Pierre-Philippe Candy, diariste sexuel
Le journal tenu de 1779 à 1796 par
Pierre-Philippe
Candy (1759-1829), notaire à Crémieu (Isère), a
été récemment découvert et
édité par René Favier. Celui-ci a
présenté sa trouvaille en 2002 au colloque Au
plus près du secret des cœurs ?,
puis en a donné une transcription complète et une
étude approfondie dans un
livre paru en 2006 aux Presses universitaires de Grenoble, Pierre-Philippe
Candy, Orgueil et narcissisme, journal d’un notaire
dauphinois au XVIIIe siècle. Désireux que
ce texte apparaisse dans
les livres que nous consacrions au journal personnel, nous sommes
allés, Catherine
Bogaert et moi, à Grenoble voir le manuscrit aux Archives
départementales, en
2003 et en 2005. J’ai pu depuis, grâce à la transcription
de René Favier et à
ses recherches, et à une nouvelle visite à Grenoble en
2007, en prendre une
meilleure connaissance. Pourquoi revenir sur ce texte
déjà savamment édité et
étudié ? Dans deux intentions : mettre en
lumière l’une de ses plus
étranges particularités, sa comptabilité sexuelle,
pour l’intégrer dans une
histoire plus générale des métamorphoses de la
forme « journal » à la
fin du XVIIIe siècle, et proposer de nouvelles
hypothèses sur son extravagant
« paratexte » (titres, inscriptions sur les
couvertures,
présentations intérieures).
Originaire de Crémieu, fils cadet de
notaire,
Pierre-Philippe était voué à la carrière
ecclésiastique jusqu’au moment où, en
1779 (il avait vingt ans), la mort de son frère
aîné lui imposa de reprendre le
flambeau. Il quitta le séminaire, commença son
apprentissage de notaire à
Grenoble et, le même jour, entama un « livre de
compte » : il le
tiendra dix-sept ans, avec de longues interruptions au moment de la
Révolution.
Il se mariera en janvier 1786, s’établira notaire à
Crémieu en 1787. De ce
premier mariage il aura quatre enfants. Veuf en 1792, il se remariera
et aura
huit autres enfants. Notaire, mais aussi grand propriétaire
foncier, il saura
traverser les orages de la Révolution et rester, jusqu’à
sa mort en 1829, un des
notables de la petite ville. Voilà pour sa biographie.
Son journal (il n’emploie jamais ce mot) se
compose de
trois volumes reliés, l’un de format moyen (19 x 27 cm, 145
f°), tenu de 1779 à
1785, les deux autres plus monumentaux (respectivement 24 x 36 cm, 196
f°, et
25 x 36 cm, 118 f°), tenus de 1785 à 1789, et de 1789
à 1796. On est frappé du
contraste physique entre le premier volume, assez maniable, et les deux
autres,
encombrants et professionnels. Ce contraste se retrouve au niveau des
inscriptions portées sur les pages de couverture ou en
tête du texte : le
« paratexte » est bavard et original pour le
premier – je
l’analyserai plus loin –, sobre et classique pour les deux
autres : Second volume de mes affaires
particulières,
et Continuation de mes affaires
particulières à commencer du 30 juillet 1789.
Même contraste au niveau du
contenu. En gros, le premier volume est effervescent et mobile, les
deux autres
massifs et rangés. Candy n’est pas allé du classique
à l’innovation, mais
l’inverse : il a mis sa jeunesse sous le boisseau.
En effet, quand on ouvre le premier volume,
on est
devant une composition ahurissante. Du f° 1 au f° 119
(donc sur 238
pages), on trouve un livre de compte et d’affaires qui court du 10
octobre 1779
au 20 mars 1785 ; du f° 120 au f° 145, couvrant exactement
la même
période, une comptabilité de ses masturbations, puis un
journal de ses
aventures sexuelles, interrompu par deux folios de comptes de
blanchissage (f°
140 et 141).
Je reviendrai plus tard sur les inscriptions
portées
sur les couvertures.
Le journal de compte s’ouvre
par une dédicace en latin : « In manus tuas
domine commendo memoriam
meam » (« Entre tes mains, Seigneur, je remets ma
mémoire »),
formule de consécration analogue à celles de beaucoup de
livres de compte ou de
raison, mais qui reprend de manière quelque peu
irrévérencieuse les dernières
paroles du Christ (Luc, XXIII, 46).
Toutes les pages de ce premier volume ont été
préparées par une double pliure,
en deux, puis encore en deux, procédé classique pour
matérialiser quatre
colonnes sans tracer de ligne. Dans le journal de comptes, les deux
colonnes
centrales portent le texte du journal, celle de gauche sert à
chiffrer les
recettes, celle de droite les dépenses. En bas de chaque page,
dans chaque
colonne, figure le total, reporté en haut de la colonne
correspondante de la
page suivante. Outre les comptes et les occupations qui leur sont
liées, on
trouve de minutieux inventaires de sa malle et de ses affaires,
dressés chaque
fois qu’il migre entre Crémieu (domicile familial) et Grenoble
(stages chez des
notaires). Parmi ses affaires, la liste de ses livres, qui nous
révèle un homme
des Lumières doublé d’un amateur de littérature
érotique : Les Filles de joie, L’Académie
des dames, Thérèse
philosophe, dom Bougre portier des
Chartreux, Le Cabinet de Vénus, La
Bible de Voltaire…
Le journal sexuel, lui, s’ouvre, au f°
120, par une
préface solennelle en français,
précédée d’une déclaration lapidaire en
latin, qui
lui sert de titre, et fait contraste avec la dédicace du journal
de compte :
« Delicia mea nota sint omnibus »
(« Que mes plaisirs soient connus
de tous » – latin tardif, latin d’église sans doute,
puisqu’on dirait, en
latin classique, « deliciæ »). En voici le
texte (j’ai corrigé et modernisé
l’orthographe).
