LIRE LEIRIS : AUTOBIOGRAPHIE ET LANGAGE
 
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CHAPITRE PREMIER



NUMÉRO ZÉRO

1. L’ordre du texte
2. Autoportrait (pp. 25-29) 
3. Métaphysique de mon enfance (pp. 30-40)
4. La lacune
5. Bifurcation
6. L’ordre du texte (pp. 40-42)
7. Numéro zéro



I. L’ORDRE DU TEXTE

        L’Âge d’homme ne semble pas au premier abord être composé « chronologiquement » sous la forme d’un récit suivi qui irait de la naissance au présent. Ou du moins cette chronologie est secondaire par rapport au dessein de construction thématique. Le livre se compose de neuf parties : – une première partie, sans titre ni numéro, dans laquelle l’autobiographe se présente puis évoque différents souvenirs de sa première enfance (pages 25 à 42) ; – puis huit parties numérotées de I à VIII qui ont chacune un titre et qui toutes commencent par une longue citation en exergue, imprimée en petits caractères. Ces citations reproduisent, en les isolant, en les sacralisant, en les présentant presque comme l’Évangile du jour, ou le mythe-modèle, des textes apparemment variés : citations littéraires, notices de dictionnaire, récits de rêve, extraits de journal intime ; mais la présentation suggère que ces textes, quelle que soit leur origine, se rejoignent dans leur fonction mythique. Le titre et la citation annoncent le thème principal autour duquel est organisée la partie. Du titre à la citation, puis de celle-ci au texte de la partie, il y a élargissement et particularisation. À l’intérieur de chacune des parties, le même procédé se retrouve : des séries de sous-titres en petites capitales viennent résumer et annoncer le thème des sous-éléments (sauf dans les chapitres I et VI). Le sous-titre lui-même évite l’aspect anecdotique et se place de préférence sur le plan mythique. D’où l’impression d’un ensemble à la fois structuré et ouvert : d’autres éléments et anecdotes pourraient encore s’intercaler et venir enrichir la structure mythologique. La table des matières, qui présente en vrac titres et sous-titres, témoigne de ce désir de souplesse.

        Construire une autobiographie autour de thèmes et d’images, c’est privilégier dans chaque élément du récit la signification, c’est vouloir aboutir à un système de signification. Pourtant ce n’est pas un système qui nous est proposé, ni une constellation fixe, mais la découverte et l’exploration d’un système. Le récit en effet progresse selon une double ligne :

   a) ligne de l’histoire même de la vie, car, malgré quelques méandres, Leiris progresse très traditionnellement des premiers souvenirs à l’enfance, à l’adolescence jusqu’à l’entrée dans cet impossible âge d’homme qui donne son titre au récit (à partir de la page 134, et surtout de la page 159, le récit mène chronologiquement de l’adolescence jusqu’au présent de l’écriture) ;

   b) mais surtout développement d’une enquête, qui cherche à serrer de plus en plus près la vérité. Doublant l’enquête, ma lecture suivra le même chemin.

        Par cette construction, Leiris réalise le projet secret de toute autobiographie (trouver l’ordre de la vie) en inversant l’importance et le rôle de la chronologie et de la signification. Le récit autobiographique traditionnel choisit comme structure principale l’ordre chronologique (avec tout ce qu’il implique d’explication « diachronique » de cause à effet), réduisant l’ordre thématique au rôle de structure secondaire à l’intérieur de l’autre. Leiris donne à l’ordre thématique la place principale, mettant la chronologie au second plan, diminuant ainsi sa traditionnelle fonction explicative. Tel est, à première vue, l’ordre du texte.

        Si cet ordre a un sens, on doit se demander pourquoi la première partie est présentée autrement que les huit suivantes : elle n’a ni numéro, ni titre, ni citation en exergue. Tout se passe comme si son numéro, c’était le zéro : elle occuperait par rapport aux autres parties la même place fondatrice que le zéro par rapport à la suite des nombres entiers ; comme si son titre c’était le titre même du livre, et le nom même de l’auteur, comme si au lieu de s’appuyer sur un texte antérieur, elle était elle-même le texte antérieur sur lequel tout s’appuie, l’exergue des huit autres parties. Elle n’a pas de cadre, elle est le cadre. Aussi importe-t-il de la lire soigneusement, – d’autant plus qu’elle se donne les dehors des débuts classiques d’autobiographie : autoportrait, souvenirs de petite enfance.



II. AUTOPORTRAIT
(pages 25-29)

        Leiris commence par se présenter : autoportrait sans complaisance, dont le ton et la technique rappellent par instant l’autoportrait de Montaigne. Par se présenter à qui ? Pourquoi cette absence totale de complaisance ? « Je viens d’avoir trente-quatre ans ». Donc, l’âge d’homme ? – Non : « la moitié de la vie ». L’association avec la phrase suivante me fait comprendre moitié d’homme, – plutôt petit. Ou en tout cas, déjà en train de descendre l’autre versant. L’idée de sommet ne peut être exprimée que par un double vertige avant et arrière. « J’ai des cheveux châtains coupés court afin d’éviter qu’ils ondulent, par crainte aussi que ne se développe une calvitie menaçante ». Fiche d’identité symbolique, qui définit la logique profonde de la conduite d’automutilation dont ce portrait donne un bel exemple : se « couper court » soi-même préventivement. Pour éviter quoi ? deux dangers différents qui s’additionneraient (« aussi ») ? Mais s’agit-il de deux dangers ? Pour éviter d’« onduler », c’est-à-dire de manifester sa vitalité, de peur que la réalisation du désir n’entraîne une punition, la suppression même de l’organe : la calvitie. La chose qui est crainte, c’est le désir lui-même. Si bien qu’il ne peut apparaître dans le texte. Ou alors déguisé en crainte, donc déjà puni. Je suis petit. Ce n’est qu’après l’avoir affirmé, à l’abri de cette diminution, que je puis signaler ce par quoi je suis grand, mâle, viril (nuque droite, front développé) : encore si l’idée de virilité émerge dans le discours (le Bélier, le Taureau), il faut qu’il soit bien entendu que ce n’est pas moi qui l’avance : « selon le dire des astrologues » (parenthèse protectrice deux fois répétée). « Et en effet je suis né... ». Mais : « aux confins » du Bélier et du Taureau : proche des deux, si l’on veut, – mais en même temps n’appartenant réellement ni à l’un ni à l’autre. De toute façon, le grand, chez moi, devient « exagéré », c’est presqu’un défaut, puisque je suis plutôt petit. Donc il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Etc.

