LIRE LEIRIS : AUTOBIOGRAPHIE ET LANGAGE
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ÉPILOGUE



I


        Tout au long de cet essai, j’ai mis en scène la progression de ma lecture, et je n’ai pas caché le personnage de l’interprète. J’ai voulu montrer comment je lisais, laissant mon lecteur libre de lire autrement. Je ne me suis pas interdit de jouer avec les mots, de suivre mes idées et mon humeur. Si bien qu’en face de l’interprète dont je tenais le rôle, on pouvait se demander non seulement comment il lisait, mais pourquoi. À cette question je vais maintenant tenter de répondre, ou plutôt de donner quelques éléments de réponse : espérant que chacun se posera à son tour la question à lui-même.

        Pourquoi lit-on des autobiographies ?

      Une première réponse vient à l’esprit : pour connaître autrui. Occasion inespérée de connaître de l’intérieur, dans les coulisses, des expériences différentes des miennes. C’est ce que j’ai éprouvé en lisant la Vie de sainte Thérèse d’Avila, Les Mots de Sartre ou l’autobiographie du « lettré pauvre » chinois Chen Fou. Je trouvais là le moyen de pénétrer dans un univers spirituel ou intellectuel étranger au mien, mieux que je n’aurais pu le faire en lisant Le Château intérieur ou la Critique de la raison dialectique. Mais, surtout quand il s’agit de contemporains, la lecture ne saurait se réduire à la satisfaction d’une curiosité qui ne nous engage pas, et qui aurait pu se satisfaire autrement. Elle est fatalement ressentie comme un acte de communication, où nous avons un rôle à jouer.

        Cette « communication » est sans doute une illusion, et je pense comme Valéry que toute proposition qui établit une relation à trois termes entre l’auteur, le texte et le lecteur est une proposition vide, ces trois termes n’étant jamais réunis dans aucune expérience réelle. Le propre de l’autobiographie est de créer cette illusion. Dans la mesure où il postule la possibilité d’une communication directe, le texte autobiographique est donc le lieu d’un malentendu. Aussi l’analyse doit-elle distinguer deux expériences différentes : celle qui est écrite dans le texte sous la forme d’un rapport entre le narrateur et son narrataire explicite ou implicite ; et celle qui est vécue dans la lecture par le lecteur réel, qui vient lui-même au texte avec une certaine demande, et doit se situer par rapport au narrataire du texte.

        Lecteur, je puis d’abord m’imaginer que je suis celui auquel s’adresse la demande du narrateur, et me mettre consciencieusement à la place qui est assignée au narrataire. J’en tirerai un sentiment réconfortant d’existence et de nécessité, puisque cet autre, si riche, pathétique ou exceptionnelle que soit sa vie, souffre néanmoins de cette pauvreté fondamentale d’avoir besoin de la dire à quelqu’un pour qu’elle existe à ses propres yeux. On a besoin de moi : c’est dans mon regard qu’on cherche preuve d’existence, certificat de valeur, réponse d’amour.

        Mais il est très rare que je coïncide vraiment avec le narrataire : à dire vrai, la chose est pratiquement impossible. Je reste moi, avec ma propre histoire et ma demande. Certes, je joue le jeu, et je me mets imaginairement à cette place où le discours doit être reçu : mais je n’abandonne pas la mienne pour cela. L’effet de la lecture sur moi dépend de l’ampleur de cet inéluctable décalage, de ce porte-à-faux. Dès que je ne réponds plus assez à la demande qui s’exprime dans le texte, je prends cette demande en biais comme un spectacle, et j’éprouve chez le narrateur l’existence d’un manque, qui au demeurant apparaît en même temps chez moi, puisque je ne trouve plus dans le texte cette chose pleine que sans doute j’y cherchais, ni à quoi répondre.