Delicia
mea nota sint omnibus.
Je
ne rappellerai
pas ici les premières démarches que j’ai faites
auprès des personnes du sexe,
ni les discours amoureux que j’ai pu leur tenir dans le temps que
j’étais abbé,
comme ce ne sont que des puérilités, ou des actions tout
à fait contraires à la
décence de l’habit clérical dont j’étais
revêtu, et que je viens de quitter par
de bonnes et justes raisons. J’espère qu’on ne me fera pas un
crime de ce que
je passerai sous silence toutes les circonstances qui pourraient faire
connaître que je me suis quelquefois écarté des
règles prescrites à ceux qui
vivent sous le harnais ecclésiastique. Je ne commencerai donc le
détail de ma
conduite qu’à compter du jour du décès de
Joseph-Marie mon frère, arrivé le dix
octobre mil sept cent soixante-dix neuf. Ce détail sera
écrit non pas dans
l’intention de faire parade de mes vertus ou faiblesses, ni de faire
connaître
aucunement le sexe pour lequel j’ai soupiré, et duquel j’ai pu
recevoir
quelques faveurs ; mais seulement pour me procurer une
espèce de
consolation dans un temps de disgrâce, ou de tristesse.
Propriis
extinctum vivere criminibus.
Je commenterai plus loin ce préambule
et ses
contradictions internes, pour décrire d’abord l’allure de ce
second journal et
son contenu. Candy y abandonne le dispositif « livre de
compte » :
la colonne de gauche sert seulement de marge, et il écrit sur la
largeur des
trois autres colonnes. Le texte est d’abord une liste datée de
masturbations
(indications laconiques, l’acte, monotone, prêtant peu à
commentaires), puis
s’étoffe en un journal plus détaillé dès
lors que des partenaires entrent en
scène. Ce journal « double » alors souvent
le livre de compte, les
mêmes événements ou rencontres étant
évoqués de manière différente, mais
complémentaire. La répartition entre les deux textes
recouvre presque toujours
l’opposition non-sexuel/sexuel, mais pas toujours ! Le journal de
compte
dérive parfois, par inadvertance, vers le sexuel, le journal
sexuel peut englober
certains détails de la vie pratique. Les actes et les organes
sexuels font dans
ce second journal l’objet d’une expression codée dont le
système est décrit par
René Favier, après qu’il a évoqué les
manières de dissimuler certains noms de
personnes, de la manière suivante :
Par
ailleurs,
les différents actes sexuels sont eux aussi transcrits par des
lettres, des
sigles ou des expressions particulières, aisément
compréhensibles, à de rares
exceptions près, dans leur contexte : « J’ai
O » pour
« J’ai embrassé » ;
« Oy » pour enceinte,
« glermens » pour les menstruations, le
« consolateur »
pour le sexe masculin ; la jouissance est signalée par un
signe impossible
à transcrire et que, faute de mieux, nous signalerons par
« *** » ; suivi de
« meis », il indique une masturbation ;
suivi de « aux » (pour cum
auxilio), il indique une aide extérieure ; enfin,
« j’ai in
gaud » indique une pénétration sexuelle.
(René Favier, op. cit., p. 26)
Ce langage est un bricolage où se
mélangent plusieurs procédés : la profanation
(sans doute usuelle dans les
séminaires) de termes religieux (« Le
Consolateur », normalement, c’est
Jésus ; « Gaudeamus omnes in
Domino », « Réjouissons-nous tous
dans le Seigneur », est le début d’un chant
religieux), l’abréviation de
mots latins sans mystère, empruntés au vocabulaire des
confesseurs (« aux »
pour « cum auxilio », ou
« meis » pour « par mes…
propres moyens » ; « o » pour
« osculatus sum »,
« j’ai embrassé »), des formes de
« verlan » (« glermens »
pour règle et menstruations, « gerpota »
ou « gerpot » pour
« potager », meuble de cuisine qui soutient
souvent les ébats de
Candy, etc.), des termes techniques abrégés ou in extenso
(« à la lev. »,
pour à la levrette, parfois écrit « à
la lelèvre »), et enfin des
signes moins clairs pour nous, comme « Oy », ou
un signe compliqué
désignant l’orgasme, une sorte d’élégant
quadrilatère à boucles par ailleurs
souvent associé à sa signature [voir ill. n° 2 et 4].
S’agit-il
d’un système d’abréviation, pour aller vite en
évitant les répétitions (car les
pratiques impliquant une partenaire, plus variées que les
masturbations,
tournent néanmoins dans un cercle limité d’actes et
d’organes) ? Y a-t-il
une volupté du codage lui-même, l’invention ou l’emprunt
de symboles,
d’initiales ou de locutions figurées construisant (ne serait-ce
qu’avec
soi-même) une situation d’allusion, de complicité, de
franc-maçonnerie érotique
qui redouble le plaisir ? Ou bien le codage aurait-il, à
certains moments,
une réelle fonction de discrétion, en particulier
concernant le nom des personnes ?
