Montaigne

Essais (extraits)


Voici trois passages des Essais dans lesquels Montaigne réfléchit sur l'utilité de l'introspection écrite. C'est une poétique, une morale et une psychologie de l'"essai" tel qu'il le pratique, plus proche de l'autoportrait et du journal que de l'autobiographie.

Seule l'orthographe a été modernisée ; le vocabulaire et la syntaxe garderont ici la saveur et parfois, pour nous, l'étrangeté de la langue du XVIe siècle. On se reportera donc à une édition annotée pour les mots ou tournures qui resteraient opaques.


« Car c'est moi que je peins... »

[Essais, « Au lecteur »]

    C'est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t'avertit dès l'entrée que je ne m'y suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je n'y ai eu nulle considération de ton service, ni de ma gloire. Mes forces ne sont pas capables d'un tel dessein. Je l'ai voué à la commodité particulière de mes parents et amis : à ce que m'ayant perdu (ce qu'ils ont à faire bientôt) ils y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent plus entière et plus vive la connaissance qu'ils ont eue de moi. Si c'eût été pour rechercher la faveur du monde, je me fusse mieux paré et me présenterais en une marche étudiée. Je veux qu'on m'y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention ni artifice : car c'est moi que je peins. Mes défauts s'y liront au vif, et ma forme naïve, autant que la révérence publique me l'a permis. Que si j'eusse été entre ces nations qu'on dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de nature, je t'assure que je m'y fusse très volontiers peint tout entier, et tout nu. Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre : ce n'est pas raison que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si vain. Adieu donc : de Montaigne, ce premier de mars mille cinq cent quatre-vingt.


« Ai-je perdu mon temps ?... »

[Essais, Livre II, chapitre XVIII, « Du démentir », extrait]

    Et quand personne ne me lira, ai-je perdu mon temps de m'être entretenu tant d'heures oisives à pensements si utiles et agréables ? Moulant sur moi cette figure, il m'a fallu si souvent dresser et composer pour m'extraire, que le patron s'en est fermi et aucunement formé soi-même. Me peignant pour autrui, je me suis peint en moi de couleurs plus nettes que n'étaient les miennes premières. Je n'ai pas plus fait mon livre que mon livre m'a fait, livre consubstantiel à son auteur, d'une occupation propre, membre de ma vie ; non d'une occupation et fin tierce et étrangère comme tous autres livres.

    Ai-je perdu mon temps de m'être rendu compte de moi si continuellement, si curieusement ? Car ceux qui se repassent par fantaisie seulement et par langue quelque heure, ne s'examinent pas si primement, ni ne se pénètrent, comme celui qui en fait son étude, son ouvrage et son métier, qui s'engage à un registre de durée, de toute sa foi, de toute sa force.

    Les plus délicieux plaisirs, si se digèrent-ils au dedans, fuient à laisser trace de soi, et fuient la vue non seulement du peuple, mais d'un autre.

    Combien de fois m'a cette besogne diverti de cogitations ennuyeuses ! et doivent être comptées pour ennuyeuses toutes les frivoles. Nature nous a étrennés d'une large faculté à nous entretenir à part, et nous y appelle souvent pour nous apprendre que nous nous devons en partie à la société, mais en la meilleure partie à nous. Aux fins de ranger ma fantaisie à rêver même par quelque ordre et projet, et la garder de se perdre et extravaguer au vent, il n'est que de donner corps et mettre en registre tant de menues pensées qui se présentent à elle. J'écoute à mes rêveries parce que j'ai à les enrôler. Quant de fois, étant marri de quelque action que la civilité et la raison me prohibaient de reprendre à découvert, m'en suis-je ici dégorgé, non sans dessein de publique instruction ! Et si, ces verges poétiques :

Zon dessus l'oeil, zon sur le groin,
Zon sur le dos du Sagoin !

s'impriment encore mieux en papier qu'en la chair vive. Quoi, si je prête un peu plus attentivement l'oreille aux livres, depuis que je guette si je pourrai friponner quelque chose de quoi émailler ou étayer le mien ?

    Je n'ai aucunement étudié pour faire un livre ; mais j'ai aucunement étudié pour ce que je l'avais fait, si c'est aucunement étudier que effleurer et pincer par la tête ou par les pieds tantôt un auteur, tantôt un autre ; nullement pour former mes opinions ; oui pour les assister piéç'a formées, seconder et servir.


