Pierre-Philippe Candy, diariste sexuel

 Revue d'histoire moderne et contemporaine, 55-1, janvier-mars 2008, p.164-178

 

Le journal tenu de 1779 à 1796 par Pierre-Philippe Candy (1759-1829), notaire à Crémieu (Isère), a été récemment découvert et édité par René Favier. Celui-ci a présenté sa trouvaille en 2002 au colloque Au plus près du secret des cœurs ?, puis en a donné une transcription complète et une étude approfondie dans un livre paru en 2006 aux Presses universitaires de Grenoble, Pierre-Philippe Candy, Orgueil et narcissisme, journal d’un notaire dauphinois au XVIIIe siècle. Désireux que ce texte apparaisse dans les livres que nous consacrions au journal personnel, nous sommes allés, Catherine Bogaert et moi, à Grenoble voir le manuscrit aux Archives départementales, en 2003 et en 2005. J’ai pu depuis, grâce à la transcription de René Favier et à ses recherches, et à une nouvelle visite à Grenoble en 2007, en prendre une meilleure connaissance. Pourquoi revenir sur ce texte déjà savamment édité et étudié ? Dans deux intentions : mettre en lumière l’une de ses plus étranges particularités, sa comptabilité sexuelle, pour l’intégrer dans une histoire plus générale des métamorphoses de la forme « journal » à la fin du XVIIIe siècle, et proposer de nouvelles hypothèses sur son extravagant « paratexte » (titres, inscriptions sur les couvertures, présentations intérieures).

Originaire de Crémieu, fils cadet de notaire, Pierre-Philippe était voué à la carrière ecclésiastique jusqu’au moment où, en 1779 (il avait vingt ans), la mort de son frère aîné lui imposa de reprendre le flambeau. Il quitta le séminaire, commença son apprentissage de notaire à Grenoble et, le même jour, entama un « livre de compte » : il le tiendra dix-sept ans, avec de longues interruptions au moment de la Révolution. Il se mariera en janvier 1786, s’établira notaire à Crémieu en 1787. De ce premier mariage il aura quatre enfants. Veuf en 1792, il se remariera et aura huit autres enfants. Notaire, mais aussi grand propriétaire foncier, il saura traverser les orages de la Révolution et rester, jusqu’à sa mort en 1829, un des notables de la petite ville. Voilà pour sa biographie.

Son journal (il n’emploie jamais ce mot) se compose de trois volumes reliés, l’un de format moyen (19 x 27 cm, 145 f°), tenu de 1779 à 1785, les deux autres plus monumentaux (respectivement 24 x 36 cm, 196 f°, et 25 x 36 cm, 118 f°), tenus de 1785 à 1789, et de 1789 à 1796. On est frappé du contraste physique entre le premier volume, assez maniable, et les deux autres, encombrants et professionnels. Ce contraste se retrouve au niveau des inscriptions portées sur les pages de couverture ou en tête du texte : le « paratexte » est bavard et original pour le premier – je l’analyserai plus loin –, sobre et classique pour les deux autres : Second volume de mes affaires particulières, et Continuation de mes affaires particulières à commencer du 30 juillet 1789. Même contraste au niveau du contenu. En gros, le premier volume est effervescent et mobile, les deux autres massifs et rangés. Candy n’est pas allé du classique à l’innovation, mais l’inverse : il a mis sa jeunesse sous le boisseau.

En effet, quand on ouvre le premier volume, on est devant une composition ahurissante. Du f° 1 au f° 119 (donc sur 238 pages), on trouve un livre de compte et d’affaires qui court du 10 octobre 1779 au 20 mars 1785 ; du f° 120 au f° 145, couvrant exactement la même période, une comptabilité de ses masturbations, puis un journal de ses aventures sexuelles, interrompu par deux folios de comptes de blanchissage (f° 140 et 141).

Je reviendrai plus tard sur les inscriptions portées sur les couvertures.

Le journal de compte s’ouvre par une dédicace en latin : « In manus tuas domine commendo memoriam meam » (« Entre tes mains, Seigneur, je remets ma mémoire »), formule de consécration analogue à celles de beaucoup de livres de compte ou de raison, mais qui reprend de manière quelque peu irrévérencieuse les dernières paroles du Christ (Luc, XXIII, 46). Toutes les pages de ce premier volume ont été préparées par une double pliure, en deux, puis encore en deux, procédé classique pour matérialiser quatre colonnes sans tracer de ligne. Dans le journal de comptes, les deux colonnes centrales portent le texte du journal, celle de gauche sert à chiffrer les recettes, celle de droite les dépenses. En bas de chaque page, dans chaque colonne, figure le total, reporté en haut de la colonne correspondante de la page suivante. Outre les comptes et les occupations qui leur sont liées, on trouve de minutieux inventaires de sa malle et de ses affaires, dressés chaque fois qu’il migre entre Crémieu (domicile familial) et Grenoble (stages chez des notaires). Parmi ses affaires, la liste de ses livres, qui nous révèle un homme des Lumières doublé d’un amateur de littérature érotique : Les Filles de joie, L’Académie des dames, Thérèse philosophe, dom Bougre portier des Chartreux, Le Cabinet de Vénus, La Bible de Voltaire…

Le journal sexuel, lui, s’ouvre, au f° 120, par une préface solennelle en français, précédée d’une déclaration lapidaire en latin, qui lui sert de titre, et fait contraste avec la dédicace du journal de compte : « Delicia mea nota sint omnibus » (« Que mes plaisirs soient connus de tous » – latin tardif, latin d’église sans doute, puisqu’on dirait, en latin classique, « deliciæ »). En voici le texte (j’ai corrigé et modernisé l’orthographe).