C’est le cas sans doute pour sa principale partenaire, Elisabeth
Trichon, dite
« Thérèse », qui est en
général désignée par
« Vx », mais
dans des contextes si précis (lieux, identités des autres
participants) que les
personnes intéressées n’auraient pu s’y tromper –
d’autant que leurs ébats semblent
toujours se dérouler quasi en public. Mais quand on écrit
certains noms de
personnes en « verlan », s’agit-il de
dissimuler ? Le procédé
attire l’attention, pousse au déchiffrement. Et si l’on peut
user par naïveté
de ce moyen pour parler de personnes avec qui l’on est en conflit, ou
que l’on
ne veut pas compromettre, c’est par pur plaisir, non par
discrétion, qu’on
écrira « toriscli » pour
« clitoris ». Ces jeux de langage
sont faits pour prolonger la volupté, la fixer, la rendre
renouvelable par la
lecture. Ils impliquent le fantôme d’un témoin
extérieur, que le préambule
convoque et nargue à la fois, j’y reviendrai. Avant de continuer
l’analyse du
manuscrit, il est temps d’en donner au lecteur impatient un
spécimen. Voici une
transcription des journées du 14 au 17 juin 1784, dans le
premier, puis dans le
second journal. J’ai modernisé l’orthographe et clarifié
la ponctuation.
Voici
d’abord la version « livre de compte » (f°68
r° et v°) :
Le
lundi 14 juin,
jour de la foire, vu Nugue, dîné chez Regnaud, tenu
compagnie tout
l’après-dîner à Vx dans son salon. Je lui ai
donné deux paires de gants, lilas
et cendré.
Le
dit jour,
avec la Gazette et Vx, j’ai été voler des fraises dans le
jardin de Jeoffray,
passé par celui de chez Trichon.
Fait
la
causette le dit jour jusqu’à une heure après minuit avec
Vx qui était à ses
fenêtres.
Le
mardi 15 juin, j’ai été à Leyrieu. J’en ai
été de retour sur les huit heures du
soir, vu ma sœur et compagnie. Embrassé Vx, fait la causette
jusqu’à minuit à
ses fenêtres.
Le
mercredi 16,
j’ai invité à déjeuner chez nous Larrivé,
l’abbé Thévenin le cadet et l’abbé
Givord, vicaire de Saint-Chef, et Allier. Acheté des cerises
0.8.0
Le
tantôt j’ai
été voir Vx, où Trope, notre granger, m’est venu
chercher pour aller acheter
des bœufs à Vénérieu. Parti sur les deux heures,
acheté deux bœufs chez Prost
du Logis, qui ont coûté 225 L. Trope a payé sa
moitié et ma mère m’avait donné
de quoi payer la sienne. Nous avons été de retour sur les
dix heures du soir.
Payé à boire.
0.9.0
Vu
à mon
retour Mesdes Thibaud et Regnaud qui m’ont demandé si
je ne
craignais rien le paquet de Vx, étant assurées de sa
grossesse.
Le
jeudi 17 juin,
déjeuné et dîné chez Regnaud avec le
père Plantier, demeuré jusqu’à 5 heures.
J’ai été de là à Leyrieu faire mes adieux
à ma mère. De retour à 7 heures.
Souper
chez
Allier, passé la veillée chez Trichon, embrassé la
Fanchon Pasquet que j’ai
accompagnée chez elle, manié ses tétons, revenu
voir Vx que j’ai embrassée et
manié ses tétons.
Sans transition, la version du
second journal (f° 134 v° et 135 r° et v°) :
Le
lundi 14
juin, jour de foire, tenu compagnie à Vx dans son salon, je lui
ai dit que Ponsard
m’avait fait observer qu’il lui croyait un ventre, et que je l’en avais
dissuadé. Embrassé et o ses tétons.
Le
dit jour la
veillée, au retour de voler des fraises, ō le in gaud dans leur
allée. Manié le
dit jour vers la fontaine les tétons de la petite Randino de la
Grande Rue,
crié pour éviter le maniement d’autre chose.
Le
dit jour,
manié les tétons de la Billie et embrassé la
Toinon et la Trichon V.
Le
dit jour,
fait la causette sur les minuit avec Vx, qui était à ses
fenêtres. De là
retourné sous les halles où l’on dansait, manié
les tétons de la Glatet Fanchon
et de la belle-sœur Magdelon, de là manié le in gaud
à plusieurs filles sans
distinction.
Le
mardi 15 juin,
sur les huit heures du matin, venu chez Vx où en l’absence de sa
mère et sœur
je suis monté à sa chambre, où je l’ai
décorselée, sorti ses globes, pressurés,
fait sortir l’humeur, ce qui l’a chagrinée, fait voir le
consolateur, examiné les
pièces, et je l’ai in gaud *** Vx à la lev sur le gerpot,
raccommodé sa
gorgerette et examiné le temple après le sacrifice, vu
tout fumant du sang de la
victime, fait mes adieux et sorti par der pour aller à Leyrieu.
De retour sur
le soir, embrassé la Vx et ensuite fait la causette se
déshabillant à sa
fenêtre.
Le
mercredi 16 la
veillée, j’ai été tenir compagnie à Mme
Thibaud et Regnaud qui m’ont demandé si
je ne craignais point le paquet de Vx, m’assurant être oy et m’en
racontant
différentes circonstances, entre autres le verbiage des
lavandières qui avaient
lavé ses chemises et qui l’avaient dit à sa servante, et
qui l’avait répété
chez le voisin en pleurant.
Le
jeudi 17, la
Mollin m’a demandé si je ne m’étais pas encore
aperçu que Vx était oy, m’ayant
assuré que le frère le savait, que c’était les
petites filles de la Rochette
qui le lui avaient appris.
Sachez que Vx était vraiment enceinte :
elle accouchera le 11 septembre d’une petite fille, qu’elle attribuera
à Candy,
en le poursuivant en justice pour réparation financière.
L’enfant, déposée à
l’hôpital, mourra dans les quinze jours, mais les tractations
autour de la
réparation traîneront, elles, jusqu’en mai 1785. C’est
seulement quand il se
sera sorti (victorieusement) de ce guêpier que Candy pourra
envisager de
s’établir.