        Je reviens au cas de Leiris : tout se passe comme s’il avait écrit son autobiographie en gommant autant que possible le narrataire, et en rendant difficile l’identification du lecteur avec ce narrataire évanescent. Comme s’il avait anticipé et volontairement provoqué un décalage qui se produit en général malgré le narrateur. Stratégie habile, qu’il faut prendre non comme un renoncement, impossible, à la demande d’amour, mais comme une conduite détournée pour arriver à ses fins, une manœuvre pour prendre à son tour le lecteur de biais. Effectivement, le lecteur éprouve un malaise, dont il se décharge d’abord en dénigrant l’œuvre (sèche, tortillée) ou l’auteur (faux bonhomme, masochiste) ; son malaise vient de ce qu’il est frustré, en tant que lecteur, de ses plaisirs habituels : plaisir de se prendre pour un autre, plaisir en même temps de n’être pas dupe. Certes, à la réflexion, il trouvera le défaut du système, et réintégrera l’attitude de Leiris à la norme, comme je viens d’essayer de le faire. Mais il aura d’abord eu le sentiment d’être en porte-à-faux. Le gommage du narrataire fait que le texte sonne d’emblée comme une parole vide, comportement très inhabituel dans l’autobiographie. Le lecteur désarçonné, ne voyant pas à qui l’auteur en a, ne peut ni répondre à sa demande, ni la laisser se perdre ; et il est renvoyé à sa propre demande.

        La plupart des lecteurs vivront la chose sur le mode de la mauvaise humeur. Ainsi ai-je fait d’abord, trouvant ridicule plus que pathétique la problématique de la « corne de taureau » : il est vrai que je voyais là pointer une demande, qu’il me plaisait de ne point satisfaire, puisqu’au demeurant, cette corne, c’était à moi qu’on demandait d’en jouer le rôle. Mauvaise humeur aussi quand j’attendais qu’un récit arrive à un dénouement, et la recherche d’une règle à sa découverte. Tant que je me suis comporté en lecteur classique qui demande qu’on lui parle, et qu’on lui livre quelque chose de solide (un sens), tant que j’ai vécu mon rapport au texte comme une mythique communication où s’échangeraient des valeurs pleines, sans perte, j’ai été déçu et n’ai pas réussi à lire grand-chose

        Tout a changé dès que j’ai cessé de vouloir être l’impossible destinataire, quand j’ai abandonné l’attitude de communication, et que j’ai lu le texte comme ces poèmes où un « je » sans référent et sans contexte est à qui veut le prendre. Alors la personne de Leiris m’est devenue indifférente, il a cessé de m’irriter (et même, à la limite, de m’intéresser), de même que j’ai cessé de prendre trop au sérieux les discours par lesquels il couvrait sa pratique, cornes de taureaux et règles du jeu. En commençant à lire d’un peu près le texte, il m’a semblé entendre toutes sortes de choses pour moi nouvelles. Peut-être fallait-il que je m’imagine les entendre, pour ne pas voir que je les disais. Mais bien vite je me mis à mener ma lecture en partie double, ne cherchant pas à éviter la projection et l’identification, mais à les utiliser au mieux en évitant autant que possible leurs pièges. Déchiffrement d’images et de fantasmes, souvent vertigineux par leurs échos, que l’euphorie de l’écriture arrivait à équilibrer. Cette exploration des fantasmes, toute hypothétique qu’elle fut, me fit prendre conscience de la manière dont Leiris s’y prenait (dont on pouvait donc s’y prendre) pour marcher au plus près de la vérité tout en évitant ce qu’elle a d’irréversible. J’avais pris soin de ne pas mélanger mon histoire à celle de Leiris, mais je n’avais pas scrupule à prendre de lui des leçons d’écriture. Pour la première fois, il me semblait voir comment on pouvait parler de soi. En épilogue à cet essai, et parce qu’il me semble que de telles analyses ne sont pas indifférentes pour une réflexion générale sur l’écriture autobiographique, on lira ci-dessous deux textes écrits au cours de la rédaction de cet essai, dans lesquels j’avais essayé de faire le point sur ce que m’apprenait Leiris, et sur le sens et la fonction de mes tentatives d’interprétation.