Delicia mea nota sint omnibus.

Je ne rappellerai pas ici les premières démarches que j’ai faites auprès des personnes du sexe, ni les discours amoureux que j’ai pu leur tenir dans le temps que j’étais abbé, comme ce ne sont que des puérilités, ou des actions tout à fait contraires à la décence de l’habit clérical dont j’étais revêtu, et que je viens de quitter par de bonnes et justes raisons. J’espère qu’on ne me fera pas un crime de ce que je passerai sous silence toutes les circonstances qui pourraient faire connaître que je me suis quelquefois écarté des règles prescrites à ceux qui vivent sous le harnais ecclésiastique. Je ne commencerai donc le détail de ma conduite qu’à compter du jour du décès de Joseph-Marie mon frère, arrivé le dix octobre mil sept cent soixante-dix neuf. Ce détail sera écrit non pas dans l’intention de faire parade de mes vertus ou faiblesses, ni de faire connaître aucunement le sexe pour lequel j’ai soupiré, et duquel j’ai pu recevoir quelques faveurs ; mais seulement pour me procurer une espèce de consolation dans un temps de disgrâce, ou de tristesse.

Propriis extinctum vivere criminibus.

Je commenterai plus loin ce préambule et ses contradictions internes, pour décrire d’abord l’allure de ce second journal et son contenu. Candy y abandonne le dispositif « livre de compte » : la colonne de gauche sert seulement de marge, et il écrit sur la largeur des trois autres colonnes. Le texte est d’abord une liste datée de masturbations (indications laconiques, l’acte, monotone, prêtant peu à commentaires), puis s’étoffe en un journal plus détaillé dès lors que des partenaires entrent en scène. Ce journal « double » alors souvent le livre de compte, les mêmes événements ou rencontres étant évoqués de manière différente, mais complémentaire. La répartition entre les deux textes recouvre presque toujours l’opposition non-sexuel/sexuel, mais pas toujours ! Le journal de compte dérive parfois, par inadvertance, vers le sexuel, le journal sexuel peut englober certains détails de la vie pratique. Les actes et les organes sexuels font dans ce second journal l’objet d’une expression codée dont le système est décrit par René Favier, après qu’il a évoqué les manières de dissimuler certains noms de personnes, de la manière suivante :

Par ailleurs, les différents actes sexuels sont eux aussi transcrits par des lettres, des sigles ou des expressions particulières, aisément compréhensibles, à de rares exceptions près, dans leur contexte : « J’ai O » pour « J’ai embrassé » ; « Oy » pour enceinte, « glermens » pour les menstruations, le « consolateur » pour le sexe masculin ; la jouissance est signalée par un signe impossible à transcrire et que, faute de mieux, nous signalerons par « *** » ; suivi de « meis », il indique une masturbation ; suivi de « aux » (pour cum auxilio), il indique une aide extérieure ; enfin, « j’ai in gaud » indique une pénétration sexuelle. (René Favier, op. cit., p. 26)

            Ce langage est un bricolage où se mélangent plusieurs procédés : la profanation (sans doute usuelle dans les séminaires) de termes religieux (« Le Consolateur », normalement, c’est Jésus ; « Gaudeamus omnes in Domino », « Réjouissons-nous tous dans le Seigneur », est le début d’un chant religieux), l’abréviation de mots latins sans mystère, empruntés au vocabulaire des confesseurs (« aux » pour « cum auxilio », ou « meis » pour « par mes… propres moyens » ; « o » pour « osculatus sum », « j’ai embrassé »), des formes de « verlan » (« glermens » pour règle et menstruations, « gerpota » ou « gerpot » pour « potager », meuble de cuisine qui soutient souvent les ébats de Candy, etc.), des termes techniques abrégés ou in extenso (« à la lev. », pour à la levrette, parfois écrit « à la lelèvre »), et enfin des signes moins clairs pour nous, comme « Oy », ou un signe compliqué désignant l’orgasme, une sorte d’élégant quadrilatère à boucles par ailleurs souvent associé à sa signature [voir ill. n° 2 et 4].

            S’agit-il d’un système d’abréviation, pour aller vite en évitant les répétitions (car les pratiques impliquant une partenaire, plus variées que les masturbations, tournent néanmoins dans un cercle limité d’actes et d’organes) ? Y a-t-il une volupté du codage lui-même, l’invention ou l’emprunt de symboles, d’initiales ou de locutions figurées construisant (ne serait-ce qu’avec soi-même) une situation d’allusion, de complicité, de franc-maçonnerie érotique qui redouble le plaisir ? Ou bien le codage aurait-il, à certains moments, une réelle fonction de discrétion, en particulier concernant le nom des personnes ? C’est le cas sans doute pour sa principale partenaire, Elisabeth Trichon, dite « Thérèse », qui est en général désignée par « Vx », mais dans des contextes si précis (lieux, identités des autres participants) que les personnes intéressées n’auraient pu s’y tromper – d’autant que leurs ébats semblent toujours se dérouler quasi en public. Mais quand on écrit certains noms de personnes en « verlan », s’agit-il de dissimuler ? Le procédé attire l’attention, pousse au déchiffrement. Et si l’on peut user par naïveté de ce moyen pour parler de personnes avec qui l’on est en conflit, ou que l’on ne veut pas compromettre, c’est par pur plaisir, non par discrétion, qu’on écrira « toriscli » pour « clitoris ». Ces jeux de langage sont faits pour prolonger la volupté, la fixer, la rendre renouvelable par la lecture. Ils impliquent le fantôme d’un témoin extérieur, que le préambule convoque et nargue à la fois, j’y reviendrai. Avant de continuer l’analyse du manuscrit, il est temps d’en donner au lecteur impatient un spécimen. Voici une transcription des journées du 14 au 17 juin 1784, dans le premier, puis dans le second journal. J’ai modernisé l’orthographe et clarifié la ponctuation.

