry Brulard, Stendhal prend la pose classique du « connais-toi toi-même », comme s'il voulait, en se regardant dans le miroir de sa vie, arriver enfin à savoir ce qu'il a été, ce qu'il est. La question est naturellement une fausse question : Stendhal sait qui il est, ce n'est pas la première fois qu'il se regarde dans un miroir, et en même temps il sait très bien qu'on ne peut pas se connaître. La réponse à la question ne sera donc pas dans le texte, sous la forme d'un bilan terminal. Elle sera le texte lui-même. Le désir de connaissance de soi est comme un stimulant qui permet de se réaliser : à défaut de se voir, se montrer. De même Leiris écrivant son autobiographie à la poursuite d'une mythique « règle du jeu » sait fort bien que cette chose qu'il désire est impossible à trouver sous la forme d'une « règle » : au bout du discours, il n'y a rien, sinon le discours lui-même réalisé à la faveur de cette quête. Certes, l’écriture du récit autobiographique est une constante découverte : mais, dans tous ses détours, ses modalités, c'est la même chose qui sera réaffirmée, consolidée. Loin de découvrir un nouvel ordre de valeur ou de se remettre en question, Stendhal, comme la plupart des autobiographes, cherche à consolider, justifier sa vision du monde et son projet. Tout au plus pourrait-il, à la faveur de ce bilan, déplacer légèrement son centre d'équilibre. Il s'agit, avant d'éprouver, de mettre en relief son ordre de valeur. Cette mise en relief ne peut être obtenue que par des éclairages contrastifs. Il serait intéressant d'étudier comment ce système d'éclairage est constitué, et quels sont les différents registres dans lesquels Stendhal le fait fonctionner.

Deux foyers orientent tout le récit, représentant les deux pôles de l'univers moral de Stendhal : le foyer du mal (le bourgeois, l'hypocrisie, etc.) et le foyer du bien (les grandes âmes. Madame Roland, etc.). Stendhal ne coïncide avec aucun de ces deux foyers : pour le mal, cela va de soi ; mais pour le bien aussi – sinon l'autobiographie deviendrait une autohagiographie insupportable au lecteur. Stendhal se situera donc entre les deux pôles, non certes à mi-chemin, plus près du « bien », mais tout de même à distance, laissant une marge à de l'imperfection, à des défauts, qu'on peut en réalité le soupçonner de chérir autant que ses qualités, parce qu'ils sont le signe de son identité. Pour situer sa position entre ces deux pôles, il va donc les évoquer sans cesse dans le texte, points de repère ou points de vue dessinant un paysage moral en relief où il peut se situer par triangulation. L'ombre du mal, le fantasme de la perfection serviront à un jeu de repérage et d'équilibrage. Courants froids et chauds alternés permettent de ne pas s'endormir dans la tiédeur, mais de jouir délicieusement de ce qu'on est.

Ce jeu d'équilibre se développe dans trois registres ; celui du discours direct du narrateur, d'abord, mais surtout dans les relations qu'il entretient avec deux sortes d'êtres imaginaires : les lecteurs et les doubles virtuels de son héros. Une étude précise du système du narrataire dans Henry Brulard montrerait cet aspect de projection imaginaire situant le moi entre des séries de regards qu'il suscite pour les récuser (bourgeois, âmes peu sensibles, etc.) ou pour les désarmer (grandes âmes, postérité) : une grande part de narcissisme et de coquetterie entre dans le jeu. Ce n'est pas seulement autoprotection et peur du ridicule : c'est manière d'affirmer son identité et d'en jouir. La chose est encore plus visible dans le troisième registre, celui du double. Les « lecteurs » que s'imagine Stendhal pouvaient avoir, à ses yeux, une ombre de réalité, même s'ils appartenaient à un avenir fort hypothétique. Les doubles de son héros sont, eux, purement imaginaires. La rêverie sur les possibles (« ce qui serait arrivé si... », « qui je serais devenu si... ») est un des jeux classiques des autobiographes. Simone de Beauvoir, au début de Tout compte fait (1972), a écrit un grand exercice de virtuosité sur ce modèle. Une des règles de ce jeu, et qui en éclaire la fonction, c'est que le narrateur continue à juger ces possibles, qui n'ont pas été, en fonction de ce qu'il est devenu, et non de ce qu'il serait devenu, si cela avait été. Porte-à-faux inévitable : le héros aurait pu devenir autre ; mais le système de valeur actuel du narrateur reste un absolu. Peut-être qu'en 1836 quelque jésuite soupirait d'aise et remerciait Dieu de n'être pas devenu athée et égotiste comme ce coquin d'Henri Beyie, Dans le jeu des possibles, on se situe voluptueusement par deux types d'hypothèses : le soulagement des dangers évités (système du « ouf »), le regret des occasions perdues (système des « hélas ») : le texte serpente entre ces deux attitudes. Un inventaire rapide montre que pour une occasion perdue il y a au moins cinq dangers évités (33). On voit où la balance penche : on est plutôt satisfait d'être soi-même. À faire semblant de croire qu'on aurait pu devenir un coquin, plat jésuite, etc., on se sent délicieusement justifié ; à regretter les quelques occasions qui auraient pu vous faire approcher de la perfection, on affirme le rapport qu'on a avec cet idéal, et on goûte, dans la marge qui vous en sépare, la marque de son individualité, de sa liberté, et la place d'un avenir. Ce jeu d'équilibre a aussi l'avantage de permettre au moi de se situer et de s'affirmer par des jeux de contrastes et d'hypothèses, qui remplissent une fonction pédagogique et diplomatique auprès du lecteur, en évitant l'aspect dogmatique et égotiste d'une affirmation directe de soi.