« Je ne peins pas l'être. Je peins le passage... »

[Essais, Livre III, chapitre II, « Du repentir »,début]


    Les autres forment l’homme ; je le récite et en représente un particulier bien mal formé, et lequel, si j’avais à façonner de nouveau, je ferais vraiment bien autre qu’il n’est. Méshui, c’est fait. Or les traits de ma peinture ne fourvoient point, quoiqu’ils se changent et diversifient. Le monde n’est qu’une branloire pérenne. Toutes choses y branlent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Egypte, et du branle public et du leur. La constance même n’est autre chose qu’un branle plus languissant. Je ne puis assurer mon objet. Il va trouble et chancelant, d’une ivresse naturelle. Je le prends en ce point, comme il est, en l’instant que je m’amuse à lui. Je ne peins pas l’être. Je peins le passage : non un passage d’âge en autre, ou, comme dit le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à l’heure. Je pourrai tantôt changer, non de fortune seulement, mais aussi d’intention. C’est un contrôle de divers et muables accidents et d’imaginations irrésolues et, quand il y échoit, contraires ; soit que je sois autre moi-même, soit que je saisisse les sujets par autres circonstances et considérations. Tant y a que je me contredis bien à l’aventure, mais la vérité, comme disait Demade, je ne la contredis point. Si mon âme pouvait prendre pied, je ne m’essaierais pas, je me résoudrais ; elle est toujours en apprentissage et en épreuve.

    Je propose une vie basse et sans lustre, c’est tout un. On attache aussi bien toute la philosophie morale à une vie populaire et privée qu’à une vie de plus riche étoffe ; chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition.

    Les auteurs se communiquent au peuple par quelque marque particulière et étrangère ; moi, le premier, par mon être universel, comme Michel de Montaigne, non comme grammairien, ou poète, ou jurisconsulte. Si le monde se plaint de quoi je parle trop de moi, je me plains de quoi il ne pense seulement pas à soi.

    Mais est-ce raison que, si particulier en usage, je prétende me rendre public en connaissance ? Est-il aussi raison que je produise au monde, où la façon et l’art ont tant de crédit et de commandement, des effets de nature crus et simples, et d’une nature encore bien faiblette ? Est-ce pas faire une muraille sans pierre, ou chose semblable, que de bâtir des livres sans science et sans art ? Les fantaisies de la musique sont conduites par art, les miennes par sort. Au moins j’ai ceci selon la discipline, que jamais homme ne traita sujet qu’il entendît ni connût mieux que je fais celui que j’ai entrepris, et qu’en celui-là je suis le plus savant homme qui vive ; secondement, que jamais aucun ne pénétra en sa matière plus avant, ni en éplucha plus particulièrement les membres et suites ; et n’arriva plus exactement et pleinement à la fin qu’il s’était proposée à sa besogne. Pour la parfaire, je n’ai besoin d’y apporter que la fidélité ; celle-là y est, la plus sincère et pure qui se trouve. Je dis vrai, non pas tout mon saoul, mais autant que je l’ose dire ; et l’ose un peu plus en vieillissant, car il semble que la coutume concède à cet âge plus de liberté à bavasser et d’indiscrétion à parler de soi. Il ne peut advenir ici ce que je vois advenir souvent, que l’artisan et sa besogne se contrarient : un homme de si honnête conversation a-t-il fait un si sot écrit ? ou, des écrits si savants sont-ils partis d’un homme de si faible conversation, qui a un entretien commun et ses écrits rares, c’est-à-dire que sa capacité est en lieu d’où il l’emprunte, et non en lui ? Un personnage savant n’est pas savant partout ; mais le suffisant est partout suffisant, et à ignorer même.

    Ici, nous allons conformément et tout d’un train, mon livre et moi. Ailleurs, on peut recommander et accuser l’ouvrage à part de l’ouvrier ; ici, non : qui touche l’un, touche l’autre. Celui qui en jugera sans le connaître, se fera plus de tort qu’à moi ; celui qui l’aura connu, m’a du tout satisfait. Heureux outre mon mérite, si j’ai seulement cette part à l’approbation publique, que je fasse sentir aux gens d’entendement que j’étais capable de faire mon profit de la science, si j’en eusse eu, et que je méritais que la mémoire me secourût mieux.