II


        Ce qui me fascine en Leiris, c’est une manière de parler de soi.

    Longtemps, j’avais été tenté de mettre au clair ma propre histoire. Mais le genre de l’autobiographie m’apparaissait hors de portée. Je croyais que c’était dû à l’insignifiance de mon histoire. Je sais aujourd’hui que ce n’est pas mon histoire qui est insignifiante, mais le genre autobiographique sclérosé. Les techniques usuelles de ce genre sont inadéquates à l’objet qu’il prétend viser. Et je suis souvent confondu de la naïveté et de la simplicité d’esprit qui s’emparent de personnes pourtant intellectuellement douées, et qui ont acquis réputation dans des domaines littéraires, psychologiques ou philosophiques, quand elles s’avisent de parler de leur propre vie. Non seulement l’esprit critique s’évanouit, et elles ne mesurent plus très bien ce qui peut intéresser autrui (reproche que d’ailleurs beaucoup de lecteurs doivent faire à Leiris) ; mais surtout, je m’étonne qu’elles puissent s’intéresser elles-mêmes à ce qu’elles racontent, et s’y reconnaître.

        La plupart des autobiographes se servent d’un modèle de récit qui n’a qu’un rapport lointain avec ce qu’ils vivent, du moins on l’espère pour eux : on a l’impression qu’ils remplissent un questionnaire envoyé par une administration tatillonne, en somme un Curriculum vitae, pour reprendre le titre donné par Jean-Claude Hémery à la charge, pleine de verve, qu’il a faite du récit autobiographique. Ils sont nés ; ensuite on a droit à un arbre généalogique (branches paternelle, maternelle, et compagnie) ; puis à un ou plusieurs « premiers souvenirs » ; ensuite ils vont sagement à l’école, ils font la première découverte de tout ce qu’il faut, tout en brossant un savoureux, attendri ou incisif tableau du milieu familial ; arrive la crise d’adolescence, – etc. De temps en temps ils s’interrogent vaguement sur l’ordre de leur récit, ou font une allusion à leurs problèmes actuels. En un mot, ils se servent du modèle narratif de la biographie, en le remplissant de tout ce qu’ils croient avoir de plus personnel ou de plus intime : sans se rendre compte que c’est la forme qui détermine le contenu. Ce qu’ils pouvaient effectivement avoir de personnel devient, par ce système, du n’importe qui : et c’est pour cela d’ailleurs que quand M. N’importe-qui les lit, la communication se fait si aisément.

        Je ne me comparerai pas à Valéry, prétendant ne pas pouvoir écrire la phrase sur la Marquise. Mais entre « La Marquise sortit à cinq heures », et « Je suis né le 13 août 1938 », je ne vois guère de différence. L’un est aussi arbitraire que l’autre. Et je me sentirais très bête d’écrire une phrase pareille qui n’est qu’un double mensonge, même si la date est « historiquement » exacte. D’abord parce que c’est un cliché. Ensuite parce que, au fond, cette histoire de naissance ne m’est revenue que de troisième main, et que je ne suis pas du tout sûr qu’elle me concerne. J’admire tous ces gens de croire qu’ils sont nés, d’avoir l’air de savoir ce que c’est que de naître, et de ne pas se poser plus de questions que cela. On a l’impression, à les lire, que leur naissance est comme une propriété qu’ils posséderaient à la campagne, ou comme un certificat d’études. Cela assoit tout leur récit sur un début irréfutable, une sorte de première pierre comme on en pose dans les inaugurations. Ne serait-ce que pour cela, le modèle de la biographie me semble inutilisable pour l’autobiographie. Je ne suis pas né. J’écris aujourd’hui et ma naissance est partout. Ma naissance ne deviendra un événement historique que quand je serai mort. On ne peut pas plus écrire « je suis né le.. », que « je suis mort le... ». Non que l’autobiographie doive s’interdire le récit : mais elle doit le remettre à sa place, et ne pas lui permettre de décider par un cliché d’une question indécidable, celle de l’origine.