4 - Écrire et dessiner

La Vie de Henry Brulard est une sorte de texte bilingue où le croquis accompagne en permanence l’écriture. Ce qui frappe d'abord, c'est le rythme de l'alternance. Dans son journal ou dans ses lettres, il arrivait à Stendhal de recourir au croquis topographique, à la vue, ou au schéma. Mais c'était toujours de manière ponctuelle et passagère. De même les Souvenirs d'égotisme ne contiennent que trois schémas. Ici au contraire un va-et-vient permanent et régulier s'établit entre l'écriture et les quelque 170 dessins, qui sont presque toujours des plans topographiques commentés, mais aussi quelques vues, des croquis d'objets ou des schémas abstraits. Le narrateur rebondit de l’écriture au dessin et du dessin à l'écriture : le récit renvoie souvent par des systèmes de lettres aux repères du dessin ; le dessin, commenté, se laisse envahir par l'écriture. Tout se passe comme si le geste de dessiner avait une double fonction magique : fixer du souvenir le maximum au moment où il resurgit, en rattrapant dans son espace, dans un langage qui soit le plus fidèle possible au « point de vue » (le dessin permet d'éviter de faire de la « littérature », c'est un raccourci qui dispense de la description ; son langage sec et précis permet de maintenir l'émotion du souvenir) ; établir avec un éventuel lecteur une autre forme de communication. À la fois croquer le passé sur le vif, et prendre la pose de qui transmet par les moyens les plus directs son expérience (je vais vous faire un croquis). Ceci, du point de vue de Stendhal au moment où il écrit : car le point de vue du lecteur est différent. Il faut reconnaître que Stendhal dessine à la diable et surtout que le schéma topographique lui sert à fixer un ensemble d'informations implicites liées par contiguïté à cet espace, mais que le croquis est incapable de transmettre à un tiers. Quand Henri est « au point H », la seule information qui m'est donnée, c'est que le narrateur se souvient très précisément de quelque chose ; cela ne me fait pas souvenir à sa place. Le lecteur est sensible au geste du croquis, plus qu'au croquis lui-même ; il est sensible dans le texte imprimé, à cette espèce de signature autographe permanente qui résiste à l'impression et ne peut être reproduite que telle quelle : l'illusion de la transmission directe est accentuée par cet effet de contraste que sans doute Stendhal n'avait pas prévu, et que les premiers éditeurs du texte avaient essayé d'éviter. Le dessin contribue à créer un « effet de communication » (comme R. Barthes parle d'« effet de réel ») d'autant plus paradoxal que son caractère sommaire et sa référence à usage personnel seraient susceptibles de marquer aux yeux du lecteur une difficulté de communication que le langage articulé masque plus facilement.

