LIRE LEIRIS : AUTOBIOGRAPHIE ET LANGAGE
prélude, chapitre 1, chapitre 2, chapitre 3, chapitre 4, chapitre 5, épilogue, post-scriptum




PRÉLUDE


I. POÉSIE ET VÉRITÉ

        Michel Leiris a introduit dans la pratique de l’autobiographie un changement capital, le seul peut-être que ce genre ait connu depuis longtemps. En considérant son histoire comme celle d’un être de langage, il a changé le lieu de la quête autobiographique, et frayé à l’écriture de nouvelles voies. À chacun de nous, il offre une nouvelle manière de dire sa vie. Dans cet essai, j’essaierai à la fois d’analyser le plus rigoureusement possible cette mutation et d’en témoigner moi-même en mettant en scène l’expérience de ma lecture.

        Michel Leiris est surtout connu du grand public par la seule de ses œuvres autobiographiques qui ait été publiée en collection de poche, L’Âge d’homme. Moins nombreux sont ceux qui connaissent et pratiquent les autres aspects de cette recherche : les jeux de mots de Glossaire j’y serre mes gloses, les récits de rêve de Nuits sans nuit, le journal de L’Afrique fantôme, et surtout les trois volumes de sa seconde autobiographie, Biffures, Fourbis et Fibrilles, publiés sous le titre d’ensemble de La Règle du jeu. Ces textes sont sans doute plus représentatifs de la mutation dont j’ai parlé que L’Âge d’homme ; j’ai pourtant choisi de m’appuyer dans cet essai sur un commentaire de L’Âge d’homme, parce qu’il m’a semblé que, resitué dans ses relations avec les autres textes, il pouvait servir de point de départ pour une analyse générale de l’écriture de Leiris.

        Trompé par les apparences, un lecteur qui ne connaîtrait de l’œuvre de Leiris que L’Âge d’homme et La Règle du jeu serait tenté de les définir par opposition. L’Âge d’homme serait une autobiographie de type traditionnel : écriture soignée des souvenirs d’enfance ; solution moderne donnée au problème classique de la composition thématique, par le montage de constellations d’images ; littérature d’aveu sexuel, revue et corrigée à la lumière de Freud, mais au fond peu différente de la tradition inaugurée par Rousseau et reprise quelques années plus tôt par Gide. Dans cette perspective, la préface ajoutée en 1946, « De la littérature considérée comme une tauromachie », serait une sorte de chant du cygne, ou d’oraison funèbre, de la problématique de l’autobiographie classique. Avec Biffures commencerait une ère nouvelle : Leiris n’y donnerait plus une solution moderne à un problème traditionnel, mais poserait un nouveau problème. La « corne de taureau » laisserait place à la problématique de la faille et de la lacune ; l’histoire sexuelle disparaîtrait derrière l’histoire de l’individu comme être de langage. À un texte sec et concentré succéderait le foisonnement poétique d’une nouvelle écriture.

        Ce décalage entre L’Âge d’homme et La Règle du jeu existe, certes ; mais on aurait tort d’y voir une révolution. L’Âge d’homme n’est en réalité qu’une étape, et un détour, dans l’exécution d’un projet fondamental conçu dès 1925, et où d’emblée le langage était posé comme le lieu de la recherche intime, dans une perspective il est vrai ambiguë, à la fois autobiographique et mystique :

En disséquant les mots que nous aimons, sans nous soucier de suivre ni l’étymologie, ni la signification admise, nous découvrons leurs vertus les plus cachées et les ramifications secrètes qui se propagent à travers tout le langage, canalisées par les associations de sons, de formes et d’idées. Alors le langage se transforme en oracle et nous avons là (si ténu qu’il soit) un fil pour nous guider, dans la Babel de notre esprit.

