Journaux-feuilletons

Qu’est-ce un journal-feuilleton ?
Un journal personnel que son auteur publie par tranches dans un temps relativement peu éloigné de sa composition. Un journal dont l’écriture s’offre à une lecture périodique et fragmentée, comme une série de lettres ouvertes.
Depuis quand la chose existe-t-elle en France ? Depuis quand un journal personnel choisit-il d’affronter la publication (la lecture par des lecteurs inconnus) selon un rythme plus ou moins analogue à celui de la presse publique ? Il semble que ce soit Léon Bloy qui ait inventé la chose. En 1896 il publie Le Mendiant ingrat , une réduction drastique de son journal tout frais des années 92-96, et il continuera pendant des années selon un rythme régulier, huit volumes en tout.
Mais cette pratique de la publication régulière en livres de tranches récentes ne s’est malgré tout vraiment développée qu’à partir des années 1970. On trouvera ici deux inventaires :

Journaux-feuilletons arrêtés (Jacques de Bourbon-Busset - Françoise Giroud  - Julien Green - André Hartoy - Claude Roy)

Journaux-feuilletons en cours (André Blanchard - Renaud Camus - Michel Ciry - Mathieu François du Bertrand - Charles Juliet - Philippe Jaccottet - Gabriel Matzneff - Marc-Edouard Nabe - Fabrice Neaud - Pascal Sevran)

La forme-livre suppose naturellement une distance maintenue entre l’écriture et la lecture : d’une part le journal va se donner en bloc, par grosses tranches d’une ou plusieurs années, non au jour le jour ; d’autre part l’écart entre le moment de l’écriture et de la lecture, même s’il se rapproche un peu par rapport aux publications posthumes, ou aux éditions globales ou rétrospectives des écrivains eux-mêmes, reste relativement important.
Parler de feuilleton n’est donc ici qu’une approximation.
La situation de « feuilleton » ne peut exister qu’en dehors du livre, dans un média qui épouse vraiment le temps, c’est-à-dire Internet. Seuls les journaux « en ligne » réalisent cette quasi-simultanéité de l’écriture et de la lecture, qui rapproche le journal en ligne de la correspondance. J’ai essayé de décrire dans « Cher écran… » (Seuil, 2000) le caractère fascinant de ce type de participation. Il se produit depuis dix ans quelque chose qui ne s’était jamais produit auparavant dans l’histoire de l’humanité : vous pouvez suivre réellement au jour le jour, par écrit, la vie de quelqu’un qui vous est complètement étranger. Et qui est, presque toujours, un parfait inconnu.
Alors qu’évidemment la publication en livre est majoritairement le fait d’écrivains qui ont déjà un public : quel éditeur accepterait de publier année après année des séries de volumes d’inconnus, dans un genre si décrié ?
J’avais été frappé de voir que dans l’édition à compte d’auteur, où les autobiographies fourmillaient, on ne trouvait pratiquement jamais de journaux, encore moins de journaux en série. Un diariste qui veut se diffuser en feuilleton périodique est quelqu’un d’organisé et de responsable : il aura recours à l’autoédition plutôt qu’au compte d’auteur. Il pourra devenir autofeuilletoniste en diffusant à quelques amis ou groupies des fascicules hebdomadaires ou mensuels (comme le fait par exemple en ce moment Guy Grudzien, qui s’autoédite aux Éditions du Lys, 74 rue du Collège, 59100 Roubaix).
Les journaux-feuilletons dont j’ai fait ici l’inventaire sont, eux, le fait d’écrivains ou d’artistes plus ou moins reconnus, à une exception près, celle du jeune Mathieu François du Bertrand, jeune écrivain qui se lance dans la carrière. Ils sont bien sûr peu nombreux. Ils différent souvent entre eux (voir ci-dessous), mais ils ont un trait commun : ils ont été écrits dans une intention de publication, différée certes, mais relativement proche. Les différences peuvent porter sur :
a) la taille des tranches : tranches régulières d’une année (de janvier à décembre), tranches irrégulières et plus importantes, découpées en fonction des césures de la vie ;
b) la distance plus ou moins grande entre l’écriture et la publication ;
c) parfois l’ordre de la publication (les volumes de Matzneff vont en zig-zag) ;
d) la manière dont le texte est édité : intégralement, avec des coupures, avec des réécritures…
e) le contenu : ce n’est pas la même chose de publier un journal-chronique, qui révèle votre vie intime et porte témoignage sur celle des autres, et un journal-carnet de notations poétiques ou de méditations personnelles (comme le font Jaccottet et Juliet)…
Dans chaque cas, d’autre part, il serait intéressant de connaître comment se construit et se comporte le lectorat : fidélisation ou versatilité ; quels types d’interactivité existe entre l’auteur et ses lecteurs (courrier des lecteurs ; écho de ce courrier dans le volume suivant…) ; quels types de rapports existe entre l’auteur et son éditeur (rapports forcément étroits, puisque l’entreprise suppose la continuité dans le temps : d’où l’intérêt de comprendre pourquoi telle série, à tel moment, a changé d’éditeur).
Enfin une très simple, banale mais importante constatation : à une exception près, toutes les séries de journaux-feuilletons en livres sont le fait d’hommes. Les femmes sont déjà très minoritaires dans la publication en livres de journaux, mais là quasiment absentes. C’est d’autant plus frappant qu’on sait (toutes les enquêtes concordent) que les femmes écrivent bien plus de journaux que les hommes. Et que d’autre part, dans le cadre d’un média « intimiste » comme Internet, elles sont aussi nombreuses que les hommes à être « cyberdiaristes ». Mais il ne leur vient guère à l’idée de livrer leur journal périodiquement en livre.