        Cet autoportrait (on pourrait continuer l’espèce de traduction que je viens d’esquisser) doit être interprété comme une conduite. Texte net, dépouillé, aux allures tragiques : admirable mise en scène d’un timide masochiste qui veut d’une part donner bonne idée de lui par la maîtrise avec laquelle il analyse son propre cas, – lucidité, courage de l’aveu, etc., – « voilà, docteur, les éléments de mon cas pour votre diagnostic », et d’autre part, vous persuader qu’il est effectivement un raté : et comment en douterait-il lui-même, quand tant de témoignages intérieurs... Dans la mesure où dans la vie, la névrose est une conduite de protection, l’écriture redouble cette conduite, exposant, comme autant de mesures de sécurité, tous les signes d’infériorité. S’il se regarde, il se trouve laid. S’il publie, on ne lit pas. S’il voyage, il ne comprend aucune langue étrangère. Etc. Seule manière d’avouer qu’il se regarde, qu’il publie, qu’il voyage. Qu’il est un homme. Mais raté, « rongé » ! – Il veut donc nous séduire, sans nous inquiéter ; nous persuader que nous n’avons rien à craindre de lui, pour n’avoir rien à craindre de nous. Nous, lecteurs : mais à la place de qui sommes-nous ?

        L’autoportrait parcourt successivement le corps, le vêtement, les gestes, – donnant au passage des gages de sincérité au lecteur, avouant non seulement, peintes de l’extérieur, quelques petites comédies ridicules, mais même le geste disgracieux de se « gratter la région anale » : comme le dit le texte : « etc... ». C’est-à-dire : et tout le reste. Au passage (p. 26), il médite sur les limites de l’introspection : les choses les plus apparentes doivent lui échapper, alors qu’autrui les voit. « Lucide » réflexion sur la lucidité, cette digression tend à le rassurer sur ce qu’il dévoile dans l’écriture. Mais si l’écriture, comme la conduite, en dévoilait sur lui plus qu’il n’en sait lui-même ?

        Littérature, voyage, ethnographie, – chacune de ses activités aboutit à un échec, ou est compensée et comme annulée par l’aveu vers lequel tendait tout ce discours : « il me semble que je suis rongé » (p. 27). Comme rien dans ce qui précède ne permet de comprendre pourquoi il est rongé, la rubrique sui-vante (« Sexuellement je ne suis pas, je crois, un anormal... ») apparaît non comme une rubrique supplémentaire, mais comme le lieu même de la « rongeaison », si j’ose dire, tous les échecs précédents étant des déplacements de ce qui se passe ici. Que s’y passe-t-il ? S’agit-il d’un aveu (humiliant) d’impuissance ? ou d’un aveu (dangereux) de puissance ? Deux négations valent-elles une affirmation (« je ne suis pas un anormal ») ? Non, car aussitôt affectée d’un coefficient de subjectivité (« je crois ») et vigoureusement atténuée (« simplement un homme plutôt froid »), cette affirmation virtuelle passe inaperçue : elle est simplement destinée à confirmer que l’impuissance dite dans la seconde phrase est bien une erreur subjective : mais en même temps, elle entretient le lecteur dans l’arrière-pensée que cette erreur subjective n’est pas si éloignée de la vérité : de « plutôt froid » à « quasi impuissant », ce n’est qu’une question de nuance. Se dénier elle-même est un des moyens que la dénégation a de se renforcer, – en sous-main.

        Donc, il s’agirait de sexualité. Les différents aveux portent sur la sexualité et l’érotisme de l’adulte (p. 27-29) : ils rappellent naturellement les aveux dont est parsemé le journal de L’Afrique fantôme (1). Mais ici les symptômes déclenchent en écho des souvenirs, entraînant vers la plus lointaine enfance.

          Cette remontée à l’enfance est présentée de manière étrange (p. 29). On pourrait croire d’abord à quelque banale vision du paradis enfantin (« En deçà de cet enfer… », « l’époque de ma vie qui fut la seule heureuse », « cette progressive dégénérescence »). Mais le drame de Leiris est-il, comme il le suggère, de devenir adulte – ou au contraire de ne pas arriver à le devenir, de rester en réalité enfant, alors qu’il est adulte (objectivement) ? Il n’y a pas opposition, comme il le suggère, entre des linéaments permanents, vestiges d’une première jeunesse heureuse, et la dégradation du passage à la vie adulte, mais au contraire identité. Je propose donc de traduire très classiquement le bien que en parce que :


« […] ma première jeunesse vers laquelle, depuis quelques années, je me tourne comme vers l’époque de ma vie qui fut la seule heureuse, bien que contenant déjà les éléments de sa propre désagrégation » = parce que...

il ne s’agit donc pas d’évoquer un paradis antérieur à la névrose ou au malheur actuel, mais de fixer la névrose dans le paradis de sa source, de retrouver le temps où elle était naturelle, adaptée à la fragilité enfantine, quasi spontanée, et finalement justifiée.