        Ainsi s’exprimait Leiris dans la préface de son Glossaire, en présentant la première série des jeux de mots qui furent, avec ses récits de rêve, sa principale contribution à la production surréaliste. Sans doute a-t-il fallu une évolution pour que Leiris prenne conscience des limites de sa création proprement poétique, et découvre que c’était en réalité dans l’autobiographie que ce projet poétique pouvait se réaliser. C’est dans Biffures que se rassemblent et s’intègrent toutes les tentatives antérieures, poétiques et autobiographiques ; mais L’Âge d’homme, à sa manière, était une première tentative d’intégration, certes inachevée et masquée. Désirant mettre au point et cristalliser son histoire sexuelle, Leiris y négligeait la dimension du langage, et ne faisait apparemment guère usage de techniques « poétiques ». Mais ce n’est qu’une apparence : en travaillant ce texte minéralisé et sec, j’espère montrer que, mis à part ce que j’appellerai plus loin le « délai », toutes les techniques poétiques dérivées du jeu de mots et du travail du rêve (ce que j’appellerai « la tresse ») y sont mises en œuvre, et que le « porte-à-faux » y est la règle générale du discours bien plus que le mythique « dire-vrai » qu’allègue l’autobiographie classique.

        Ce n’est donc pas Biffures seulement qu’il faut envisager comme une mutation par rapport à la tradition autobiographique, mais l’ensemble du projet de Leiris. Dans la mesure où l’autobiographie est fondamentalement une tentative de description anthropologique, un renouvellement du genre n’est concevable que si l’autobiographe élabore ou utilise un nouveau modèle de compréhension de l’homme. Rousseau et Sartre n’ont pu écrire leur autobiographie que pour avoir d’abord, sur le plan théorique, construit une anthropologie. La situation de Leiris est différente, certes, mais également privilégiée. Il n’a rien d’un théoricien, et l’on ne trouverait, antérieure à son autobiographie, aucune œuvre écrite qui témoigne d’une réflexion anthropologique originale. Mais il a eu la chance, très rare parmi les écrivains qui ont tenté d’écrire leur autobiographie, de s’assimiler par un travail la pratique de trois sciences humaines : la science du langage, la psychanalyse et l’ethnologie. L’expérience de Leiris est concrète : travail poétique sur le vocabulaire à partir de 1925 ; passage par le divan du psychanalyste en 1929-1930 ; apprentissage sur le terrain de l’ethnographie lors du voyage en Afrique de 1931-1933, au terme duquel Leiris fit de l’ethnographie son métier. De ces trois expériences la première est la plus importante, la seule qui soit vraiment une invention personnelle : c’est elle qui définit le projet fondamental de Leiris. Mais les deux autres ne sont pas de simples péripéties : c’est l’expérience analytique qui lui a donné l’idée et les moyens d’écrire son premier texte autobiographique structuré, L’Âge d’homme ; ce sera ensuite au modèle ethnographique qu’il aura recours pour dépasser ce que ce premier essai avait d’étroit et de fermé : à l’origine de La Règle du jeu, il y eut le projet d’une sorte d’auto-ethnographie, dont Leiris a laissé les linéaments dans « Le sacré dans la vie quotidienne ».

    Toutes ces expériences se rejoignent en ce qu’elles mettent en question le langage. Fonder son autobiographie sur le jeu de mots est chose sérieuse, même s’il se trouve qu’elle est parfois aussi agréable. Et c’est peut-être en partant du problème du langage que l’on peut le mieux situer la tentative de Leiris par rapport à la psychanalyse. Au-delà des péripéties de l’histoire sexuelle et de la mythologie de la castration, ce qui rapproche Leiris du champ analytique est l’usage permanent qu’il fait des mécanismes de langage décrits par Freud dans L’Interprétation des rêves et dans Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient. Ce déplacement de l’autobiographie vers le champ du langage apparaîtra clairement à la lumière d’un texte de Lacan sur l’inconscient, que je vais citer non pour placer ces réflexions sous son patronage, ni pour comparer l’autobiographie à la technique analytique, mais seulement parce qu’il y trace une sorte de programme général dans lequel toute écriture autobiographique (et, au second degré, toute lecture d’autobiographie) peut se situer :

