George Sand, Histoire de ma vie

George Sand (1804-1876) composa  de 1847 à 1855 son autobiographie, qui parut en feuilleton dans La Presse en 1854-55 avant de sortir en volume. Le début forme une sorte de préface développée où elle précise sa conception de l'autobiographie en se situant par rapport aux Confessions de Rousseau. En voici des extraits.


[La solidarité]

    Je ne pense pas qu’il y ait de l’orgueil et de l’impertinence à écrire l’histoire de sa propre vie, encore moins à choisir, dans les souvenirs que cette vie a laissés en nous, ceux qui nous paraissent valoir la peine d’être conservés. Pour ma part, je crois accomplir un devoir, assez pénible même, car je ne connais rien de plus malaisé que de se définir et de se résumer en personne.

    L’étude du cœur humain est de telle nature, que plus on s’y absorbe, moins on y voit clair ; et pour certains esprits actifs, se connaître est une étude fastidieuse et toujours incomplète. Pourtant je l’accomplirai, ce devoir ; je l’ai toujours eu devant les yeux ; je me suis toujours promis de ne pas mourir sans avoir fait ce que j’ai toujours conseillé aux autres de faire pour eux-mêmes : une étude sincère de ma propre nature et un examen attentif de ma propre existence.

    Il y a encore un genre de travail personnel qui a été plus rarement accompli, et qui, selon moi, a une utilité tout aussi grande, c’est celui qui consiste à raconter la vie intérieure, la vie de l’âme, c’est-à-dire l’histoire de son propre esprit et de son propre cœur, en vue d’un enseignement fraternel. Ces impressions personnelles, ces voyages ou ces essais de voyage dans le monde abstrait de l’intelligence ou du sentiment, racontés par un esprit sincère et sérieux, peuvent être un stimulant, un encouragement, et même un conseil et un guide pour les autres esprits engagés dans le labyrinthe de la vie.

    Le récit des souffrances et des luttes de la vie de chaque homme est donc l’enseignement de tous ; ce serait le salut de tous si chacun savait juger ce qui l’a fait souffrir et connaître ce qui l’a sauvé. C’est dans cette vue sublime et sous l’empire d’une foi ardente que saint Augustin écrivit ses Confessions, qui furent celles de son siècle et le secours efficace de plusieurs générations de chrétiens.


[L’humilité]

    Un abîme sépare les Confessions de Jean-Jacques Rousseau de celles du Père de l’Église. Le but du philosophe du dix-huitième siècle semble plus personnel, partant moins sérieux et moins utile. Il s’accuse afin d’avoir occasion de se disculper, il révèle des fautes ignorées afin d’avoir le droit de repousser des calomnies publiques. Aussi c’est un monument confus d’orgueil et d’humilité qui parfois nous révolte par son affectation, et souvent nous charme et nous pénètre par sa sincérité. Tout défectueux et parfois coupable que peut être cet illustre écrit, il porte avec lui de graves enseignements, et plus le martyr s’abîme et s’égare à la poursuite de son idéal, plus ce même idéal nous frappe et nous attire.

    Mais on a trop longtemps jugé les Confessions de Jean-Jacques au point de vue d’une apologie purement individuelle. Il s’est rendu complice de ce mauvais résultat en le provoquant par les préoccupations personnelles mêlées à son œuvre. Aujourd’hui que ses amis et ses ennemis personnels ne sont plus, nous jugeons l’œuvre de plus haut. Il ne s’agit plus guère pour nous de savoir jusqu’à quel point l’auteur des Confessions fut injuste ou malade, jusqu’à quel point ses détracteurs furent impies ou cruels. Ce qui nous intéresse, ce qui nous éclaire et nous influence, c’est le spectacle de cette âme inspirée aux prises avec les erreurs de son temps et les obstacles de sa destinée philosophique, c’est le combat de ce génie épris d’austérité, d’indépendance et de dignité, avec le milieu frivole, incrédule ou corrompu qu’il traversait, et qui, réagissant sur lui à toute heure, tantôt par la séduction, tantôt par la tyrannie, l’entraîna tantôt dans l’abîme du désespoir, et tantôt le poussa vers de sublimes protestations.

    Si la pensée des Confessions était bonne, s’il y avait devoir à se chercher des torts puérils et à raconter des fautes inévitables, je ne suis pas de ceux qui reculeraient devant cette pénitence publique. Je crois que mes lecteurs me connaissent assez, en tant qu’écrivain, pour ne pas me taxer de couardise. Mais, à mon avis, cette manière de s’accuser n’est pas humble, et le sentiment public ne s’y est pas trompé. Il n’est pas utile, il n’est pas édifiant de savoir que Jean-Jacques a volé trois livres dix sous à mon grand-père, d’autant plus que le fait n’est pas certain (1). Pour moi, je me souviens d’avoir pris dans mon enfance dix sous dans la bourse de ma grand-mère pour les donner à un pauvre, et même de l’avoir fait en cachette et avec plaisir. Je trouve qu’il n’y a point là sujet de se vanter ni de s’accuser. C’était tout simplement une bêtise, car, pour les avoir, je n’avais qu’à les demander.