        Il n’y a « dégradation » qu’à cause de la persistance d’attitudes enfantines chez un être devenu adulte, et de la discordance entre son comportement et sa situation réelle (Leiris est, objectivement, un homme de lettres qui a participé aux mouvements les plus intéressants de son époque, un bon ethnographe moyen, un bon mâle moyen, etc.) : le sentiment de dégradation vient donc de la permanence des éléments de conduite enfantine au sein d’un ensemble qui a changé. On dirait : « fixation ». Il y a alors deux manières possibles de réduire l’écart, si douloureux à vivre, pour retrouver un équilibre : soit la solution thérapeutique que propose la psychanalyse : débloquer l’affectivité fixée à un stade enfantin, en lui faisant prendre conscience de son inadaptation à la situation actuelle de l’adulte, et de la vanité actuelle des craintes qui sont à son origine ; soit la solution poétique, adoptée par Leiris et par bien d’autres, qui consiste à mettre toutes les ressources de l’adulte au service de cette affectivité bloquée, pour lui donner dans ses formes, son ampleur, etc., un statut adulte, lui restituant ainsi ce statut « naturel » et adapté qu’elle avait perdu. C’est cette seconde solution qu’on trouve ici : transformer la fixation naturelle en une nouvelle fixation adulte.

        Avant même de faire cette remontée, Leiris déclare qu’il va essayer de rassembler les vestiges de la « métaphysique » de son enfance (p. 29). N’est-ce donc pas la même chose ? Et que signifie « métaphysique » ? La notion de « métaphysique » a chez Leiris la même fonction que celle de « nature » chez Gide (dans sa défense de l’homosexualité) : il s’agit d’affirmer le statut naturel d’une première vision du monde, et de soustraire à l’investigation psychanalytique à la fois cette expérience fondamentale, et sa persistance chez l’adulte. Il ne s’agit plus de l’accident individuel d’un enfant névrosé, mais d’un problème fondamental de l’homme, sur lequel la psychanalyse n’a « donc » rien à dire... On en aura la preuve plus loin (p. 153) quand Leiris repoussera les interprétations analytiques de son cas en déclarant que l’essentiel du problème reste « apparenté au problème de la mort, à l’appréhension du néant, et relève donc de la métaphysique »… ! Première manœuvre de résistance, – nécessaire pour que l’essentiel puisse être dit sans l’être vraiment, sans qu’on s’aperçoive qu’on l’a dit.



III. MÉTAPHYSIQUE DE MON ENFANCE
(pages 30 à 40)

        On entre enfin dans l’évocation du passé. Quel est l’ordre suivi ? Le désir d’organiser est évident. Les souvenirs choisis sont soigneusement encadrés. Choisis comment ? Non pour leur antériorité (ils sont contemporains de ceux évoqués dans les chapitres suivants), mais pour leur primitivité (ce sont des sources, des « premières fois ») et leur généralité (ils ont trait de manière directe aux grands problèmes de l’existence tels que chacun peut les éprouver). L’humour, la finesse du récit rendent le lecteur complice et l’empêchent de voir l’arbitraire de la structure qui encadre ces souvenirs. Comme la plupart des structures employées dans la suite du récit, celle-ci remplit une double fonction : dans un premier temps, barrer la route à toute interprétation ou méthode d’investigation psychanalytique, en classant humoristiquement ces souvenirs en fonction des problèmes « métaphysiques » de l’adulte (c’est l’histoire de la « conscience » qui est ici ébauchée, comme s’il n’y avait pas d’inconscient ; les souvenirs y sont donnés comme presque immédiatement lisibles) ; dans un second temps, à la faveur de ce camouflage, l’autobiographe peut librement raconter une série de « scènes » qui ont trait, pour qui sait lire (et pour Leiris le premier, qui sait fort bien lire, – quand il veut), aux problèmes des premières années de la vie tels que la psychanalyse, justement, les envisage. Le jeu de Leiris, dans L’Âge d’homme, c’est celui de la structure, non fausse, mais faussée, toujours choisie dans le « presque vrai » , dans le « un peu à côté », bloquant l’interprétation par cette légère erreur, permettant par ce blocage au refoulé de faire retour en toute tranquillité.

        L’humour : « Je dois mon premier contact précis avec la notion d’infini à une boîte de cacao de marque hollandaise » (p. 36). Humour pince-sans-rire, « plutôt froid », comme Leiris le disait de sa sexualité. Il joue ici sur le décalage entre l’abstraction propre à la métaphysique adulte, qu’exploitent les sous-titres en petites capitales : Vieillesse et mort, Surnature, L’infini, L’âme, Le sujet et l’objet, et le caractère concret et synthétique des expériences enfantines. À la prétention de ces grands mots, s’oppose le caractère humble et quotidien des épisodes qui les illustrent. C’est, à dire vrai, une description phénoménologique (poétique) de la conscience enfantine qu’entreprend Leiris. Et qui ne voit que cette description est beaucoup plus riche que les titres qui l’encadrent, et riche de choses différentes ?