            Voici d’abord la version « livre de compte » (f°68 r° et v°) :

Le lundi 14 juin, jour de la foire, vu Nugue, dîné chez Regnaud, tenu compagnie tout l’après-dîner à Vx dans son salon. Je lui ai donné deux paires de gants, lilas et cendré.

Le dit jour, avec la Gazette et Vx, j’ai été voler des fraises dans le jardin de Jeoffray, passé par celui de chez Trichon.

Fait la causette le dit jour jusqu’à une heure après minuit avec Vx qui était à ses fenêtres.

Le mardi 15 juin, j’ai été à Leyrieu. J’en ai été de retour sur les huit heures du soir, vu ma sœur et compagnie. Embrassé Vx, fait la causette jusqu’à minuit à ses fenêtres.

Le mercredi 16, j’ai invité à déjeuner chez nous Larrivé, l’abbé Thévenin le cadet et l’abbé Givord, vicaire de Saint-Chef, et Allier. Acheté des cerises                               0.8.0

Le tantôt j’ai été voir Vx, où Trope, notre granger, m’est venu chercher pour aller acheter des bœufs à Vénérieu. Parti sur les deux heures, acheté deux bœufs chez Prost du Logis, qui ont coûté 225 L. Trope a payé sa moitié et ma mère m’avait donné de quoi payer la sienne. Nous avons été de retour sur les dix heures du soir. Payé à boire.                                                                                                                                 0.9.0

Vu à mon retour Mesdes Thibaud et Regnaud qui m’ont demandé si je ne craignais rien le paquet de Vx, étant assurées de sa grossesse.

Le jeudi 17 juin, déjeuné et dîné chez Regnaud avec le père Plantier, demeuré jusqu’à 5 heures. J’ai été de là à Leyrieu faire mes adieux à ma mère. De retour à 7 heures.

Souper chez Allier, passé la veillée chez Trichon, embrassé la Fanchon Pasquet que j’ai accompagnée chez elle, manié ses tétons, revenu voir Vx que j’ai embrassée et manié ses tétons.

            Sans transition, la version du second journal (f° 134 v° et 135 r° et v°) :

Le lundi 14 juin, jour de foire, tenu compagnie à Vx dans son salon, je lui ai dit que Ponsard m’avait fait observer qu’il lui croyait un ventre, et que je l’en avais dissuadé. Embrassé et o ses tétons.

Le dit jour la veillée, au retour de voler des fraises, ō le in gaud dans leur allée. Manié le dit jour vers la fontaine les tétons de la petite Randino de la Grande Rue, crié pour éviter le maniement d’autre chose.

Le dit jour, manié les tétons de la Billie et embrassé la Toinon et la Trichon V.

Le dit jour, fait la causette sur les minuit avec Vx, qui était à ses fenêtres. De là retourné sous les halles où l’on dansait, manié les tétons de la Glatet Fanchon et de la belle-sœur Magdelon, de là manié le in gaud à plusieurs filles sans distinction.

Le mardi 15 juin, sur les huit heures du matin, venu chez Vx où en l’absence de sa mère et sœur je suis monté à sa chambre, où je l’ai décorselée, sorti ses globes, pressurés, fait sortir l’humeur, ce qui l’a chagrinée, fait voir le consolateur, examiné les pièces, et je l’ai in gaud *** Vx à la lev sur le gerpot, raccommodé sa gorgerette et examiné le temple après le sacrifice, vu tout fumant du sang de la victime, fait mes adieux et sorti par der pour aller à Leyrieu. De retour sur le soir, embrassé la Vx et ensuite fait la causette se déshabillant à sa fenêtre.

Le mercredi 16 la veillée, j’ai été tenir compagnie à Mme Thibaud et Regnaud qui m’ont demandé si je ne craignais point le paquet de Vx, m’assurant être oy et m’en racontant différentes circonstances, entre autres le verbiage des lavandières qui avaient lavé ses chemises et qui l’avaient dit à sa servante, et qui l’avait répété chez le voisin en pleurant.

Le jeudi 17, la Mollin m’a demandé si je ne m’étais pas encore aperçu que Vx était oy, m’ayant assuré que le frère le savait, que c’était les petites filles de la Rochette qui le lui avaient appris.

            Sachez que Vx était vraiment enceinte : elle accouchera le 11 septembre d’une petite fille, qu’elle attribuera à Candy, en le poursuivant en justice pour réparation financière. L’enfant, déposée à l’hôpital, mourra dans les quinze jours, mais les tractations autour de la réparation traîneront, elles, jusqu’en mai 1785. C’est seulement quand il se sera sorti (victorieusement) de ce guêpier que Candy pourra envisager de s’établir.