        Ce que j’aime chez Leiris, c’est qu’il a changé les termes du problème, et placé l’autobiographie sur son véritable terrain. Banalement, cela reviendrait à dire que le « passé » n’existe que dans le présent ; et que le présent n’existe que dans l’écriture. Ce n’est pas retomber dans le journal intime : mais plutôt se trouver dans une situation analogue à celle de l’analysant, qui sait que l’instant où il parle est le centre de son histoire, en ce sens que tout s’y répète. Naturellement, écrire n’est pas parler, une feuille blanche n’est pas un divan. Mais le travail s’y fait sur le langage et par le langage. Cette recherche si intime déconcerte naturellement le lecteur traditionnel qui ne trouve plus ce qu’il cherche : une histoire suivie et entièrement digérée, l’évocation pittoresque de milieux et de personnes ; dérouté, il formule sa critique en se servant de reproches traditionnels : exhibitionnisme sexuel pour L’Âge d’homme ; déliquescence verbale pour La Règle du jeu. Leiris restera fatalement un auteur pour happy few, à cause, justement, du niveau où se situe sa recherche. Les consommateurs ordinaires du genre autobiographique verront toujours en lui une exception aberrante, alors qu’il est peut-être le seul autobiographe du vingtième siècle à avoir pratiqué la véritable règle du jeu, c’est-à-dire avoir cherché à inventer une forme. À part lui et Sartre, je ne vois personne.

        Devant des recherches comme celles de Leiris, on dit souvent d’un ton méprisant : « il se regarde le nombril ». Comme si le nombril était un endroit sans intérêt ! C’est la cicatrice originelle. Mais cette accusation veut dire : « il ne me regarde pas et veut que je le regarde ». Peut-être souffré-je aussi du nombril, mais l’intérêt que Leiris porte au sien ne m’a jamais vexé. Sans doute est-ce aussi dû à l’exigence avec laquelle Leiris a mené sa quête. Dans L’Afrique fantôme, il dit, à propos de la minutie de son journal à la fois ethnologique et intime : « C’est en poussant le particulier jusqu’au bout qu’on atteint au général, et par le maximum de subjectivité qu’on touche à l’objectivité ». C’est ressaisir la visée anthropologique qu’avait eue l’autobiographie, à ses débuts, avec Rousseau. Là encore, Leiris est, avec Sartre, l’un des rares autobiographes à retrouver le sens profond du genre.

        Pour moi, ce qui importait d’abord, c’était que Leiris me montrât qu’on pouvait écrire une autobiographie en abandonnant le modèle biographique, sans pour autant tomber dans le journal intime ou dans l’essai thématique. Le récit biographique traditionnel m’avait longtemps intimidé, un peu comme une affaire réservée aux grandes personnes : c’était si dominé, si clair, les choses s’enchaînaient si bien, les perspectives sur autrui avaient tellement de pénétration, les portraits étaient si vivants ! En moi, c’était un fouillis de vieilles histoires plus ou moins ruminées, et qui, une fois écrites sous forme de récit, sonnaient faux ; hors de moi, autrui et le monde disparaissaient dans des lieux communs dès que je tentais de percer le brouillard : partout où j’étais passé, je n’avais rien vu, et le peu que j’avais vu, j’étais incapable de le raconter à la manière des romanciers. Mon histoire n’était ni biographie ni roman, elle s’était construite dans le ressassement émietté du journal intime, et depuis qu’elle l’avait abandonné, se cherchait un autre langage.