Sachez
surtout que les deux textes que vous venez de lire ont
été composés en
parallèle : Candy écrit chaque jour dans deux
sections différentes du même
livre, ce qui explique qu’il s’embrouille un peu, parlant parfois, dans
la
première, de choses sexuelles qui ne devraient venir que dans la
seconde.
Dans
son édition, René Favier a pris le parti de fondre ces
deux textes en un seul,
en insérant en italiques, à leur date, les
éléments du second dans le premier.
Ce dispositif est fort commode, sans aucun doute : on n’est plus
astreint
à une lecture écartelée – mais on peut penser que
c’est là fabriquer un texte
qui n’a jamais existé. Il est difficile de retrouver, dans cette
dilution du
second journal dans le premier, les effets qu’il produisait seul. Candy
avait choisi
d’isoler dans une litanie consolatrice ses souvenirs érotiques,
de les sortir
de la grisaille de ses activités quotidiennes, de les mettre en
résonance
lyrique les uns avec les autres : les voilà refondus dans
la masse.
Peut-être une édition électronique aurait-elle
permis de conserver au texte son
originalité tout en facilitant par des liens les rapprochements
chronologiques ?
Mais
les citations que j’ai faites plus haut ne sont pas non plus à
l’abri de la critique.
Les quatre jours choisis ne donnent pas une image juste du texte. Le
premier
journal comporte ici déjà des éléments
érotiques, mais surtout le second est
plus étendu que le premier, ce qui n’est pas le cas en
général, puisque le
premier journal occupe 238 pages et le second, pour la même
période, seulement
48. J’ai choisi un moment d’éruption printanière. Mais
surtout, j’ai choisi un
texte postérieur à la date clef du 7 février 1784.
Ce
jour-là, en effet, Candy note : « Le 7
février, acheté en rue
Brocherie chez Romans le présent livre de raison »
(il lui en a coûté 2
livres). Ce volume à reliure de parchemin, muni de deux rubans
de fermeture, où
nous lisons un journal inauguré le 10 octobre 1779, n’a donc
été acheté que
quatre ans plus tard ! Tout ce que nous y lisons jusqu’à la
date du 7
février 1784, sans doute même un peu après, est recopié. Le journal original devait être
tenu sur des cahiers, non
reliés, ou des feuilles volantes, qui n’ont pas
été conservés. On peut supposer
la copie fidèle. On peut supposer aussi, étant
donné le probable support, que
le livre de compte et le journal érotique formaient
jusque-là deux ensembles
séparés. Sans que nous sachions pourquoi, lors de cette
nouvelle réinstallation
à Grenoble, Candy a décidé de procéder
à une amélioration de son livre de
raison, en le transférant sur un support de qualité, un
volume relié en
parchemin, qui avait vocation à être le premier d’une
série. Peut-être n’était-ce
pas sans rapport avec la bibliothèque qu’il se faisait alors
construire à
Crémieu (le 17 janvier 1784, on y pose les serrures et
ferrures). Acte sérieux,
acte d’héritier et de fondateur de dynastie, acte de
maturité. Mais le démon de
la jeunesse s’en est mêlé. L’idée lui est venue
d’intégrer dans ce « livre
de compte » ou « livre de raison »,
destiné à devenir un
« livre de famille », le mémorial de ses
masturbations et
fornications, qu’il avait tenu parallèlement depuis sa sortie du
séminaire !
Il aurait pu les laisser de côté. Peut-être d’autres
livres de raison ont-ils eu
ainsi des contreparties intimes, restées dans l’ombre. Candy
choisit la lumière.
Il réunit les deux séries sur un même support, en
les juxtaposant sans les
fondre. C’est donc de 1784, et non de 1779, que date le dispositif
adopté et
l’essentiel du paratexte.
Ce
registre vierge, dans lequel il va recopier ses journaux passés,
avant d’en
poursuivre la rédaction, Candy le divise alors en trois zones,
fixant les
proportions futures d’après celles des journaux
déjà écrits, et faisant le pari
qu’ils continueront à se développer au même rythme.
Au livre de compte sont
assignés les folios 1 à 119 (soit 238 p.), au journal
érotique les folios 120 à
139 (soit 40 p.), aux comptes de blanchissage les folios 140 à
143 (soit 8 p.).
Le calcul se révélera à peu près juste,
à ceci près que le journal érotique, plus
bavard que prévu, enjambera la blanchisserie, plus laconique,
pour remplir ses quatre
dernières pages inutilisées. Mais Candy avait-il
prévu que, si les proportions
restaient en gros les mêmes, le rythme changerait ? À
partir du moment où
il est tenu sur ce beau registre, le journal se met à enfler.
Jusqu’en février 1784,
c’était un compte rendu sec, en style
télégraphique, aussi bien côté
« affaires » que
« plaisirs ». Après, on entre dans plus de
détails, on fait des phrases, on raconte des scènes. Dans
le livre de compte,
les informations ne sont plus liées automatiquement à des
recettes ou dépenses.
On découvre un nouveau plaisir, celui d’écrire. Ce
plaisir est patent ci-dessus
dans l’entrée du 15 juin 1784 (journal érotique), quand
Candy s’amuse à
parodier le théâtre classique :
« examiné le temple après le
sacrifice, vu tout fumant du sang de la victime ». Les
chiffres sont
éloquents :
Livre de compte :
1779
(fin)
1r°
1 page
1780
1v°
- 8r°
14 pages
1781
8v°
- 19v°
23 pages
1782
20r°-
31v°
22 pages
1783
32r°
- 44 r°
25 pages
1784
44v°
- 98v°
105 pages
1785
(début)
99r°
- 119v°
42 pages
Journal de
plaisirs :
1779
(fin) 120v°
½ page
1780
120v° - 121v°
2 pages ½
1781
121v° - 123v°
4 pages
1782
123v° - 125r°
3 pages ½
1783
125r° - 127r°
3
pages ½
1784
127r° - 139v°
26 pages
142r° - 143r°
2 pages
½
1785
(début) 143r° - 143v°
1 page
½
Le changement de rythme observé
début 1784 semble lié au changement de support et sans
aucun doute à
l’effervescence des rapports avec « Vx », sans
qu’on puisse savoir
s’il y a un lien entre les deux. À partir du début de
1784, en tout cas, l’étendue
du livre de compte est multipliée par 4, celle du journal de
plaisir par 8.