            Sachez surtout que les deux textes que vous venez de lire ont été composés en parallèle : Candy écrit chaque jour dans deux sections différentes du même livre, ce qui explique qu’il s’embrouille un peu, parlant parfois, dans la première, de choses sexuelles qui ne devraient venir que dans la seconde.

            Dans son édition, René Favier a pris le parti de fondre ces deux textes en un seul, en insérant en italiques, à leur date, les éléments du second dans le premier. Ce dispositif est fort commode, sans aucun doute : on n’est plus astreint à une lecture écartelée – mais on peut penser que c’est là fabriquer un texte qui n’a jamais existé. Il est difficile de retrouver, dans cette dilution du second journal dans le premier, les effets qu’il produisait seul. Candy avait choisi d’isoler dans une litanie consolatrice ses souvenirs érotiques, de les sortir de la grisaille de ses activités quotidiennes, de les mettre en résonance lyrique les uns avec les autres : les voilà refondus dans la masse. Peut-être une édition électronique aurait-elle permis de conserver au texte son originalité tout en facilitant par des liens les rapprochements chronologiques ?

            Mais les citations que j’ai faites plus haut ne sont pas non plus à l’abri de la critique. Les quatre jours choisis ne donnent pas une image juste du texte. Le premier journal comporte ici déjà des éléments érotiques, mais surtout le second est plus étendu que le premier, ce qui n’est pas le cas en général, puisque le premier journal occupe 238 pages et le second, pour la même période, seulement 48. J’ai choisi un moment d’éruption printanière. Mais surtout, j’ai choisi un texte postérieur à la date clef du 7 février 1784.

            Ce jour-là, en effet, Candy note : « Le 7 février, acheté en rue Brocherie chez Romans le présent livre de raison » (il lui en a coûté 2 livres). Ce volume à reliure de parchemin, muni de deux rubans de fermeture, où nous lisons un journal inauguré le 10 octobre 1779, n’a donc été acheté que quatre ans plus tard ! Tout ce que nous y lisons jusqu’à la date du 7 février 1784, sans doute même un peu après, est recopié. Le journal original devait être tenu sur des cahiers, non reliés, ou des feuilles volantes, qui n’ont pas été conservés. On peut supposer la copie fidèle. On peut supposer aussi, étant donné le probable support, que le livre de compte et le journal érotique formaient jusque-là deux ensembles séparés. Sans que nous sachions pourquoi, lors de cette nouvelle réinstallation à Grenoble, Candy a décidé de procéder à une amélioration de son livre de raison, en le transférant sur un support de qualité, un volume relié en parchemin, qui avait vocation à être le premier d’une série. Peut-être n’était-ce pas sans rapport avec la bibliothèque qu’il se faisait alors construire à Crémieu (le 17 janvier 1784, on y pose les serrures et ferrures). Acte sérieux, acte d’héritier et de fondateur de dynastie, acte de maturité. Mais le démon de la jeunesse s’en est mêlé. L’idée lui est venue d’intégrer dans ce « livre de compte » ou « livre de raison », destiné à devenir un « livre de famille », le mémorial de ses masturbations et fornications, qu’il avait tenu parallèlement depuis sa sortie du séminaire ! Il aurait pu les laisser de côté. Peut-être d’autres livres de raison ont-ils eu ainsi des contreparties intimes, restées dans l’ombre. Candy choisit la lumière. Il réunit les deux séries sur un même support, en les juxtaposant sans les fondre. C’est donc de 1784, et non de 1779, que date le dispositif adopté et l’essentiel du paratexte.

            Ce registre vierge, dans lequel il va recopier ses journaux passés, avant d’en poursuivre la rédaction, Candy le divise alors en trois zones, fixant les proportions futures d’après celles des journaux déjà écrits, et faisant le pari qu’ils continueront à se développer au même rythme. Au livre de compte sont assignés les folios 1 à 119 (soit 238 p.), au journal érotique les folios 120 à 139 (soit 40 p.), aux comptes de blanchissage les folios 140 à 143 (soit 8 p.). Le calcul se révélera à peu près juste, à ceci près que le journal érotique, plus bavard que prévu, enjambera la blanchisserie, plus laconique, pour remplir ses quatre dernières pages inutilisées. Mais Candy avait-il prévu que, si les proportions restaient en gros les mêmes, le rythme changerait ? À partir du moment où il est tenu sur ce beau registre, le journal se met à enfler. Jusqu’en février 1784, c’était un compte rendu sec, en style télégraphique, aussi bien côté « affaires » que « plaisirs ». Après, on entre dans plus de détails, on fait des phrases, on raconte des scènes. Dans le livre de compte, les informations ne sont plus liées automatiquement à des recettes ou dépenses. On découvre un nouveau plaisir, celui d’écrire. Ce plaisir est patent ci-dessus dans l’entrée du 15 juin 1784 (journal érotique), quand Candy s’amuse à parodier le théâtre classique : « examiné le temple après le sacrifice, vu tout fumant du sang de la victime ». Les chiffres sont éloquents :

Livre de compte :

1779 (fin)                  1r°                                  1 page

1780                           1v° - 8r°                       14 pages

1781                           8v° - 19v°                    23 pages

1782                           20r°- 31v°                   22 pages

1783                           32r° - 44 r°                 25 pages

1784                           44v° - 98v°                105 pages

1785 (début)             99r° - 119v°                42 pages

Journal de plaisirs :