        Ma lecture de Leiris a été l’apprentissage de ce langage. Leiris : s’y lire. De la vérité des jeux de mots ; de la patience à ne plus lâcher la moindre chose, si futile parût-elle, sans en avoir extrait le plus de signification ; du glissement des associations ; des failles, des résistances de ma propre écriture ; de l’obstination à renouer les fils laissés pendants tout au long d’une progression millimétrique ; de l’appréhension, parfois, devant ce qui restait à écrire. L’espèce de vertige que peut donner la décision d’écrire, de préférence, ce qui vous fait mal, et aussi, de préférence, ce que vous ne sauriez vouloir être lu de personne, avec le vertige que cela engendre, – mais compensé, une fois la décision prise, par la sensation d’être au centre de soi-même, et la certitude, soudain, que quoi qu’on dise, on brûle. Exigence vertigineuse, compensée secrètement sans doute par l’intuition qu’à risquer quelque chose dans l’écriture, on ne risque rien. Et que toute cette écriture est à la place d’une parole qu’on ne dira jamais.

        On accuse souvent les déséquilibrés de choisir de préférence les études de psychologie ou de psychiatrie. Pour se soigner, ironise-t-on. Les anti-psychiatres diraient au contraire que c’est lâcheté, et faute d’avoir le courage ou le talent d’être fous, qu’ils choisissent ce qui les rapproche le plus de leur « maladie », et convertissent leur nostalgie en intérêt scientifique. Cela serait peut-être aussi vrai pour certains « professeurs de littérature » : ne le suis-je pas devenu par goût pour l’écriture, et pour rester, malgré mes difficultés à écrire, au plus près du paradis perdu ? On lit faute d’écrire ; on écrit sa lecture, on plaide le dossier des autres, et le sien à travers, espérant toujours que quelqu’un s’écriera, comme dans Cyrano de Bergerac : « Comme vous la lisez, cette lettre ! ».

        C’est dire l’intérêt que je porte à Leiris, mais aussi les limites de ma tentative de lecture. Si j’abandonne L’Âge d’homme dès le troisième chapitre, ce n’est pas seulement par sentiment d’avoir déjà tout dit, c’est aussi qu’à bien comprendre ce que dit Leiris, je ferais mieux de m’occuper de moi.