cimetière, foudre, suicide

        « Il m’est impossible de découvrir à partir de quel moment j’ai eu connaissance de la mort ». Est-ce là simple clause de style ? Ou faut-il y voir au contraire le fond du problème ? Ces mémoires commencent par un trou de mémoire. Une place vide, discrètement désignée. Au départ, donc, il est bien entendu qu’il ne se souvient pas de quelque chose. Tout ce qu’on pourra dire sera donc à la place de cet élément manquant. Je suis étonné justement, à la lecture de cette section Vieillesse et mort, de l’incohérence apparente de ce qui est ici regroupé, étonné de la manière très arbitraire (parfois même laborieuse et avouée comme artificielle par Leiris lui-même) dont les choses racontées sont raccrochées à l’idée « métaphysique » de mort. Est-ce vraiment de mort qu’il s’agit ?de la mort de qui ? Si je lis le texte avec la distraction nécessaire, je constate que, tout de suite après la proclamation d’amnésie, une anecdote est racontée qui met en scène la mère (au... Père Lachaise), sur la tombe de ses parents ; l’anecdote porte sur une violence sacrilège (dont la mère est simple spectatrice), et donne « un avant-goût de quelque chose ». L’épisode du « cadavre » (p. 30) suggère l’idée de quelqu’un qui est foudroyé pour avoir vu : l’image de ce qui le tue fixée sur sa rétine. Cette fixité de l’image sur la rétine du mort semble presque le contraire de l’absence de l’image dans la mémoire du vivant : le contraire, ou l’envers, c’est-à-dire l’autre face de la même chose. D’une chose qu’il faut oublier pour vivre ; dont le retour foudroierait. Cette foudre mène aussitôt à l’idée du suicide (pourquoi ?). L’image du suicide elle-même donne lieu à une curieuse parenthèse : « Je ne comprenais pas... » (p. 31) où il suffit d’oublier un instant le mot suicide pour reconnaître une interrogation sur le sens d’un rapport de violence qui n’est sans doute autre que le rapport sexuel : en quoi consiste-t-il ? dans quelle mesure la volonté intervient-elle : la femme subit-elle ou participe-t-elle ? Question liée à quelque scène originaire, mais qui ne trouve moyen de s’exprimer qu’à travers l’image du radjah. D’ailleurs cette interrogation indiscrètement revenue est aussitôt doublement effacée, étouffée : « La seule chose claire que je percevais, c’est le mot “suicide” lui-même », – naturellement – et le geste du suicide longuement évoqué à travers le mot lui-même (l’attention se détournant du rapport du radjah avec ses femmes, s’absorbant dans un suicide compensatoire). Et, de toute façon, ces images de foudre, ou de suicide ne venaient pas de mon expérience réelle, mais de gravures vues dans les illustrés, concernaient uniquement des « personnages exceptionnels », absolument pas les gens de ma famille ! C’est-à-dire, à bien lire cette dénégation : concernaient les gens de ma famille. La dénégation elle-même porte en son cœur un aveu : les gens de ma famille, ce sont « ceux qui mouraient au lit ». Justement. Une lecture « flottante » m’amène à percevoir, non point derrière ce texte, mais dans la lecture même de ce qui est dit, la trace de fantasmes se rapportant à la scène originaire, – qui serait justement cette chose dont le début du texte dit qu’il est impossible de se souvenir, mais dont il semble impossible aussi de ne pas parler : le tout est d’imaginer qu’on parle métaphysique.

les couleurs de la vie

        Encore des images, d’Épinal cette fois. La mémoire est ici de nouveau représentée comme défaillante, au début et à la fin de l’évocation, au point que l’on a l’impression d’un exercice littéraire, Leiris ouvrant l’éventail des âges pour le refermer ensuite. À dire vrai, au milieu de cet éventail, il y a un trou. Il manque simplement : l’âge d’homme (« je viens d’avoir trente-quatre ans, la moitié de la vie »). Seules surnagent les deux couleurs d’une enfance et d’une adolescence présentées comme indépassables, – et toutes les couleurs de la maturité et de la décrépitude. L’âge d’homme est présenté pourtant deux fois : une fois sous la forme d’une dénégation elle-même déniée, mais hors de sa place (« je n’avais même aucune idée que l’un d’entre eux (si, ce n’est, peut-être, l’âge du mariage) pût figurer un apogée », p. 33), puis, une autre fois sous la forme d’un vide que l’on peut restituer entre la couleur bleue et la couleur verte : quelle est la couleur qui permet de passer du clair de lune à la maternité ? Absent, l’âge d’homme n’est l’objet d’aucune expérience ni d’aucun désir exprimé. L’enfant ne voyait rien au-delà de l’adolescence ; le narrateur n’a qu’un désir, celui de retrouver le « méli-mélo » de l’enfance, après avoir connu toutes les couleurs de la décrépitude. Au milieu, rien. Peut-être cette image manquante se trouve-t-elle simplement épelée à l’intérieur des autres images ? – Cette galerie de petits tableaux juxtaposés n’offre-t-elle pas comme une image analogique du texte de L’Âge d’homme ? Plus que la description elle-même (qui annonce d’ailleurs celles de Biffures), la conclusion me frappe par la manière dont elle réunit le désir de régression jusqu’au stade fœtal, l’expression de l’analogie entre l’enfance de l’individu et celle des peuples (les « temps mythiques »), et le souhait de rétablir l’unité entre le microcosme et le macrocosme. Qu’au demeurant l’on ne s’inquiète pas : passant par toutes les couleurs de la décrépitude, regrettant son enfance, Leiris s’affirme prisonnier de cette série de cadres, incapable de s’en évader, paralysé : réduit lui-même à l’état d’image, d’objet. Comme il le dit fort bien : « je demeure encastré dans ces Âges de la Vie » (p. 35). C’est-à-dire, encadré, enchâssé ; mais aussi castré, châtré.