1779 (fin)      120v°                                         ½ page

1780               120v° - 121v°                           2 pages ½

1781               121v° - 123v°                           4 pages

1782               123v° - 125r°                           3 pages ½

1783               125r° - 127r°                           3 pages ½

1784               127r° - 139v°                         26 pages

                        142r° - 143r°                         2 pages ½

1785 (début) 143r° - 143v°                             1 page ½

 

            Le changement de rythme observé début 1784 semble lié au changement de support et sans aucun doute à l’effervescence des rapports avec « Vx », sans qu’on puisse savoir s’il y a un lien entre les deux. À partir du début de 1784, en tout cas, l’étendue du livre de compte est multipliée par 4, celle du journal de plaisir par 8. Mais le journal de plaisir va vite décliner à partir de l’été 1784, et rentrer sagement dans son lit, comme une rivière après une crue, pour disparaître en 1786, alors que le livre de compte, boosté par cette aventure, continuera bon train, du moins jusqu’en 1791.

            Dans le second volume, en effet, à partir de mars 1785, Candy change de stratégie : il rassemble toutes ses expériences en un seul journal détaillé, qui continue à avoir fonction de livre de compte. Il y réintègre toutes ses activités amoureuses, à l’exception des masturbations. Mais lesdites activités, depuis la fin de l’affaire « Vx », se sont raréfiées : quelques maniements de tétons, des baisers à droite à gauche, une cour assidue faite à son « idole », la demoiselle Thévenin qu’il va épouser, puis, après leur mariage (30 janvier 1786), silence quasi absolu. Les seuls moments un peu « chauds » sont ceux, rares, où il recroise, avant le mariage, son ancienne maîtresse (6 avril 1785) :

L’après-souper, allé veiller chez Barré ; la Trichon y est venue, je lui ai parlé d’accommodement ; elle m’a répondu que ça ne dépendait pas d’elle ; la Barré étant allée voir sa belle-mère, j’ai profité de ce moment d’absence pour lui manier son clitoris et ses tétons ; elle a fait grande résistance pour manier mon gaudeamus omnes.

            Il en est donc réduit aux masturbations, qu’il continue à enregistrer à part, du moins jusqu’au mariage. Seules deux masturbations postérieures seront notées. Pour ce faire, en entamant fin mars 1785 ce nouveau et énorme registre relié, intitulé « Grand Livre », il a réservé à la fin un espace fort modeste, quatre folios (189 à 192), soit huit pages – mais il a encore vu trop grand : une seule des huit pages sera utilisée, et quand le journal en arrivera, en juillet 1789, au folio 189, il enjambera sans façon ces vieilles masturbations, comme dans le premier volume le journal érotique avait enjambé les comptes de blanchissage. La révolution gronde, les campagnes s’agitent, ça a dû faire un drôle d’effet à Candy de relire en tête de cette page le titre suivant : « In ista commemoratione fiat… tua », formule profanatrice qui fait allusion au « Fiat voluntas tua » du Notre Père pour l’appliquer à des « commémorations » plus terrestres. La présentation de la page est curieuse – voir ill. n° 4 : les 59 « entrées » sont disposées sur deux colonnes, certaines d’entre elles, dans la première colonne, étant associées par de belles accolades… Dieu seul sait pourquoi !

            Mais le journal de 1789 n’a pas eu seulement à enjamber ce résidu-là : sur la page qui fait face (f° 188 v°), Candy, en janvier 1786, au moment même où il abandonnait son journal de masturbations, s’était livré à un autre jeu : noter son signalement physique ! Il a dressé une petite fiche anthropométrique, faite de trois mensurations, qu’il présente de manière burlesque comme un acte établi par… quatre notaires ! et qu’il date solennellement du 26 janvier 1786, jour de ses… fiançailles ! Voici ce texte :

= cinq pieds un pouce six lignes et demi de hauteur, nus pieds – un pied onze pouces six lignes de grosseur aux hanches. – deux pieds huit pouces et six lignes de tour à l’estomac = haec est veritas….. meæ.

[signature]

26 janvier 1786. rédaction par quatre notaires

Son prochain mariage ne lui fait pas perdre le sens de l’humour (ni du plaisir : la veille, le 25 janvier, il a failli passer à l’acte avec une parente de sa fiancée !). Le jour des fiançailles, il note : « nous y sommes bien divertis ». Ce portrait express faisait peut-être partie des divertissements. Il nous apprend, en tout cas, que Candy n’était pas très grand et qu’il avait un peu… d’estomac. Il s’agit d’une fantaisie sans lendemain, non du début d’un journal destiné à surveiller son embonpoint. On enterre sa vie de garçon comme on peut !