III

        « S’y lire » est une opération des plus litigieuses : qu’importe à mon lecteur à moi cette autre histoire, implicite dans mon texte, qui guide en réalité ma démarche ? Elle ne l’intéresserait que si mon travail, après un temps de confusion, s’employait à décoller ces deux calques, à détacher de la surface cette couche de fantasmes et d’obsessions qui m’est personnelle : « couche » qui n’est pas « grille » appliquée au texte de manière arbitraire et a priori, mais qui ne s’est constituée qu’à partir du texte de Leiris. Barthes parle du « texte-tuteur », autour duquel son propre texte se met à proliférer comme une vigne, ou comme une de ces plantes molles et flexibles mais exubérantes qui ont besoin pour croître de l’appui vertical et stérile d’un bâton fiché en terre. Le « texte-pupille » peut-il s’émanciper sans s’écrouler ? Les « pupilles » étaient pour moi, jadis, choses ambiguës où se rejoignaient l’extrême abandon et l’amour le plus tendre : « pupilles de la nation », sortes d’enfants administratifs, tas de billes dans un sac de toile grise, voués au tablier noir et au pupitre d’école, la « nation » m’apparaissant moins comme une mère suprême que comme un lieu de rebut, caserne ou terrain vague, école devant laquelle nous faisions la queue pour qu’on nous distribue des rations de lait ; à quoi s’opposait la pupille des yeux, pétillante et précieuse, qu’on appelait aussi d’un mot plus velouté et sombre (comme si c’était ce qui apparaissait dans l’ouverture de la pupille), la « prunelle » de mes yeux, chose si précieuse que c’était ce à quoi on nous comparait (tenir à ses enfants comme à la « prunelle de ses yeux », jurer sur la tête de ses enfants), mais la pupille restait du côté de l’abandon. Le mot avait des côtés louches : je n’ai jamais su le prononcer ; dit-on pupille (comme la « pile » d’un pont) ou pupille (comme dans « fille ») ? Encore aujourd’hui j’évite de l’employer ou je brouille confusément la fin, comme si j’allais me trouver soudain nu et idiot au milieu d’une assemblée de gens strictement vêtus, de même que je suis obligé de réfléchir pour ne pas mêler le fils prodigue à l’enfant prodige, tous deux étant des enfants sortant de l’ordinaire sur lesquels s’extasient les adultes et dont on donne l’histoire à méditer aux petits garçons, soit pour les mettre en garde contre l’émancipation, soit pour leur faire miroiter la possibilité d’accéder dès leur enfance au statut d’adulte en miniature ; que ce fût par la fugue ou par le génie, ces enfants arrivaient plus rapidement que d’autres à l’âge d’homme, au milieu des regards réprobateurs ou émerveillés. Le « – gue » de prodigue était rude et difficultueux, alors que le prodige glissait en douceur : mais les sens des deux mots m’étaient également obscurs. On prodigue des conseils et noblesse oblige. De toute façon, il s’agissait d’états d’exception ou d’exclusion qui brouillaient l’ordre normal des choses de manière inquiétante, comme l’existence d’enfants adoptés (Isabelle et Jean, dont je fus stupéfait d’apprendre qu’ils n’étaient pas les enfants de leurs parents, et que, de plus, ils n’étaient pas vraiment frère et sœur entre eux, – autour desquels flotta tout au long de mon enfance une atmosphère trouble et érotique, une odeur d’inceste) ou comme celle des pupilles de la nation. Même s’il s’agissait de filles, les enfants prodigues ou prodiges avaient tous statut de garçon ; les pupilles, en revanche, ne pouvaient être que des filles, du fait même de leur abandon. Elles dépendaient de leur tuteur, homme sévère comme un corset de bonne tenue, le tuteur étant une sorte de professionnel de l’autorité (comme l’inspecteur, le directeur, – ou l’instituteur), inflexible et soupçonneux (surtout s’il était « subrogé »). L’émancipation était chose confuse, à la fois administrative et érotique, – comme des fiançailles avec la vie. Moi-même j’ai cru ici m’émanciper ou j’ai du moins posé le rapport de la critique et du texte comme un rapport filial. L’écrivain Leiris est de la même génération que mon père, il porte le même prénom que lui, et dans les fichiers des bibliothèques leurs noms se suivent d’extrêmement près. Leiris a publié des travaux d’ethnographie aussi techniques et sérieux que ceux de mon père sur l’épigraphie des langues anciennes et je pourrais, continuant ce faux parallèle (le tressant et le filant contre toute évidence à la manière de Leiris), discerner en eux un commun goût pour les choses du langage, pour le déchiffrement et la pratique du jeu de mots. Texte-tuteur, prétexte, – ou texte-père ? Subrogé-père : père choisi de telle manière que je puisse m’identifier à lui, y reconnaître, porté à l’état adulte et transformé par un extraordinaire travail d’expression, les propres problèmes d’enfant nés de l’opposition au père réel. Leiris serait pour moi ce que je ne saurais mieux appeler qu’un « père prodige », offrant une issue à un éperdu désir d’identification qui soit conciliable avec la projection, puisqu’il est en même temps un « père prodigue », un de ces adultes fugueurs qui passent leur temps à revenir à la maison d’enfance, d’où je ne suis, pas plus que lui, sorti.