surnature et infini

    On passe de la lamentation tragique à l’humour ; Leiris semble avoir lu Freud, il maîtrise soudain les interprétations, il organise lui-même pour le lecteur le spectacle de l’énigme, et sa levée. « Surnature », dans sa logique humoristique, semble écrit par un adulte plein de maturité. Aussi est-on tenté de lui emprunter sa méthode des rapprochements, pour suggérer qu’il y a un rapport entre « Surnature » et « Infini » : lui-même souligne l’aspect érotique de la jeune Hollandaise. Cette fuite à l’infini suggère-t-elle à travers la répétition de l’organe féminin de la génération, la succession même des générations (cf. dans Aurora, p. 93, la matrice en abîme) ? Ou plutôt, ne désigne-t-elle pas le vide féminin lui-même, attirant dans une chute indéfiniment répétée, s’accompagnant de l’angoisse d’une diminution qui va jusqu’à la disparition ? Fantasme, nous le verrons, toujours lié à l’orgasme chez Leiris. D’autre part, quel est le lieu de cette vertigineuse fuite érotique ? – La jeune Hollandaise montre une boîte de cacao. À tout enfant, par sa couleur comme par son nom, le cacao évoque le caca, le o supplémentaire étant comme l’image de l’orifice anal, le trou, le zéro. Surdétermination de l’épisode renvoyant à la théorie cloacale, à laquelle renvoyait sans doute aussi sa réflexion sur la cheminée du Père Noël.

    Dans « Surnature », le second paragraphe établissait l’analogie de la série Père Noël et de la série accouchement ; dans « L’infini » même constatation : la clef est donnée par Leiris : l’image de la Hollandaise a valeur érotique. Mais le déchiffrement est déplacé, et demande à être déchiffré. Les « visions libertines » reflétées dans des jeux de glace renvoient à l’univers adulte, artificiel, des maisons d’illusion ; comme souvent, on peut supposer que la comparaison des deux termes renvoie à un troisième terme, absent, à quelque vision enfantine libertine, origine du vertige, – du vertige de l’origine.


l’âme, le sujet et l’objet

       La charmante description de l’âme me semble renvoyer non à la cosmographie, mais à quelque « cosmogonie » fœtale, comme par exemple celle qui a été exposée par Leiris p. 35. Mais en même temps, elle raconte une réflexion de l’enfant sur son propre corps. L’âme, représentée d’abord comme baignant dans un liquide, est ensuite envisagée comme un organe localisable, à l’intérieur du corps même de l’enfant : recherche qui semble susciter en écho le fragment suivant, sur la première érection. La métaphore cosmographique semble assurer la liaison (l’univers, les deux pôles de mes préoccupations, ma lune). Si la « lune » est liée aux « besoins les plus immédiats », la « petite machine » semble liée aux peurs. – Baptisée par la mère, la petite machine semble aussitôt menacée. Bizarrement, sous prétexte de parler de la nature, apparaissent serpents et satyres : présence inquiétante, qui rappelle les « images » de violence des illustrés, et les faits divers, interdits à l’enfant comme le furent plus tard les journaux grivois. Le long circuit de ce paragraphe ainsi résumé, laisse entendre que la crainte qu’éprouve l’enfant est liée à l’appréhension d’une violence extérieure ; mais que cette violence n’est peut-être que la manifestation de quelque chose d’agréable, mais d’interdit ; et que corollairement, la crainte de l’enfant est peut-être elle-même associée à l’expérience du plaisir : ce qui va justement nous être enfin raconté. C’est sur le récit de cette révélation du plaisir, que va se terminer la « métaphysique » de l’enfance. Admirable récit, parce qu’il parvient à restituer l’étonnement dans toute sa fraîcheur, un peu comme Rousseau dans le récit de la fessée de Mlle Lambercier. Il énonce la progressive localisation des causes paradoxales de ce plaisir, mais sans estomper l’étonnement lui-même. Il souligne d’abord la double théâtralité de l’événement : c’est le plaisir qui transforme le lieu en « théâtre », et ce plaisir lui-même est causé par la vue d’un spectacle : « ce lieu devint le théâtre de ma première érection », « le spectacle qui m’était offert » : scène dans laquelle le spectateur est arraché à l’indifférence (ou l’indifférenciation), pour devenir, sans comprendre comment, lui-même acteur. Cette théâtralité, liée à l’irruption du plaisir, est sans doute le fondement de la fascination du théâtre, du spectacle, dont Leiris parlera tant, en particulier dans la section « Tragiques » : tout spectacle renvoie à cette première scène. Mais est-elle la première ? La première dont il se souvienne. Mais n’est-elle pas elle-même la répétition d’une autre « scène », celle-là primitive, originaire ? Dans l’épisode de la clairière, Leiris souligne plusieurs fois l’incapacité de l’enfant à établir le moindre lien entre ce qu’il voit et ce qu’il sent : il note simplement les coïncidences, il ne comprend pas « le mot de l’énigme ». À dire vrai, l’adulte qui fait le lien, comprend-il mieux ? Au lecteur, il semble que le lien lui-même, une fois établi, soit toujours énigmatique, mais que le lieu de cette énigme doive être plutôt quelque scène originaire. Différents indices, inscrits dans le texte, poussent à faire cette hypothèse. Tout suggère que la scène est vécue par l’enfant comme une agression subie, comme un traumatisme causé par un spectacle. L’érection n’est pas présentée comme un mouvement de désir allant de l’intérieur vers l’extérieur, comme une expansion active et première, mais comme un choc subi de l’extérieur, comme une pénétration violente, dont l’érection puérile serait la conséquence subie, la réaction organique du corps frappé, l’équivalent d’une sorte de « bleu » : l’expression « irruption de la nature dans mon corps », souligne l’idée d’agression brutale et de pénétration, et la passivité pétrifiée de l’enfant-spectateur, victime du spectacle, stupéfait de sa brusque intumescence et qui ne sait mettre d’autre nom que celui de pitié sur ce qui est finalement le plaisir, exactement comme le petit Jean-Jacques s’était senti « l’affection » redoublée pour Mlle Lambercier avant de localiser et d’identifier ce qui lui arrivait.