5 - Un journal de fouille

L'emploi du croquis est un signe parmi d'autres de la principale innovation que Stendhal a apportée dans la technique de l'autobiographie. En écrivant ses Confessions, Rousseau avait réalisé presque toutes les virtualités du genre, sauf une : le temps de l’écriture et le journal de l'œuvre ne tiennent qu'une très faible place dans la construction du livre. Chateaubriand et Stendhal ont, chacun à leur manière, tenté de mettre en scène le temps de l'écriture, et d'en faire la ligne directrice de l'autobiographie. Naturellement, les solutions qu'ils ont apportées à ce problème sont diamétralement opposées. Pour Chateaubriand, il s'agissait d'intégrer le temps mis à écrire l'œuvre (ce fut finalement une trentaine d'années) dans l'œuvre elle-même, dans une construction d'autant plus vertigineuse que la rédaction ne suivait pas l'ordre de l'histoire racontée, et que les moments de la narration devenaient eux-mêmes, le temps passant, des moments de l'histoire. Il ne s'agissait pas seulement des méandres d'une histoire individuelle et de la fuite du temps : le temps qui sert de matière à l'architecture baroque des Mémoires d'outre-tombe, c'est le temps de l'histoire, des révolutions, ses détours et ses retours, temps qui était tout à fait absent des Confessions de Rousseau. Stendhal, lui, n'a mis que quatre mois pour écrire la Vie de Henry Brulard, et il a horreur de tout ce qui est « plan ». On ne saurait s'attendre à des jeux du même ordre, portant sur la durée contemporaine de l'écriture. La solution de Stendhal est très originale : c'est de montrer l'autobiographie en train de se faire, de la présenter non comme un produit fini ou un monument achevé, mais comme un acte. Il est bien évident que la Vie de Henry Brulard n'est pas un brouillon ; Stendhal y aurait peut-être apporté quelques retouches, mais n'aurait rien changé à la marche générale. Le désordre apparent, les répétitions, le va-et-vient incessant du croquis à l'écriture, de l'histoire au commentaire, la progression en ligne brisée, tout cela fait partie d'un style, d'un projet délibérément choisi, au nom de ce qu'on pourrait appeler l'authenticité. Tout se passe comme si, fidèle à son esthétique du « point de vue », Stendhal avait été amené dans l'autobiographie non seulement à ne dire de son héros que ce que celui-ci avait perçu et pensé, mais aussi à ne dire que ce dont lui-même se souvenait, en montrant la manière dont il se souvenait. On ne peut plus employer, en parlant d'une autobiographie, l'expression d'« intrusion d'auteur » : c'est plutôt un système de double restriction de champ ; et comme la mémoire ne se réveille que par le travail de l'écriture, Stendhal a été amené à réaliser une sorte de phénoménologie de l'écriture autobiographique. Quand il envisage ce qu'il reste de son passé dans sa mémoire, il emploie un certain nombre de fois la métaphore de la fresque abîmée par le temps (34), dont certains endroits sont restés très nets, au milieu de vastes espaces effacés. Il ne veut pas se comporter comme les archéologues qui effectuent abusivement des « reconstitutions » pour remplir les endroits effacés : c'était la méthode de Rousseau. Mais son but n'est pas non plus de donner au lecteur une simple reproduction des morceaux restants et disjoints. Le récit autobiographique tel qu'il le pratique serait plutôt l'équivalent du journal de fouilles que tiennent les archéologues : l'ordre fondamental est celui de l'enquête, la méthode consiste à rapporter scrupuleusement l'endroit, l'heure de chaque trouvaille, l'état de l'objet. Au lieu de visiter un musée, nous sommes associés au travail du chantier de fouille, c'est-à-dire au travail de recherche. Un objet n'a pas du tout le même sens ni la même valeur quand il affleure, et qu'on le dégage pour le produire au jour – et quand il sera plus tard nettoyé, mis sous cloche dans une vitrine de musée. Les archéologues ont une méthode de recherche : ils divisent le terrain en carrés qu'ils explorent un à un ; Stendhal aussi a une méthode, il écrit systématiquement à tant de pages par jour (35), sans idées préconçues, certain que la pratique, le geste même de l'écriture finira par faire sortir quelque chose dont il n'avait pas l'idée au début, pas plus que devant un mètre carré d'argile on ne peut savoir exactement ce qu'on va trouver. Mais si l'on a bien choisi son site, on trouvera quelque chose. Stendhal trouve. Dans d'autres autobiographies, on voit une mémoire qui écrit ; ici c'est une écriture qui, à force d'écrire, se souvient. Le site, de plus, a été bien choisi. Comme Rousseau, Stendhal semble avoir eu l'intuition de l'existence du champ analytique tel que Freud l'explorera cinquante ans plus tard. Cela pourrait nous inciter à une attitude critique simpliste, en jouant à notre tour les détectives amateurs pour reconstituer le drame de l'Œdipe : exercice qui n'est ni inutile, ni impertinent, mais qui risque d'être stérile s'il n'aboutit qu'à une « étude de cas » au niveau des informations données par l'histoire – un Œdipe sous globe. Suivant la leçon même de Stendhal, le lecteur en veine de recherches analytiques devrait plutôt, ici comme ailleurs, situer sa recherche au niveau de l’énonciation, c'est-à-dire au niveau du texte, et non à celui de l'histoire. Tout ce que nous savons de notre histoire, c'est ce qui s'en répète dans la parole. Suivre cette parole, sa destination, ses détours, ses failles, telle est peut-être la tâche à entreprendre, si nous voulons continuer le travail de fouilles entrepris par Stendhal. Il ne nous reste, à nous, qu'à lire le geste de l'archéologue.