        S’y lire ou s’y lier, comme du lierre avec ses vrilles ? Je me suis comporté non comme un lecteur, mais comme un liseur. Le lecteur est raide et professionnel, c’est le collègue de « l’auteur », auquel le langage l’associe souvent, et par lequel il se fait interpeller. C’est le facteur de la lecture. Chose abstraite, comme ces « vecteurs » par lesquels on désigne ce que nous appelions, enfants, des « lignes ». Dans lecteur, rien ne reste de la douceur du verbe « lire » : liseur, je lis pour mon plaisir. Je fais des lisures. Et même des paralisures ; ou des analises ; je balise, j’explore les lisières, j’use et j’abuse. Comme un parasite. Sans doute m’a-t-il fallu une certaine dose de naïveté pour me lancer dans une entreprise pareille. Ou du moins il n’y aurait naïveté ou abus que si j’avais cru un instant à une vérité quelconque à dire sur Leiris ; or il ne s’agissait ni de vérité, ni de Leiris ; il s’agissait de se mettre à lire, peut-être pour la première fois, – avec cette excitation liée à tout déchiffrement, mais aussi cette lente prise de possession d’un langage qui doit vous permettre, finalement, de l’écrire. Dans la mesure où c’était en dernier ressort cette stratégie de l’écriture que je devais à mon tour être capable de produire, la question de l’erreur devenait sans importance. J’espérais, en offrant à mon propre lecteur le récit de ce trajet à travers le texte de Leiris, accompagné de sa progressive autocritique, rejoindre progressivement, non point un secret quelconque de Leiris, mais l’expérience du secret et de l’objet perdu qu’est son écriture. J’ai lu, depuis, les Fragments d’une grande confession de Theodor Reik, avec intérêt et déception ; intérêt pour l’aspect « journal de recherche » que prend le déchiffrement de l’autobiographie de Goethe (avec, il est vrai, une minutie et des tâtonnements qu’on supporte moins bien que dans les récits d’analyse de Freud), mais surtout pour le retournement de l’analyse sur elle-même. Mais Reik a mis vingt ans à effectuer ce retour, plus intéressant que l’analyse initiale, et ce retour se fait sous la forme d’un récit de sa vie d’adulte, sans référence à l’enfance. Dans mon expérience de lecture de Proust ou de Leiris, c’est au contraire dans l’instant même que le texte littéraire s’offrait comme double texte, puisque j’y reconnaissais un autre texte qu’en réalité je ne connaissais pas encore. Et le travail de déchiffrement se doublait d’un travail d’apprentissage, d’un langage qui pour la première fois me permettait d’écrire une histoire sans récit. Autant qu’à déchiffrer, je m’appliquais à m’approprier un savoir-faire. L’angoisse ou le vertige du déchiffrement étaient équilibrés par la jouissance et la sécurité de ce re-chiffrement instantané qu’est l’écriture : cet équilibre dont je faisais l’expérience en écrivant ma lecture est sans doute celui-là même qui est la loi (et non la règle) du mouvement de Leiris.

        En attendant, je produisais un texte qui ne pouvait être lu que par un lecteur de bonne volonté, suffisamment complice pour accepter le jeu ambigu que je proposais entre le discours critique et l’autobiographie. Texte doublement décevant, puisqu’il jouait pendant un certain temps le jeu du déchiffrement « psychocritique », mais finissait par y reconnaître un simple jeu, écho d’une recherche autobiographique personnelle dont il laissait soupçonner l’existence sans en rien livrer de précis. Cette incertitude n’était pas calculée ; j’ai dû écrire ce récit de recherche, parce qu’il était à cette époque la seule manière que j’avais de tenir un discours critique honnête et d’exprimer ce qui de moi ne pouvait se dire plus directement. Scrupule d’honnêteté et timide aveu qui vouent ce texte à une vie aussi discrète que la mienne. Mais encore aujourd’hui, je me demande ce qu’on peut écrire d’autre sur Leiris, ou disons plutôt à partir de Leiris. La raison d’être de mon travail était de découvrir pourquoi il fallait que j’écrive sur Leiris : c’est elle qui m’a permis de passer par-dessus les évidentes difficultés de ce genre de tentative.

juillet 1971 – décembre 1973


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