Mais le journal de plaisir va vite décliner à partir de
l’été 1784, et rentrer sagement
dans son lit, comme une rivière après une crue, pour
disparaître en 1786, alors
que le livre de compte, boosté par cette aventure, continuera
bon train, du
moins jusqu’en 1791.
Dans
le second volume, en effet, à partir de mars 1785, Candy change
de
stratégie : il rassemble toutes ses expériences en
un seul journal
détaillé, qui continue à avoir fonction de livre
de compte. Il y réintègre toutes
ses activités amoureuses, à l’exception des
masturbations. Mais lesdites
activités, depuis la fin de l’affaire
« Vx », se sont raréfiées :
quelques maniements de tétons, des baisers à droite
à gauche, une cour assidue
faite à son « idole », la demoiselle
Thévenin qu’il va épouser, puis,
après leur mariage (30 janvier 1786), silence quasi absolu. Les
seuls moments
un peu « chauds » sont ceux, rares, où il
recroise, avant le mariage,
son ancienne maîtresse (6 avril 1785) :
L’après-souper,
allé veiller chez Barré ; la Trichon y est venue, je
lui ai parlé
d’accommodement ; elle m’a répondu que ça ne
dépendait pas d’elle ;
la Barré étant allée voir sa belle-mère,
j’ai profité de ce moment d’absence
pour lui manier son clitoris et ses tétons ; elle a fait
grande résistance
pour manier mon gaudeamus omnes.
Il en
est donc réduit aux masturbations, qu’il continue à
enregistrer à part, du
moins jusqu’au mariage. Seules deux masturbations postérieures
seront notées. Pour
ce faire, en entamant fin mars 1785 ce nouveau et énorme
registre relié,
intitulé « Grand Livre », il a
réservé à la fin un espace fort
modeste, quatre folios (189 à 192), soit huit pages – mais il a
encore vu trop
grand : une seule des huit pages sera utilisée, et quand le
journal en
arrivera, en juillet 1789, au folio 189, il enjambera sans façon
ces vieilles
masturbations, comme dans le premier volume le journal érotique
avait enjambé
les comptes de blanchissage. La révolution gronde, les campagnes
s’agitent, ça
a dû faire un drôle d’effet à Candy de relire en
tête de cette page le titre
suivant : « In ista commemoratione fiat…
tua », formule
profanatrice qui fait allusion au « Fiat voluntas
tua » du Notre Père pour l’appliquer
à des
« commémorations » plus terrestres. La
présentation de la page est curieuse
– voir ill. n° 4 : les 59
« entrées » sont disposées sur deux
colonnes, certaines d’entre elles, dans la première colonne,
étant associées
par de belles accolades… Dieu seul sait pourquoi !
Mais
le journal de 1789 n’a pas eu seulement à enjamber ce
résidu-là : sur la
page qui fait face (f° 188 v°), Candy, en janvier 1786, au
moment même où il
abandonnait son journal de masturbations, s’était livré
à un autre jeu :
noter son signalement physique ! Il a dressé une petite
fiche
anthropométrique, faite de trois mensurations, qu’il
présente de manière
burlesque comme un acte établi par… quatre notaires ! et
qu’il date
solennellement du 26 janvier 1786, jour de ses…
fiançailles ! Voici ce
texte :
=
cinq pieds
un pouce six lignes et demi de hauteur, nus pieds – un pied onze pouces
six
lignes de grosseur aux hanches. – deux pieds huit pouces et six lignes
de tour
à l’estomac = haec est veritas….. meæ.
[signature]
26
janvier
1786. rédaction par quatre notaires
Son
prochain mariage ne lui fait pas perdre le sens de l’humour (ni du
plaisir :
la veille, le 25 janvier, il a failli passer à l’acte avec une
parente de sa
fiancée !). Le jour des fiançailles, il note :
« nous y sommes
bien divertis ». Ce portrait express faisait peut-être
partie des
divertissements. Il nous apprend, en tout cas, que Candy n’était
pas très grand
et qu’il avait un peu… d’estomac. Il s’agit d’une fantaisie sans
lendemain, non
du début d’un journal destiné à surveiller son
embonpoint. On enterre sa vie de
garçon comme on peut !