NOTES

1. Cf. Jacques Voisine, « Naissance et évolution du terme littéraire “autobiographie” », in La Littérature comparée en Europe orientale, Budapest, Akademiai Kiado, 1963, p. 278-286.

2. Albert Thibaudet, « Réflexions sur le roman », Nouvelle Revue Française, 1er août 1912.

3. Cf. « Le pacte autobiographique », Poétique, 1973, n° 14, et « Gide et l’autobiographie », Revue des Lettres modernes, série André Gide n° 4, 1973 [Ces deux textes ont été repris dans Le Pacte autobiographique, Seuil, 1975]

4. Œuvres intimes, Bibliothèque de la Pléiade, 1955, p. 1490. Henri Martineau a d’ailleurs suivi cette indication en regroupant sous le titre « Essais d’autobiographie » (p. 1485-1500) à la fois les « notices biographiques » écrites à la 3e personne et les amorces de Mémoires.

5. Ibid., p. 9.

6. Correspondance, Bibliothèque de la Pléiade, tome III, 1968, p. 19, lettre du 18 mars 1835 à R. Colomb et D. Fiore.

7. Cf. la liste de ses lectures dressée par V. Del Litto dans sa préface au Journal littéraire (Œuvres complètes, Cercle du Bibiophile, 1970, tome 33, p. XI).

8. Sur Stendhal lecteur de Rousseau, voir Jean Roussel, Jean-Jacques Rousseau en France après la Révolution, A. Colin, 1973, p. 395-425.

9. Œuvres intimes, p. 8 et p. 1393.

10. Ibid., p. 9.

11. Œuvres intimes, p. 6. Des écrits proprement autobiographiques de Chateaubriand, Stendhal a pu lire la plupart de ses récits de voyage (Itinéraire de Paris à Jérusalem, 1811 ; Voyage en Italie et Voyage en Amérique, 1827), et la Préface testamentaire des Mémoires d’outre-tombe (1834). L’hostilité de Stendhal au style de Chateaubriand et son irritation devant son « égotisme » indiquent peut-être autant d’affinités que de différences entre les deux hommes : ou du moins une telle hostilité ne saurait se développer qu’à partir de problèmes ou d’attitudes communes. Stendhal emploie le même mot (égotisme) dans un sens positif en parlant de lui-même, et négatif pour Chateaubriand : c’est peut-être l’endroit et l’envers de la même chose. Il est aussi frappant de voir à quel point le chapitre I de la Vie de Henry Brulard est construit à partir d’une mise en scène théâtrale et symbolique et de poses à la Chateaubriand, même si c’est dans un style rompu et avec des retraits humoristiques.

12. En 1828, il critique les Mémoires de Tilly, qui viennent de paraître (Correspondance, tome II, p. 149, 14 août 1828, à Sutton Sharpe) ; en 1835, il s’intéresse à la prochaine publication des Mémoires de Lacenaire (Œuvres intimes, p. 154) ; il note aussi dans la Vie de Henry Brulard : « On sera donc inondé de Mémoires vers 1880, et, avec mes je et mes moi, je ne serai que comme tout le monde » (Œuvres intimes, p. 160).

13. Œuvres intimes, p. 1393.