            Toutes nos incertitudes viennent du contraste entre le caractère provocateur du paratexte, dans le premier volume, et le silence que le diariste observe, dans le journal même, sur sa pratique. Non seulement on n’y trouve aucun métadiscours sur le journal, mais aucune introspection, réflexion ou interrogation sur lui-même, d’aucune sorte. En ce sens, on ne saurait imaginer journal moins « intime ». C’est sans doute ce qu’a voulu signifier René Favier en donnant pour titre à son édition : Pierre-Philippe Candy. Orgueil et narcissisme. Le premier mot convient mieux que le second, qui supposerait une réflexivité dont on ne voit pas trace. Candy semble n’avoir jamais été effleuré par le doute. J’avoue avoir peiné à comprendre sa stratégie. Tout ce que je vais en dire est de l’ordre de l’hypothèse. Il m’a fallu d’abord oublier l’univers des Confessions de Rousseau, ses hontes et ses timidités. Il n’y a d’ailleurs pas signe que Candy ait, en 1782, acheté et lu la Première Partie des Confessions, qui pourtant fit scandale. Mais on est également loin des récits des disciples les plus délurés de Rousseau, Rétif de la Bretonne ou le comte d’Antraigues, dont les autobiographies « érotiques » ont su donner un tour romanesque et sentimental à un exhibitionnisme débridé. On est ici devant un discours sexuel et technique d’une grande pauvreté, inspiré par la littérature pornographique, mais aussi par une culture de groupe, celle des jeunes mâles en attente d’établissement qui profitent de leur jeunesse, se vantent de leurs bonnes fortunes, et ont tendance, pour leur propre plaisir et pour rendre les autres jaloux, à les exagérer. On est frappé, en lisant le journal de Candy, de voir à quel point, dans une petite ville comme Crémieu, les actes sexuels non-conjugaux s’accomplissent plus ou moins au vu et su de tous, et font l’objet des conversations. Sur la grossesse de « Vx », en particulier, chacun a ses informations et son avis. On est aussi frappé par la gaieté qui règne dans tous les repas, rencontres ou jeux auxquels Candy participe. Le refrain de son journal, du moins pour les années 1784-1786, c’est « bien ri » (passim), « plaisanté », « babillé », « fait les fous ». Si son paratexte est parfois un peu… éméché, ne serait-ce pas qu’à Crémieu, on boit facilement ? Pour revenir aux Confessions (Livre VII), Candy semble faire partie de ces jeunes libertins que Rousseau fréquentait à la table d’hôte de Mme La Selle, et qui eurent si mauvaise influence sur lui : « tous ces jeunes gens contaient leurs aventures galantes avec autant de licence que de grâce » (grâce qui manque un peu à Candy), « et celui qui peuplait le mieux les Enfants Trouvés était le plus applaudi ».

            C’est dans cette atmosphère qu’il faut essayer de comprendre l’acte bizarre qui consiste à afficher ses masturbations et relations sexuelles dans un « livre de raison » destiné à la transmission familiale (et qui fut transmis, puisque ce premier volume, comme les autres, porte un « ex libris »). Nos perplexités tiennent à la différence des mentalités (le cynisme, la mauvaise foi et l’insensibilité de Candy dans l’affaire « Vx » nous choquent), peut-être aussi à notre incertitude sur le statut de ce livre à ses yeux et aux nôtres.

            Nombreux, en effet, sont les signes qui en font un objet public, destiné à la lecture d’autrui : le « pacte » autobiographique en bonne et due forme, au début et à la fin du premier volume, nous rappelle qu’à l’époque classique les livres de raison « faisaient foi » et pouvaient être produits en justice. On ne peut rêver plus beau pacte que celui qui clôt le premier volume [ill. n° 2] :

Je sousigné déclare que tout ce qui est enfermé dans ce livre de raison contient la vérité la plus exacte, et que l’on peut s’en rapporter aux moindres détails et circonstances, et ai signé ce dimanche des Rameaux vingtième jour du mois de mars mil sept cent quatre-vingt cinq.

Dans le second volume, Candy invite les lecteurs curieux de son procès avec la Trichon à se reporter au reste de ses archives (« Ceux qui voudront voir le résultat de tout ce procès pourront consulter le sac n° 32 de mes papiers », 24 mai 1785). À la fin du troisième volume, à deux reprises, il justifie ses lacunes par des déclarations dûment signées.

            Mais en même temps il règne dans le paratexte du premier volume une atmosphère de jeu et de fantaisie qui semble n’avoir pu se déployer que dans un espace privé, à l’abri des regards. On entre dans une zone franche où contradictions, puérilités et provocations peuvent se donner libre carrière.

            Relisons le préambule du journal de plaisir, que j’ai cité plus haut. Dans un livre que, de son vivant, on ne montrera sans doute à personne, il est plaisant de claironner : « Que mes plaisirs soient connus de tous » ! Est-ce vraiment respect pour l’Église que de commencer par s’excuser de ne pas raconter les cochonneries qu’on a faites quand on était sous le « harnais » ecclésiastique ? Insolence feutrée vis-à-vis de l’Église, nargue vis-à-vis du supposé lecteur ? On hésite un peu : les méandres initiaux de ce préambule sont-il le fait d’un ironiste consommé, ou d’un maladroit qui s’empêtre ? Même question pour les dénégations qui suivent : il n’écrit pas pour se vanter ! Ni de ses vertus, ni de ses… faiblesses ! Il fait juste des provisions de bonheur pour ses jours de détresse… « Cher public, j’écris uniquement pour moi ! ». La pirouette finale fait pencher pour l’ironie. En effet, la phrase latine : « Propriis extinctum vivere criminibus », qu’on peut traduire par « Vivre épuisé par ses propres crimes », et qui arrive comme des cheveux sur la soupe, est la reprise d’une citation de « Gall. » que Tissot avait mise en exergue de son traité sur l’onanisme (1) ! Candy, qui possède dans sa bibliothèque ce livre terrifiant, où la masturbation est traitée de « crime », et où les coïts répétés sont garantis mener au tombeau, n’en brave pas moins joyeusement l’enfer et la mort en déposant ses orgasmes à la caisse d’épargne pour ses vieux jours ! – La logique d’ensemble du préambule, dans ses contradictions mêmes, me semble claire : nous sommes devant un « pacte exhibitionniste fantasmé », si je puis dire : Candy a besoin de s’imaginer vu pour jouir de ses souvenirs ; ce pacte est donc doublé d’un « pacte voyeuriste proposé » : vu… par des gens qui s’imagineraient qu’il n’écrit que pour lui. Après nous avoir invités à entrer chez lui, il fait comme si nous n’étions pas là…. C’est un jeu, on le sait, et chacun y trouve son plaisir.