        Si cette hypothèse est exacte, ce dernier volet de la série « métaphysique » renverrait alors au premier volet : l’origine perdue de l’idée de mort, le modèle de la scène du plaisir ne serait qu’une seule et même chose, la scène originaire, dont les éléments apparaissent travestis, disjoints, épelés tout au long des images de cette « métaphysique », mais surtout dans le récit initial et dans le récit final.



l’origine de la métaphysique

        Je vois mieux maintenant l’unité de ces cinq épisodes. Leiris cherche à présenter l’origine de ses expériences métaphysiques (chacun des épisodes traite d’une « première fois ») : mais à chaque fois le champ exploré est celui de la conscience (ou plutôt : du souvenir qui lui reste de cette conscience). C’est la méthode classique de tous les autobiographes (« aussi loin que je me souvienne »). Cette méthode, s’il s’agit d’établir véritablement des « origines », méconnaît totalement l’apport de la psychanalyse : l’importance des premières années de la vie, les effets de l’amnésie infantile, les lieux où les traces de cette enfance subsiste – souvenirs-écrans, rêves, etc. C’est cette méconnaissance qui donne à l’autobiographe sécurité, et c’est cette sécurité qui l’amène à parler à mots couverts de ce qu’il désire se cacher : l’expérience originelle de l’origine.

            Ai-je tort d’accorder une telle importance à cette séquence « métaphysique » ? Au cas où il me resterait une hésitation, je n’ai qu’à relire le jugement que Leiris porte lui-même sur ce point : « Je n’attache pas une importance outrancière à ces souvenirs échelonnés sur divers stades de mon enfance » : dénégation d’autant plus facile à lire (« outrancière » attire d’ailleurs l’attention sur l’exagération de la dénégation...) qu’elle précède l’affirmation, faite sur un ton dégagé de constatation pratique (« il est d’une certaine utilité »), de l’importance capitale de ces épisodes : « le cadre... dans lequel tout le reste s’est logé ». Effectivement, il y a disproportion entre ces cinq épisodes morcelés et le cadre de toute une vie : mais il n’y a plus disproportion, si l’on retrouve ce qui se lit derrière.

            Ai-je tort de lire une scène originaire derrière cette séquence ? Ce que je puis dire tout au plus, c’est qu’il y a derrière le texte quelque chose qui fonctionne comme une scène originaire : quelle est-elle, réelle, fantasmatique ? Je n’en sais rien. Mais je vois bien qu’elle est là, comme un manque, à la place duquel s’écrit tout le texte. S’agit-il seulement d’un fantasme projeté par le lecteur ? Je ne le crois pas : l’arbitraire du lecteur peut fort bien jouer à chaque occasion ; mais la récurrence des signes, vérifiable, lui indique qu’il a touché à une structure qui est aussi dans le texte ; cette récurrence, bien sûr, ne garantit en rien la vérité de ses interprétations, mais lui garantit qu’il y a bien là quelque chose à interpréter. Pour le faire, il va s’aider d’autres textes de Leiris, et, en particulier de La Règle du jeu. Ce déchiffrement du texte de L’Âge d’homme que je tente ne peut que redoubler le déchiffrement que Leiris lui-même a entrepris : c’est l’excitation et le désespoir du lecteur de Leiris, comme du lecteur de Proust, de se sentir devancé dans la tâche critique par l’auteur qu’il tente de lire. Il n’a sur lui d’autre avantage que sa situation d’extériorité, le biais de sa perspective qui lui fait apercevoir d’autres lointains.



IV. LA LACUNE

        Le 19 avril 1948, Leiris retrouve dans un numéro de Musica datant de 1906, un portrait de la cantatrice Lucy Arbell dans le rôle de Perséphone. Il s’aperçoit qu’un certain nombre des éléments qu’il avait associés au mot « Perséphone » dans Biffures (éléments courbes, floraux, musicaux) lui ont été suggérés par le souvenir perdu de cette photographie. C’est l’occasion de réfléchir aux rapports du texte et de la mémoire :

Ainsi, au-dessous de la trame consciente de mon livre – celle qui est artifice dans la mesure où, préexistant nécessairement à chaque page que j’écris, elle lui imprime ipso facto un caractère d’objet fabriqué – court une trame que j’ignore ou dont je n’entrevois jamais que des brimborions au hasard d’une image ou d’une réminiscence. Cheminement souterrain, plus important sans doute que le parcours officiel […]  (Fourbis, p. 19).

Leiris admet donc l’existence d’une trame inconsciente : choses qui manquent en apparence, mais qui en réalité font tenir ensemble le discours. Suit une très belle évocation de cette inscription de l’inconscient (Fourbis, p. 20). Leiris se pose d’abord la question de savoir s’il sera capable de lire lui-même cet hiéroglyphe ; et ensuite, question qui n’est indifférente ni sur le plan personnel, ni sur le plan littéraire, si quelqu’un d’autre que lui peut le lire :

quelqu’un d’autre que moi, même dans le cas sans doute fréquent où je ne parviens pas à les tirer du secret, peut-il en percevoir du moins (hors de toute possibilité d’appréhension distincte) l’existence clandestine, de sorte que, le livre terminé, la suite de phrases qu’il aura lues lui apparaîtra comme un panorama dont les lointains arrière-plans, bien que presque invisibles, sont indispensables parce que – montagnes ou nuages, plaine ou mer – pour incompréhensibles qu’ils demeurent ils sont ce qui donne au tout sa profondeur vivante ? (Fourbis, p. 20).