Toutes
nos incertitudes viennent du contraste entre le caractère
provocateur du
paratexte, dans le premier volume, et le silence que le diariste
observe, dans
le journal même, sur sa pratique. Non seulement on n’y trouve
aucun
métadiscours sur le journal, mais aucune introspection,
réflexion ou
interrogation sur lui-même, d’aucune sorte. En ce sens, on ne
saurait imaginer
journal moins « intime ». C’est sans doute ce
qu’a voulu signifier
René Favier en donnant pour titre à son
édition : Pierre-Philippe Candy. Orgueil et
narcissisme. Le premier mot
convient mieux que le second, qui supposerait une
réflexivité dont on ne voit
pas trace. Candy semble n’avoir jamais été
effleuré par le doute. J’avoue avoir
peiné à comprendre sa stratégie. Tout ce que je
vais en dire est de l’ordre de
l’hypothèse. Il m’a fallu d’abord oublier l’univers des Confessions de Rousseau, ses hontes et ses
timidités. Il n’y a d’ailleurs
pas signe que Candy ait, en 1782, acheté et lu la
Première Partie des Confessions, qui pourtant
fit scandale. Mais
on est également loin des récits des disciples les plus
délurés de Rousseau,
Rétif de la Bretonne ou le comte d’Antraigues, dont les
autobiographies
« érotiques » ont su donner un tour
romanesque et sentimental à un
exhibitionnisme débridé. On est ici devant un discours
sexuel et technique d’une
grande pauvreté, inspiré par la littérature
pornographique, mais aussi par une
culture de groupe, celle des jeunes mâles en attente
d’établissement qui
profitent de leur jeunesse, se vantent de leurs bonnes fortunes, et ont
tendance, pour leur propre plaisir et pour rendre les autres jaloux,
à les
exagérer. On est frappé, en lisant le journal de Candy,
de voir à quel point,
dans une petite ville comme Crémieu, les actes sexuels
non-conjugaux
s’accomplissent plus ou moins au vu et su de tous, et font l’objet des
conversations. Sur la grossesse de « Vx », en
particulier, chacun a
ses informations et son avis. On est aussi frappé par la
gaieté qui règne dans
tous les repas, rencontres ou jeux auxquels Candy participe. Le refrain
de son
journal, du moins pour les années 1784-1786, c’est
« bien ri » (passim),
« plaisanté »,
« babillé », « fait les
fous ». Si son paratexte est parfois
un peu… éméché, ne serait-ce pas qu’à
Crémieu, on boit facilement ? Pour
revenir aux Confessions (Livre VII),
Candy semble faire partie de ces jeunes libertins que Rousseau
fréquentait à la
table d’hôte de Mme La Selle, et qui eurent si mauvaise influence
sur
lui : « tous ces jeunes gens contaient leurs aventures
galantes avec
autant de licence que de grâce » (grâce qui
manque un peu à Candy),
« et celui qui peuplait le mieux les Enfants Trouvés
était le plus
applaudi ».
C’est
dans cette atmosphère qu’il faut essayer de comprendre l’acte
bizarre qui
consiste à afficher ses masturbations et relations sexuelles
dans un
« livre de raison » destiné à la
transmission familiale (et qui fut transmis,
puisque ce premier volume, comme les autres, porte un « ex
libris »).
Nos perplexités tiennent à la différence des
mentalités (le cynisme, la
mauvaise foi et l’insensibilité de Candy dans l’affaire
« Vx » nous
choquent), peut-être aussi à notre incertitude sur le
statut de ce livre à ses
yeux et aux nôtres.
Nombreux,
en effet, sont les signes qui en font un objet public, destiné
à la lecture
d’autrui : le « pacte » autobiographique en
bonne et due forme,
au début et à la fin du premier volume, nous rappelle
qu’à l’époque classique
les livres de raison « faisaient foi » et
pouvaient être produits en
justice. On ne peut rêver plus beau pacte que celui qui
clôt le premier volume
[ill. n° 2] :
Je
sousigné
déclare que tout ce qui est enfermé dans ce livre de
raison contient la vérité
la plus exacte, et que l’on peut s’en rapporter aux moindres
détails et
circonstances, et ai signé ce dimanche des Rameaux
vingtième jour du mois de
mars mil sept cent quatre-vingt cinq.
Dans le second volume, Candy invite les
lecteurs
curieux de son procès avec la Trichon à se reporter au
reste de ses archives
(« Ceux qui voudront voir le résultat de tout ce
procès pourront consulter
le sac n° 32 de mes papiers », 24 mai 1785). À la
fin du troisième volume,
à deux reprises, il justifie ses lacunes par des
déclarations dûment signées.
Mais
en même temps il règne dans le paratexte du premier volume
une atmosphère de
jeu et de fantaisie qui semble n’avoir pu se déployer que dans
un espace privé,
à l’abri des regards. On entre dans une zone franche où
contradictions,
puérilités et provocations peuvent se donner libre
carrière.
Relisons
le préambule du journal de plaisir, que j’ai cité plus
haut. Dans un livre que,
de son vivant, on ne montrera sans doute à personne, il est
plaisant de
claironner : « Que mes plaisirs soient connus de
tous » ! Est-ce
vraiment respect pour l’Église que de commencer par s’excuser de
ne pas
raconter les cochonneries qu’on a faites quand on était sous le
« harnais » ecclésiastique ?
Insolence feutrée vis-à-vis de l’Église,
nargue vis-à-vis du supposé lecteur ? On
hésite un peu : les méandres
initiaux de ce préambule sont-il le fait d’un ironiste
consommé, ou d’un
maladroit qui s’empêtre ? Même question pour les
dénégations qui
suivent : il n’écrit pas pour se vanter ! Ni de ses
vertus, ni de
ses… faiblesses ! Il fait juste des provisions de bonheur pour ses
jours
de détresse… « Cher public, j’écris uniquement
pour moi ! ». La
pirouette finale fait pencher pour l’ironie. En effet, la phrase
latine : « Propriis
extinctum vivere criminibus », qu’on peut traduire par
« Vivre épuisé
par ses propres crimes », et qui arrive comme des cheveux
sur la soupe,
est la reprise d’une citation de « Gall. » que
Tissot avait mise en exergue de
son
traité sur l’onanisme (1) !