Il me reste à décrire, en dernier, ce qui touche le lecteur en premier : la couverture du premier volume. Pourquoi ai-je tardé à le faire ? Parce qu’on ne saurait aborder les mystères de cette couverture qu’après avoir sondé l’intérieur.

Je commente l’image ici reproduite [ill. n° 1] : en haut, d’abord, le titre : « Livre de compte de Pierre-Philippe Candy de Crémieu », suivi de la date initiale « 1779 », l’ensemble étant ainsi calligraphié… en 1784. C’est l’expression « livre de compte » qui figure également dans le « pacte » initial daté du 10 octobre 1779, recopié en 1784. En revanche, dans le « pacte » conclusif du 20 mars 1785, l’expression employée sera « livre de raison », comme dans l’annonce de l’achat du volume, le 7 février 1784.

Ensuite un motif décoratif, puis une immense signature, avec ses différents appendices, dont le motif en question, répété. Ce motif (que j’appellerai « pelote ») est peut-être un paraphe combinant les initiales des prénoms et/ou du nom : il est utilisé tantôt seul, tantôt après la signature. Dans le premier volume, on le trouve à côté de chaque numéro de folio, du début à la fin, et en bas de chacune des pages correspondant à la partie recopiée (et même un peu au-delà, pour le premier journal) : tout se passe comme si c’était l’habitude notariale du paraphe d’authentification qui trouvait ici son application. On trouve d’autre part, en tout petit, immédiatement après la signature, puis en plus grand, dans la dernière volute du trait de plume qui la suit, le même signe qui, à l’intérieur des registres, sert à désigner l’orgasme : un trait dont les trois boucles dessinent une sorte de quadrilatère (que j’appellerai « bouclette »). Dans les différentes signatures (il y en a un certain nombre d’autres : en page 2 de couverture, après les textes de « pacte » – voir ill. n° 2, ou les déclarations solennelles de carence dans le volume 3 – voir ill. n° 5), tantôt la bouclette accompagne la pelote, tantôt non.

Au-dessous de la signature, dans le cadre d’une sorte de pyramide tronquée (simple élément décoratif, ou allusion à la franc-maçonnerie ?), on trouve une inscription en latin, qui comporte une partie effacée, je vais y revenir.

Enfin, tout en bas, les dates de début et de fin : « Du 10 8bre 1779 au 20 mars 1785 », la seconde date écrite d’une autre main, l’espace ayant été laissé vide, je suppose, jusqu’à la fin effective de la rédaction.

Revenons à l’inscription lacunaire : « In illo detégitur v    us mea ».

On nous annonce donc que dans ce livre est dévoilé (« detegitur ») quelque chose qui concerne l’auteur (« mea ») : mais ce quelque chose s’est trouvé ensuite… re-voilé par l’effacement de quelques lettres ! Pourquoi cet effacement dans l’annonce de quelque chose à quoi nous pouvons accéder en ouvrant le livre (« in illo ») ? Quand cet effacement a-t-il été exécuté ? Et pourquoi est-il partiel, laissant subsister certaines lettres, comme pour inciter à deviner le mot ?

Avant de donner mon hypothèse, je rappellerai celles de René Favier. Dans son étude de 2002, il propose d’abord de lire : « In illo detegitur vobis us mea », qu’il traduit par : « Là vous sont dévoilés mes usages », mais il reconnaît que c’est là un latin approximatif – et même, à mon avis, pas du latin du tout, puisque « us » est du vieux français ; de plus « usus », en latin, est masculin et ne pourrait jamais s’accorder avec « mea ». Et si « v » était une abréviation de « vobis », pourquoi laisser un si grand espace après ? Doutant de cette première interprétation, René Favier en a proposé une seconde : il y aurait eu une « altération » du document, et le texte complet serait : « In illo detegitur veritas mea ». Le problème est qu’il y a clairement inscrit « us mea », et non « as mea ».

Mon hypothèse est qu’il n’y a pas eu altération accidentelle (ce serait bizarre, sur cette couverture par ailleurs bien conservée), mais effacement volontaire. Si on part de l’idée que « v » est le début d’un mot, et que « us » en est la fin, et que ce mot est féminin (« mea »), la langue latine n’offre guère que deux solutions : « Venus » ou « Virtus ». J’ouvre mon Gaffiot et vois que l’expression « Mea Venus » est employée par Virgile et par Horace au sens de « Mon amante », « Ma maîtresse ». Seul problème : l’espace est un peu grand pour ne contenir que deux lettres, il faut supposer une écriture lâche. Si c’était « Virtus », le sens serait : « Là est dévoilée ma valeur ». Mais on ne voit pas pourquoi cette tranquille affirmation de soi aurait dû être gommée. Alors qu’on le voit dans le cas de « Venus », ce qui me fait préférer cette « lecture », sans qu’évidemment je puisse en être sûr. La vérité est peut-être autre chose encore, à quoi je n’ai pas pensé.