    Or, la plupart de nos fautes, à nous autres honnêtes gens, ne sont rien de plus que des bêtises, et nous serions bien bons de nous en accuser devant des gens malhonnêtes qui font le mal avec art et préméditation. Le public se compose des uns et des autres. C’est lui faire un peu trop la cour que de se montrer pire que l’on n’est, pour l’attendrir ou pour lui plaire.

    Je souffre mortellement quand je vois le grand Rousseau s’humilier ainsi et s’imaginer qu’en exagérant, peut-être en inventant ces péchés-là, il se disculpe des vices de cœur que ses ennemis lui attribuaient. Il ne les désarma certainement pas par ses Confessions ; et ne suffit-il pas, pour le croire pur et bon, de lire les parties de sa vie où il oublie de s’accuser ? Ce n’est que là qu’il est naïf, on le sent bien.

    Qu’on soit pur ou impur, petit ou grand, il y a toujours vanité, vanité puérile et malheureuse, à entreprendre sa propre justification. Je n’ai jamais compris qu’un accusé pût répondre quelque chose sur les bancs du crime. S’il est coupable, il le devient encore plus par le mensonge, et son mensonge dévoilé ajoute l’humiliation et la honte à la rigueur du châtiment. S’il est innocent, comment peut-il s’abaisser jusqu’à vouloir le prouver ?

    Et encore là il s’agit de l’honneur et de la vie. Dans le cours ordinaire de l’existence, il faut, ou s’aimer tendrement soi-même, ou avoir quelque projet sérieux à faire réussir, pour s’attacher passionnément à repousser la calomnie qui atteint tous les hommes, même les meilleurs, et pour vouloir absolument prouver l’excellence de soi. C’est parfois une nécessité de la vie publique ; mais dans la vie privée on ne prouve point sa loyauté par des discours ; et, comme nul ne peut prouver qu’il ait atteint à la perfection, il faut laisser à ceux qui nous connaissent le soin de nous absoudre de nos travers et d’apprécier nos qualités.

    Enfin, comme nous sommes solidaires les uns des autres, il n’y a point de faute isolée. Il n’y a point d’erreur dont quelqu’un ne soit la cause ou le complice, et il est impossible de s’accuser sans accuser le prochain, non pas seulement l’ennemi qui nous attaque, mais encore parfois l’ami qui nous défend. C’est ce qui est arrivé à Rousseau, et cela est mal. Qui peut lui pardonner d’avoir confessé Mme de Warens en même temps que lui ?

    Pardonne-moi, Jean-Jacques, de te blâmer en fermant ton admirable livre des Confessions ! Je te blâme, et c’est te rendre hommage encore, puisque ce blâme ne détruit pas mon respect et mon enthousiasme pour l’ensemble de ton œuvre.


[La spontanéité]

    Je ne fais point ici un ouvrage d’art, je m’en défends même, car ces choses ne valent que par la spontanéité et l’abandon, et je ne voudrais pas raconter ma vie comme un roman. La forme emporterait le fond.

    Je pourrai donc parler sans ordre et sans suite, tomber même dans beaucoup de contradictions. La nature humaine n’est qu’un tissu d’inconséquences, et je ne crois point du tout (mais du tout) à ceux qui prétendent s’être toujours trouvés d’accord avec le moi de la veille.

    Mon ouvrage se ressentira donc par la forme de ce laisser-aller de mon esprit, et, pour commencer, je laisserai là l’exposé de ma conviction sur l’utilité de ces Mémoires, et je le compléterai par l’exemple du fait, au fur et à mesure du récit que je vais commencer,

    Qu’aucun de ceux qui m’ont fait du mal ne s’effraie, je ne me souviens pas d’eux ; qu’aucun amateur de scandale ne se réjouisse, je n’écris pas pour lui.

Œuvres autobiographiques, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1970, tome I, p. 5-13.




* Voici le fait comme je i’ai trouvé dans les notes de ma grand-mère : « Francueil, mon mari, disoit un jour à Jean-Jacques : « Allons aux Français, voulez-vous ? - Allons, dit Rousseau, cela nous fera toujours bâiller une heure ou deux ». C’est peut-être la seule repartie qu’il ait eue en sa vie ; encore n’est-elle pas énormément spirituelle. C’est peut-être ce soir-là que Rousseau vola 3 livres 10 sols à mon mari. Il nous a toujours semblé qu’il y avoit eu de l’affectation à se vanter de cette escroquerie ; Francueil n’en a gardé aucun souvenir, et même il pensoit que Rousseau l’avoit inventée pour montrer les susceptibilités de sa conscience et pour empêcher qu’on ne crût aux fautes dont il ne se confesse pas. Et puis d’ailleurs, quand cela serait, bon Jean-Jacques ! il vous faudrait aujourd’hui faire claquer votre fouet un peu plus fort pour nous faire seulement dresser les oreilles ! »