Candy, qui possède dans sa
bibliothèque ce livre
terrifiant, où la masturbation est traitée de
« crime », et où les
coïts répétés sont garantis mener au tombeau,
n’en brave pas moins joyeusement l’enfer
et la mort en déposant ses orgasmes à la caisse
d’épargne pour ses vieux
jours ! – La logique d’ensemble du préambule, dans ses
contradictions
mêmes, me semble claire : nous sommes devant un
« pacte exhibitionniste
fantasmé », si je puis dire : Candy a besoin de s’imaginer vu pour jouir
de ses souvenirs ; ce pacte est donc doublé d’un
« pacte voyeuriste
proposé » : vu… par des
gens qui s’imagineraient qu’il n’écrit que pour lui.
Après nous avoir invités à
entrer chez lui, il fait comme si nous n’étions pas là….
C’est un jeu, on le
sait, et chacun y trouve son plaisir.
Il me reste à décrire, en
dernier, ce qui touche le
lecteur en premier : la couverture du premier volume. Pourquoi
ai-je tardé
à le faire ? Parce qu’on ne saurait aborder les
mystères de cette couverture
qu’après avoir sondé l’intérieur.
Je commente l’image ici reproduite [ill.
n° 1] :
en haut, d’abord, le titre : « Livre de compte de
Pierre-Philippe
Candy de Crémieu », suivi de la date initiale
« 1779 »,
l’ensemble étant ainsi calligraphié… en 1784. C’est
l’expression « livre
de compte » qui figure également dans le
« pacte » initial daté
du 10 octobre 1779, recopié en 1784. En revanche, dans le
« pacte »
conclusif du 20 mars 1785, l’expression employée sera
« livre de
raison », comme dans l’annonce de l’achat du volume, le 7
février 1784.
Ensuite un motif décoratif, puis une
immense signature,
avec ses différents appendices, dont le motif en question,
répété. Ce motif
(que j’appellerai « pelote ») est peut-être
un paraphe combinant les
initiales des prénoms et/ou du nom : il est utilisé
tantôt seul, tantôt
après la signature. Dans le premier volume, on le trouve
à côté de chaque
numéro de folio, du début à la fin, et en bas de
chacune des pages
correspondant à la partie recopiée (et même un peu
au-delà, pour le premier
journal) : tout se passe comme si c’était l’habitude
notariale du paraphe
d’authentification qui trouvait ici son application. On trouve d’autre
part, en
tout petit, immédiatement après la signature, puis en
plus grand, dans la
dernière volute du trait de plume qui la suit, le même
signe qui, à l’intérieur
des registres, sert à désigner l’orgasme : un trait
dont les trois boucles
dessinent une sorte de quadrilatère (que j’appellerai
« bouclette »).
Dans les différentes signatures (il y en a un certain nombre
d’autres : en
page 2 de couverture, après les textes de
« pacte » – voir ill. n° 2,
ou les déclarations solennelles de carence dans le volume 3 –
voir ill. n° 5),
tantôt la bouclette accompagne la pelote, tantôt non.
Au-dessous de la signature, dans le cadre
d’une sorte
de pyramide tronquée (simple élément
décoratif, ou allusion à la
franc-maçonnerie ?), on trouve une inscription en latin,
qui comporte une
partie effacée, je vais y revenir.
Enfin, tout en bas, les dates de début
et de
fin : « Du 10 8bre 1779 au 20 mars
1785 », la seconde
date écrite d’une autre main, l’espace ayant été
laissé vide, je suppose,
jusqu’à la fin effective de la rédaction.
Revenons à l’inscription
lacunaire : « In
illo detégitur v us
mea ».
On nous annonce donc que dans ce livre est
dévoilé
(« detegitur ») quelque chose qui concerne
l’auteur
(« mea ») : mais ce quelque chose s’est
trouvé ensuite… re-voilé
par l’effacement de quelques lettres ! Pourquoi cet effacement
dans
l’annonce de quelque chose à quoi nous pouvons accéder en
ouvrant le livre
(« in illo ») ? Quand cet effacement a-t-il
été exécuté ?
Et pourquoi est-il partiel, laissant subsister certaines lettres, comme
pour
inciter à deviner le mot ?
Avant de donner mon hypothèse, je
rappellerai celles
de René Favier. Dans son étude de 2002, il propose
d’abord de lire :
« In illo detegitur vobis us mea », qu’il traduit
par : « Là
vous sont dévoilés mes usages », mais il
reconnaît que c’est là un latin
approximatif – et même, à mon avis, pas du latin du tout,
puisque
« us » est du vieux français ; de
plus « usus », en
latin, est masculin et ne pourrait jamais s’accorder avec
« mea ». Et
si « v » était une abréviation de
« vobis », pourquoi laisser
un si grand espace après ? Doutant de cette première
interprétation, René
Favier en a proposé une seconde : il y aurait eu une
« altération » du document, et le texte
complet serait :
« In illo detegitur veritas mea ». Le
problème est qu’il y a clairement
inscrit « us mea », et non « as
mea ».
Mon hypothèse est qu’il n’y a pas eu
altération
accidentelle (ce serait bizarre, sur cette couverture par ailleurs bien
conservée), mais effacement volontaire. Si on part de
l’idée que
« v » est le début d’un mot, et que
« us » en est la fin,
et que ce mot est féminin (« mea »), la
langue latine n’offre guère
que deux solutions : « Venus » ou
« Virtus ». J’ouvre
mon Gaffiot et vois que l’expression « Mea
Venus » est employée par
Virgile et par Horace au sens de « Mon amante »,
« Ma
maîtresse ». Seul problème : l’espace est
un peu grand pour ne
contenir que deux lettres, il faut supposer une écriture
lâche. Si c’était
« Virtus », le sens serait :
« Là est dévoilée ma
valeur ». Mais on ne voit pas pourquoi cette tranquille
affirmation de soi
aurait dû être gommée. Alors qu’on le voit dans le
cas de « Venus »,
ce qui me fait préférer cette
« lecture », sans qu’évidemment je
puisse en être sûr. La vérité est
peut-être autre chose encore, à quoi je n’ai
pas pensé.