L’inconscient est ce chapitre de mon histoire qui est marqué par un blanc ou occupé par un mensonge : c’est le chapitre censuré. Mais la vérité peut être retrouvée ; le plus souvent déjà elle est écrite ailleurs. À savoir :
- dans les monuments : et ceci est mon corps, c’est-à-dire le noyau hystérique de la névrose où le symptôme hystérique montre la structure d’un langage et se déchiffre comme une inscription qui, une fois recueillie, peut sans perte grave être détruite ;
- dans les documents d’archives aussi : et ce sont les souvenirs de mon enfance, impénétrables aussi bien qu’eux, quand je n’en connais pas la provenance ;
- dans l’évolution sémantique : et ceci répond au stock et aux acceptions du vocabulaire qui m’est particulier, comme au style de ma vie et de mon caractère ;
- dans les traditions aussi, voire dans les légendes qui sous une forme héroïsée véhiculent mon histoire ;
- dans les traces, enfin, qu’en conservent inévitablement les distorsions, nécessitées par le raccord du chapitre adultéré dans les chapitres qui l’encadrent, et dont mon exégèse rétablira le sens. (1)


La plupart des autobiographes situent leur discours dans les champs évoqués par la deuxième et par la quatrième rubriques : ils écrivent et donnent à lire (à qui pourra) leurs souvenirs d’enfance et leurs légendes. La troisième rubrique, en revanche, ne fait jamais l’objet d’un discours systématique : au lecteur d’évaluer ce « stock sémantique », comme de dépister les distorsions mentionnées par la cinquième rubrique. L’originalité de Leiris est d’avoir fait délibérément entrer la troisième et la cinquième rubriques dans le champ de sa recherche, et de nous donner à lire systématiquement ce que nous ne lisions d’habitude qu’épisodiquement et malgré l’écrivain. Le jeu du Glossaire et l’exploitation incessante du porte-à-faux sont en effet les deux principaux mécanismes de l’écriture autobiographique de Leiris. Il ne faut pas conclure de là que Leiris arrive ainsi à « retrouver la vérité », en ce sens qu’il la lirait lui-même : ce serait croire au mirage de l’introspection et de l’auto-analyse ; mais il la donne à lire mieux et autrement qu’on ne l’avait jamais fait avant lui.

        Poésie et vérité : depuis que Goethe a donné ce titre à son autobiographie pour souligner la part de fiction que comporte tout récit de vie, beaucoup d’autobiographes et de critiques ont brodé sur ce thème, opposant stérilement le mythe à une mythique exactitude. Si je reprends ces deux mots à propos de Leiris, c’est pour leur donner un autre sens, leur rendre un sens plein. Poésie, c’est avant tout un travail sur le langage et sur les mots ; et Leiris est peut-être le premier qui ait tenté de subordonner à ce travail le discours et la narration qui tenaient la première place dans l’autobiographie classique. Quant à la vérité, ce ne saurait être autre chose que cette chose qui manque, cette faille que l’expérience même du langage révèle, que la poésie essaie de combler, et dont la vertigineuse attraction oriente et organise toute écriture.



II. LIRE LEIRIS

       Comment lire Leiris, - et comment écrire ce qu’il nous donne à lire ? Dans le présent essai, j’ai voulu prendre cette autobiographie au niveau de son langage : à l’écriture de Leiris répondra un travail sur cette écriture, l’expérience concrète et précise d’une lecture. Mon dessein n’est donc pas de donner d’emblée une vue d’ensemble de l’œuvre de Leiris, ni de faire double emploi avec d’excellentes études qui existent déjà : le livre de Maurice Nadeau (2), l’étude de Ross Chambers (3) qui prend pour fil conducteur le théâtre orphique , et les essais de Maurice Blanchot (4). Il m’arrivera de rencontrer leurs conclusions, comme inévitablement je n’échapperai pas au piège que Leiris tend à tous ses critiques : commentant lui-même son autobiographie, il paralyse la critique en lui dictant d’avance son discours.

        J’ai tenté de prendre l’autobiographie de Leiris non pour ce qu’elle se donne, mais pour ce qu’elle est : un texte à lire, à prendre, non pas à la lettre, mais dans sa lettre : je ferai suivre à mon lecteur mon travail de lecture dans son déroulement, pour aboutir à une vue d’ensemble du fonctionnement de l’écriture de Leiris.