14. Les titres ironiques du manuscrit (Œuvres intimes, p. 396-397) ne doivent pas être pris au sérieux, pas plus que la qualification de « roman » utilisée dans ce canular destiné à MM de la Police (voir « Le pacte autobiographique », Poétique, 1973, n° 14, p. 151, note 13). Vis-à-vis de ses correspondants, il use d’alibis à la fonction analogue, prétendant qu’il est en train d’écrire La Campagne de Russie et La Cour de Napoléon (cf. Correspondance, tome III, p. 140 et p. 195), pour déjouer les indiscrétions, et protéger son travail.

15. L’autobiographie vient toujours après une expérience qu’elle a pour fonction de transmettre : mais elle ne vient pas toujours après une expérience de l’écriture. L’autobiographie de l’écrivain est donc un cas particulier, le plus intéressant, mais non le plus répandu. Dans l’énorme production commerciale actuelle de « vécu », de « témoignages directs », non seulement l’écriture de l’autobiographie est une écriture première, plate et inexpérimentée, mais souvent ce n’est même pas une écriture du tout : la parole est enregistrée au magnétophone et transcrite (et réécrite) par l’intermédiaire qui a pris l’initiative de la provoquer.

16. Paul Valéry, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, 1960, tome II, p. 569.

17. Victor Brombert, Stendhal, Fiction and the Themes of Freedom, New York, Random House, 1968, p. 3.

18. Cela a été le cas de Francis Jeanson dans ses différentes tentatives de biographie de Sartre.

19. Cf. par exemple Œuvres intimes, p. 928 (9 mai 1810).

20. Ibid., p. 1081-1083.

21. Ibid., p. 1487.

22. Ibid., p. 1490.

23. Cf. Correspondance, tome II, p. 8, lettre du 4 septembre 1822 à Jules Van Praet.

24. Correspondance, tome II, p. 345 (14 septembre 1831) et p. 386 (14 janvier 1832).

25. Ibid., p. 386.

26. Ibid., p. 446 (12 juin 1832, à Domenico Fiore).

27. Œuvres intimes, p.1492-1495.

28. Romans et nouvelles, Bibliothèque de la Pléiade, 1952, tome II, p. 1043 (14 mai 1835).

29. Stendhal et les problèmes du roman, J. Corti, 1954, p. 145. Voir sur le sens de l’expression « à la première personne », G. Genette, Figures III, Seuil, 1972, p. 251-2.

30. Correspondance, tome III, p. 446 ; cf. les notices biographiques écrites à la troisième personne (Œuvres intimes, p.1487-1490, 1490-1492, 1496-1500), et le goût des pseudonymes (cf. Jean Starobinski, « Stendhal pseudonyme », dans L’Œil vivant, Gallimard, 1960).

31. Cf. T. Todorov, Qu’est-ce que le structuralisme, 2 Poétique, Seuil, coll. Points, 1973, p. 65-66.

32. Cf. Ph. Lejeune, « Gide et l’autobiographie », Revue des Lettres Modernes, André Gide 4, 1973, p. 48-49. [Texte repris dans Le Pacte autobiographique, Seuil, 1975]

33. Pour les dangers évités, voir par exemple p. 124, 137, 168, 169, 179, 223, 300, 350, 365, 384 ; pour les occasions manquées, p. 175, 250 (« à chaque instant je vois le mieux que je n’ai pas fait »), p. 299. L’équilibre n’est pas égal, les dangers évités sont tous très graves, les occasions manquées sont des points de détail, des retards qui n’ont rien compromis. Parfois d’ailleurs les occasions manquées se révèlent à l’épreuve être des dangers évités (cf. p. 347, le retournement du narrateur par rapport à M. Rebuffel ; et le narrateur qui regrette p. 166 d’avoir perdu son temps à attendre le génie, révise p. 261 son jugement). Finalement, on est content d’être soi…

34. Œuvres intimes, p. 102, p. 113-114, p. 302-303.

35. Cf. la méthode qu’il conseille à Domenico Fiore (Correspondance, tome III, p. 345, 14 septembre 1831), et celle qu’il pratique lui-même de novembre 1835 à mars 1836. À de nombreuses reprises il note dans la Vie de Henry Brulard que c’est l’écriture qui lui a fait retrouver et comprendre son passé (Œuvres intimes, p. 118, 292, 349, par exemple).