Leiris décrit ici exactement la situation où je suis en face du début de L’Âge d’homme : apercevoir l’existence clandestine des lointains. Et, pour continuer à filer la métaphore géographique, par déduction, par triangulation, j’essaie de reconstituer la forme et la nature probables de ces arrière-plans.

        Leiris développe ensuite une sorte de petite phénoménologie de la mémoire (Fourbis, p. 20-22), en oubliant il est vrai de parler de l’oubli... et de ses raisons probables (les notions psychanalytiques d’amnésie, de censure, de refoulement ne sont pas utilisées). Et cette réflexion sur la mémoire le ramène enfin à l’endroit même d’où part le récit de L’Âge d’homme, à l’idée d’une sorte de trou à la base même de la mémoire. Mieux : d’une mémoire en forme de trou ; au point que le lecteur se demande si la chose oubliée ne serait pas prodigieusement présente dans la description qui est faite de l’oubli ; au point que se souvenir positivement de l’oubli serait impossible, le dissiperait ; chose qui ne peut survivre dans la mémoire qu’en forme d’oubli. Tout au long de cette page, nous pensons à une évocation toute lacanienne de la béance originelle. Leiris parle d’ailleurs constamment dans La Règle du jeu de ce manque en terme de « faille », de « lézarde », de « trou », de « lacune ». Je cite le texte sur la lacune :

De ces lacunes obsédantes – lésions qui sont cause d’inquiétude et qu’il faudrait réparer pour avoir le sentiment euphorique de se posséder en totalité – l’une, peut-être, me fait sentir son vide de manière un peu plus gênante que les autres et je donnerais gros pour parvenir à la combler. Il est très vraisemblable toutefois qu’il ne s’agit pas là d’une lacune ou d’une de ces cavernes au trajet capricieux ainsi qu’en ont les bois anciens qu’ont taraudés les insectes mais d’un manque absolu (d’un défaut originel et non d’une disparition d’après coup) de sorte que ce serait, en bonne logique, perdre son temps sur un faux problème que vouloir à tout prix reconstituer cette partie absente comme se reprise un vêtement mangé aux mites ou une vieille chaussette. Il est malaisé, néanmoins, de résister à l’attraction qu’exerce cette lacune, de même qu’il faut faire effort sur soi quand on se trouve à deux pas d’un abîme pour en détourner ses yeux, bien que sachant qu’à prolonger cette vaine contemplation l’on peut s’attendre à n’éprouver que nausée, sans même parler d’un certain risque de chute au cas où la tête viendrait à vous tourner. Pour discutable que soit, quant au bon goût, l’emploi d’un mot qui traîne derrière lui un tel sillage sulfureux, “abîme”, dans le cas ici évoqué, ne me paraît pas excessif comme terme de comparaison. L’événement capital que j’ai toujours été dans l’incapacité de retrouver (cela pour la simple raison qu’il n’a jamais dû se produire, soit qu’il n’y ait pas même possibilité de pareille découverte, autrement que de façon toute formelle, tant qu’on n’est pas au pied du mur, soit qu’elle s’opère seulement par degrés et de manière subreptice à mesure que l’échéance se rapproche) est en effet celui qu’aurait constitué pour moi ma prise de conscience de la mort ou, plus précisément, du fait que ma propre vie – cette vie que je ne peux pas croire soumise aux mêmes lois que celle des autres – ne saurait manquer de s’arrêter pile, en un radical écroulement. (Fourbis, p. 22).

Texte admirable d’audace, dans son énoncé, et de prudence, dans sa fonction. L’idée très profonde que touche Leiris, c’est que ce manque n’est pas dû à l’occultation provisoire d’une chose précise qui existerait ou aurait existé, mais que la chose oubliée est elle-même une sorte de manque. Dans la chaîne de la mémoire comme dans la chaîne du langage, le signifié dernier manque, et c’est de ce manque même que sort toute la chaîne. Mais cette idée audacieuse est découverte, puis explorée dans une tactique qui est de l’ordre de la prudence : il faut se garantir de tout retour offensif du refoulé, se persuader que ce retour est impossible. Ce serait un faux problème que de « vouloir à tout prix reconstituer cette partie absente », – et voici donc ma lecture, cette fois, condamnée. Mais dans ce cas-là, pourquoi Leiris va-t-il écrire cinquante pages, les plus profondes de la Règle du jeu, à partir de ce manque ? Et comment expliquer que dans la dernière phrase Leiris cerne avec une telle précision les contours de la lacune ? On retrouve dans cette dernière phrase le même mécanisme de sécurité que dans la « Métaphysique de mon enfance ». Comment peut-il être si sûr de la signification et du contenu de « l’événement capital »... qu’il a toujours été « dans l’incapacité de retrouver » ? Je vois, dans la suite, que c’est à partir du sens qu’il essaie de retrouver l’événement. Je comprends alors la fonction de cette « certitude » sur le sens : ayant décidé a priori que le sens est « la conscience de la mort » (et visiblement décidé à ne rien comprendre d’autre), Leiris peut explorer la lacune tranquillement ; il empêchera les images levées par l’écriture d’aboutir à d’autres significations que celles imposées au départ, et, à la faveur de cette certitude, laisse le refoulé s’écrire sans se donner à lire explicitement. Est-ce à dire qu’il ne s’agisse pas de conscience de mort ? Certes, la mort n’est pas absente. Mais il ne s’agit peut-être pas seulement d’elle, mais, qui sait ? – du désir. Et peut-être qu’il ne s’agit pas exclusivement de métaphysique. Les structures dont se sert Leiris ne sont jamais vraiment impertinentes, mais elles semblent toujours un tout petit peu décalées. Il suffit de mettre une clé très légèrement de travers pour bloquer la serrure : on peut alors regarder par le trou de la serrure en étant sûr que la porte ne s’ouvrira pas...