        La première tentation du lecteur est d’interpréter le texte : c’est de là que je suis parti. Choisissant le début de L’Âge d’homme, j’ai essayé de lire page à page, mot à mot, attentif d’abord aux images et aux fantasmes, que je tentais de déchiffrer, puis, rapidement, à la conduite de Leiris dans l’écriture. Je n’ignore pas ce qu’un tel déchiffrement a d’apparemment hasardeux mais, même si l’interprétation est difficilement vérifiable et aboutit à construire une sorte de « roman analytique », elle a pour fonction de faire jouer le texte et de mettre peu à peu en lumière la manière dont le discours est conduit, ses ruses et ses failles, en un mot sa stratégie. Au demeurant, quel intérêt y aurait-il à réduire Leiris à un « cas » psychologique ? Plus l’exploration progressait, plus l’interprétation m’apparaissait comme un simple moyen, un échafaudage, – en vue de l’essentiel qui était de comprendre l’économie d’une écriture, de montrer comment elle fonctionnait, et comment chacun, à son tour, pouvait la faire fonctionner.

      Cet essai reflète donc une transformation du lecteur par son travail sur le langage, passant du jeu de l’interprétation à la pratique de l’écriture. Il se développe selon deux rythmes différents : volontairement lent et minutieux dans les trois premiers chapitres ; rapide et synthétique dans les deux derniers. Le voyageur pressé pourra brûler les étapes. Mais il n’est pas sûr que la vérité que peut contenir cet essai soit ailleurs que dans son trajet.

        Les trois premiers chapitres sont fondés sur un déchiffrement page par page des trois premiers chapitres de L’Âge d’homme. Je demande donc à mon lecteur de lire ou de relire ces chapitres et d’en garder le texte présent à l’esprit, ou ouvert à ses côtés, pour suivre mon déchiffrement ; mais à partir du texte de L’Âge d’homme, le commentaire bifurquera et s’étoilera : plusieurs fois j’analyserai en écho des passages de Biffures et de Fourbis, ou tel rêve de Nuits sans nuit ; surtout, à mesure que l’analyse progressera, je ferai des mises au point sur les traits de l’écriture de Leiris que j’aurai rencontrés et isolés.

      Les deux derniers chapitres proposent, après le labyrinthe, le raccourci ; après l’échevellement, le rassemblement de la tresse. Le premier apporte une conclusion à l’analyse de L’Âge d’homme en partant du commentaire de quelques jeux de mots de Leiris. Le second se présente comme un inventaire à la fois systématique et condensé des principes de l’écriture de Leiris dans Biffures. Dans Fibrilles, Leiris se présente comme en train d’élaborer « le gros œuvre d’un art de l’autobiographie ». En partant de Biffures, j’ai essayé de faire l’inventaire de tout ce que Leiris m’a appris pratiquement dans ce domaine.



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Références : toutes les indications de pages qui ne sont pas précédées d’un titre renvoient à L’Âge d’homme, édition de poche Folio, Gallimard, 1973. Les autres textes de Michel Leiris sont cités d’après les éditions suivantes :

L’Afrique fantôme, Gallimard, 1934.
« Le sacré dans la vie quotidienne », N. R. F., juillet 1938.
Aurora, Gallimard, 1946.
La Règle du jeu :
I, Biffures, Gallimard, 1948.
II, Fourbis, Gallimard, 1955.
III, Fibrilles, Gallimard, 1966.
Nuits sans nuit et quelques jours sans jour, Gallimard, 1961.
Brisées, Mercure de France, 1966.
Haut Mal, Gallimard, collection Poésie, 1969.
Glossaire j’y serre mes gloses, in Mots sans mémoire, Gallimard, 1969.


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Notes :


(1) Jacques Lacan, Écrits, Éd. du Seuil, coll. Points, 1970, t. I, p. 136-137 (« Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse »).

(2) Maurice Nadeau, Michel Leiris et la quadrature du cercle, Julliard, Dossiers des « Lettres Nouvelles », 1963.

(3) Ross Chambers, « Michel Leiris et le théâtre orphique », Saggi e Ricerche di Letteratura francese, vol. VIII, 1967, p. 243-308.

 (4) Maurice Blanchot, « Poésie et langage », in Faux Pas, Gallimard, 1943 ; « Regards d’outre-tombe », in La Part du feu, Gallimard, 1949 ; « Le combat avec l’ange », et « Rêver, Écrire » in L’Amitié, Gallimard, 1971.


Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Epilogue
Post-scriptum (1976)


© Philippe Lejeune