Voici mon petit roman. En février 1784, Candy peut faire le coq et afficher sa maîtresse sur la couverture du livre de raison qu’il vient d’acheter : il n’y a pas de danger. La couverture de 1784 annonce l’existence de deux textes différents dans le même volume : « Livre de compte », titre principal en haut, et « In illo detegitur venus mea », annonce publicitaire du supplément érotique, correspondant au titre provocant du f° 120 : « Delicia mea nota sint omnibus ». Mais, à partir de l’été 1784, le vent tourne : « Vx » est enceinte, et sa famille intente à Candy une action en justice, action toujours en cours le 20 mars 1785, quand le premier volume arrive à son terme. Même si ce volume reste un document privé, Candy n’a aucun intérêt à ce que la couverture attire l’attention sur son contenu, pour lui explosif, étant donné le nombre de pénétrations de « Vx » qui y sont notées, en particulier de novembre 1783 à fin janvier 1784 (l’enfant est née le 11 septembre 1784). Il gomme (en partie seulement, comme à regret) le mot « Venus », et la couverture n’annonce plus qu’un classique « livre de compte ». Mais comme deux précautions valent mieux qu’une, au cas où un curieux aurait tout de même pris connaissance de l’intérieur, il ajoute un second paratexte. Oui ! La page 4 de couverture du registre [ill. n° 3] réalise, à grand renfort de latin d’église, un original pacte « anti-autobiographique », jouxtant le pacte autobiographique que j’ai cité plus haut. Candy nous y avertit de ne pas prendre au sérieux le contenu du volume : « In multiloquio non deest mendacium », c’est-à-dire : « Le bavardage ne va pas sans mensonge » (variation sur le proverbe biblique : « In multiloquio non deerit peccatum », Proverbes, 10, 19) et, plus bas, pour enfoncer le clou à coup de Bible : « Omnis homo mendax », « Tout homme est menteur » (Psaumes, 116, 11). Devant ce démenti qui sonne comme un aveu, on a envie d’ajouter : « La ruse ne va pas sans naïveté ». L’ensemble est appuyé par sa signature, et accompagné d’un rappel des dates : « 1779 – 1785 ». Les dates ne sont pas de la même encre, la seconde a été portée après coup, quand le registre a été fini, ce qui prouve que cette « quatrième de couverture » a été réalisée avant cette fin.

Si je reviens en arrière à la page 1 de couverture, je remarque que l’inscription latine a été rédigée en deux fois (ce qui, avec l’effacement médian, ferait trois). Les mots « In illo » et « mea » ne sont pas de la même « main » que « detegitur v   us », qui a donc été complété et encadré par eux après coup. Et puis le doute me vient : je ne vois pas clairement trace de gommage. Serait-il possible que l’espace entre « v » et « us » ait été d’emblée laissé vide pour suggérer un mot qu’on n’osait écrire ? Mais par ailleurs, en regardant mieux, il me semble distinguer, au milieu et à droite de la couverture, le fantôme flottant d’un mot effacé commençant par un « v » encore bien visible. Et me voilà rêvant à de puissants infrarouges qui éplucheraient pour moi ce palimpseste… au fond, je ne sais plus.

J’arrête là ce périlleux exercice d’épigraphie et d’herméneutique : à défaut d’avoir su se rendre sympathique, Candy a le charme de rester mystérieux. Je voudrais surtout remercier René Favier de sa trouvaille et de son formidable travail sur le texte, et m’excuser d’avoir eu l’impertinence d’y ajouter mon grain de sel en outsider. C’est là une grande découverte archéologique, qui change le paysage du journal personnel. Un tel journal aurait-il été possible cinquante ans auparavant ? Aurait-il été pensable dans les années 1830 ? Dans ce domaine, nous devons garder le sentiment de nos ignorances, et ne pas généraliser à partir de cas spectaculaires, mais encore isolés. Et ce d’autant plus que le dialogue avec les textes intimes du passé est délicat. Nos clivages, habitudes et pudeurs, notre « correction » politique risquent de nous brouiller la vue : j’avoue avoir mis du temps pour « accommoder » sereinement et, j’espère, lucidement, sur ce texte qui reste néanmoins pour moi… étrange.

 

*

Bibliographie

 

*

Illustrations

1          Page 1 de couverture du premier volume

2          Dernière page (f° 143 v°) du premier volume

3          Page 4 de couverture du premier volume

4.         « In ista commemoratione fiat… tua », f° 189 r°, second volume.

5          Signature au bas de sa déclaration du 22 septembre 1794, troisième volume.

Notes

(1) Si Candy s'amuse à détourner la citation mise en exergue par Tissot, c'est un prêté pour un rendu. Tissot avait lui-même déplacé l'application de cette formule : le poète élégiaque Maximianus (dit pseudo-Gallus) déplorait ses amours coupables pour une femme indigne, et Tissot en a fait l'aveu navré d'un onaniste ! Le vers original, « extinctum meritis vivere criminibus » (2 ème élégie, vers 22), signifie « vivre épuisé par mes crimes mérités », c'est-à-dire « par les punitions méritées de mes crimes ». Dans son premier chapitre, Tissot, citant Pline, racontait comment Cornelius Gallus (le vrai Gallus) épuisé par ses masturbations était mort pendant un coït… Merci à mon ami François Hoff d'avoir pour moi démêlé ce labyrinthe érudit, érotique et moral.