Voici mon petit roman. En février
1784, Candy peut
faire le coq et afficher sa maîtresse sur la couverture du livre
de raison
qu’il vient d’acheter : il n’y a pas de danger. La couverture de
1784
annonce l’existence de deux textes différents dans le même
volume : « Livre
de compte », titre principal en haut, et « In
illo detegitur venus
mea », annonce publicitaire du supplément
érotique, correspondant au titre
provocant du f° 120 : « Delicia mea nota sint
omnibus ». Mais, à
partir de l’été 1784, le vent tourne :
« Vx » est enceinte, et
sa famille intente à Candy une action en justice, action
toujours en cours le
20 mars 1785, quand le premier volume arrive à son terme.
Même si ce volume
reste un document privé, Candy n’a aucun intérêt
à ce que la couverture attire
l’attention sur son contenu, pour lui explosif, étant
donné le nombre de
pénétrations de « Vx » qui y sont
notées, en particulier de novembre
1783 à fin janvier 1784 (l’enfant est née le 11 septembre
1784). Il gomme (en
partie seulement, comme à regret) le mot
« Venus », et la couverture
n’annonce plus qu’un classique « livre de
compte ». Mais comme deux
précautions valent mieux qu’une, au cas où un curieux
aurait tout de même pris
connaissance de l’intérieur, il ajoute un second paratexte.
Oui ! La page
4 de couverture du registre [ill. n° 3] réalise, à
grand renfort de latin
d’église, un original pacte
« anti-autobiographique », jouxtant le
pacte autobiographique que j’ai cité plus haut. Candy nous y
avertit de ne pas
prendre au sérieux le contenu du volume : « In
multiloquio non deest
mendacium », c’est-à-dire : « Le
bavardage ne va pas sans
mensonge » (variation sur le proverbe biblique :
« In
multiloquio non deerit peccatum », Proverbes,
10, 19) et, plus bas, pour enfoncer le clou à coup de
Bible : « Omnis
homo mendax », « Tout homme est
menteur » (Psaumes, 116, 11). Devant ce
démenti qui sonne comme un aveu, on a
envie d’ajouter : « La ruse ne va pas sans
naïveté ». L’ensemble
est appuyé par sa signature, et accompagné d’un rappel
des dates :
« 1779 – 1785 ». Les dates ne sont pas de la
même encre, la seconde a
été portée après coup, quand le registre a
été fini, ce qui prouve que cette
« quatrième de couverture » a
été réalisée avant cette fin.
Si je reviens en arrière à la
page 1 de couverture, je
remarque que l’inscription latine a été
rédigée en deux fois (ce qui, avec
l’effacement médian, ferait trois). Les mots « In
illo » et
« mea » ne sont pas de la même
« main » que
« detegitur v us »,
qui a
donc été complété et encadré par eux
après coup. Et puis le doute me
vient : je ne vois pas clairement trace de gommage. Serait-il
possible que
l’espace entre « v » et
« us » ait été d’emblée
laissé vide
pour suggérer un mot qu’on n’osait écrire ? Mais par
ailleurs, en
regardant mieux, il me semble distinguer, au milieu et à droite
de la
couverture, le fantôme flottant d’un mot effacé
commençant par un
« v » encore bien visible. Et me voilà
rêvant à de puissants infrarouges
qui éplucheraient pour moi ce palimpseste… au fond, je ne sais
plus.
J’arrête là ce périlleux
exercice d’épigraphie et
d’herméneutique : à défaut d’avoir su se
rendre sympathique, Candy a le
charme de rester mystérieux. Je voudrais surtout remercier
René Favier de sa
trouvaille et de son formidable travail sur le texte, et m’excuser
d’avoir eu
l’impertinence d’y ajouter mon grain de sel en outsider. C’est
là une grande
découverte archéologique, qui change le paysage du
journal personnel. Un tel
journal aurait-il été possible cinquante ans
auparavant ? Aurait-il été
pensable dans les années 1830 ? Dans ce domaine, nous
devons garder le
sentiment de nos ignorances, et ne pas généraliser
à partir de cas
spectaculaires, mais encore isolés. Et ce d’autant plus que le
dialogue avec les
textes intimes du passé est délicat. Nos clivages,
habitudes et pudeurs, notre
« correction » politique risquent de nous
brouiller la vue :
j’avoue avoir mis du temps pour « accommoder »
sereinement et,
j’espère, lucidement, sur ce texte qui reste néanmoins
pour moi… étrange.
*
Bibliographie
*
Illustrations
1
Page 1 de couverture du premier volume
2
Dernière page (f° 143 v°) du premier
volume
3
Page 4 de couverture du premier volume
4.
« In ista commemoratione fiat…
tua », f° 189 r°, second volume.
5
Signature au bas de sa
déclaration du
22 septembre 1794, troisième volume.
Notes
(1) Si Candy s'amuse à détourner la citation mise en exergue par Tissot, c'est un prêté pour un rendu. Tissot avait lui-même déplacé l'application de cette formule : le poète élégiaque Maximianus (dit pseudo-Gallus) déplorait ses amours coupables pour une femme indigne, et Tissot en a fait l'aveu navré d'un onaniste ! Le vers original, « extinctum meritis vivere criminibus » (2 ème élégie, vers 22), signifie « vivre épuisé par mes crimes mérités », c'est-à-dire « par les punitions méritées de mes crimes ». Dans son premier chapitre, Tissot, citant Pline, racontait comment Cornelius Gallus (le vrai Gallus) épuisé par ses masturbations était mort pendant un coït… Merci à mon ami François Hoff d'avoir pour moi démêlé ce labyrinthe érudit, érotique et moral.