        Dans le cadre d’une lecture de L’Âge d’homme, je ne saurais continuer l’analyse de « Mors ». Pourtant ceci : glanant des faits autour de cette lacune, à la recherche de sa « prise de conscience de la mort », Leiris développe longuement un épisode datant de Viroflay. Il a quatre ou cinq ans. Se promenant à la nuit tombée dans la campagne déserte avec son père, il entend une sorte de bruit d’insecte ; il a peur ; son père lui explique que c’est une voiture qui est « très loin, très loin » ; il a encore plus peur. Une fois l’anecdote racontée (Fourbis, p. 23-24), Leiris cherche à l’expliquer, à la développer, « tiraillant » l’anecdote dans tous les sens pour lui faire « rendre gorge », et s’abandonnant même à des séries d’associations d’idées, dirigées officiellement par l’idée de « conscience de la mort », mais en réalité très diverses et finalement assez « libres ». Or cette analyse met d’abord l’accent sur le mensonge du père, et l’idée que ce mensonge cache quelque chose de redoutable (d’ailleurs Leiris n’est plus tellement sûr que son père ait réellement répondu cela cette fois-là... peut-être s’agit-il d’un mensonge dont on a soupçonné le père en d’autres circonstances ?) ; ensuite, il développe l’idée de « solitaire d’un monde étrange (ou isolé insolite) en nocturne intrusion » (Fourbis, p. 28), après qu’a été évoqué « un somnambule se faufilant, tout blanc dans sa chemise de nuit, à travers l’ombre d’une chambre », étrange vie persistante au milieu du sommeil général. Une longue parenthèse évoque une sorte de perspective théâtrale en abîme, souvenir de souvenir, au fond duquel apparaîtrait une fantomatique scène muette. Hamlet est à cette occasion nommé. Enfin est évoquée la fameuse voiture (à cheval) nommée par le père : mais pourquoi faut-il (Fourbis, p. 30), que le cheval s’écroule dans les brancards « scandale soudain parce qu’éclatement public de la tragédie, telle la chute de quelqu’un que frappe le haut mal », etc... ? La plupart de ces associations semblent de nouveau tourner autour de quelque chose en forme de scène originaire : réveil en pleine nuit, écoute d’un bruit insolite, mensonge du père, évocation d’effrayantes images de cheval, dont j’aurai l’occasion, avec Leiris, de reparler (cf. ci-après, chapitre II, "Haut Mal"). Et si mon lecteur a quelque doute et me soupçonne de n’écrire ici qu’une maniaque caricature de L’homme aux loups, je laisserai Leiris lui-même commenter poétiquement la situation évoquée dans Fourbis, dont je rappelle qu’elle est là pour boucher le trou de mémoire déjà constaté au début de L’Âge d’homme. Les strophes ci-dessous sont extraites de La Néréide de la mer Rouge, poème écrit en 1934-1935, donc en même temps que L’Âge d’homme :

« Telle face au miroir qui quadruple la paire
de bergers s’embrassant entre les chandeliers
une veilleuse presque éteinte change en suaire
les draps du couple parental dont craque le sommier

Et l’enfant réveillé sent vivre le silence
troublé par ce seul bruit émané du fumier
des membres confondus grâce à la morne science
de l’amour qui ahane un jugement dernier

Il songe en écoutant son cœur battre trop fort
à l’horreur d’être adulte bien qu’il sente
se faufiler en lui ainsi qu’un filon d’or
cette flamme légère et toujours laminée
montant pour l’ex-voto ou le dessus de cheminée »
                                                       
                                                        (Haut Mal, p. 124).


Inutile de préciser que ce texte ne met pas en scène la « scène originaire », mais qu’il exploite de manière très littéraire, et en termes déjà très précis de réalité génitale, un fantasme d’adolescent. Mais comment ne pas entendre les harmoniques de ces vers ? « Et l’enfant réveillé sent vivre le silence / troublé par ce seul bruit » est un parfait résumé du texte de Fourbis écrit quatorze ans plus tard, sur le « solitaire d’un monde étrange (ou isolé insolite) en nocturne intrusion ». Ce qui manque dans Fourbis, c’est l’impossible identification de la source du bruit. Mais je reconnais aussi d’autres éléments : le « miroir qui quadruple la paire de bergers s’embrassant » (miroir en face duquel la veilleuse remplit à son tour le rôle de reflet puisqu’elle éclaire le couple parental : parallélisme, mais inversé, car là où le miroir multiplie vertigineusement l’image de la paire de bergers, la veilleuse pétrifie (change en suaire) l’image du couple parental : vertige et pétrification, qui sont les deux manifestations opposées et complémentaires du traumatisme) : ce miroir libertin et vertigineux est justement celui qu’évoque Leiris à propos de la jeune Hollandaise au cacao en abîme. L’ambiguïté propre à l’effet de la scène originaire (choc au bout duquel se manifeste le plaisir) est ici traduite par le « bien que » et la suite. Quant à l’horreur d’être adulte, elle évoque tout simplement le titre même de L’Âge d’homme. Et puisque je parle de titre, comment ne pas penser à celui que Leiris annonce pour le quatrième (et dernier ?) volume de La Règle du jeu : Frêle bruit, qui se donnera pour tâche de répondre à la question posée depuis toujours : « crissement d’insecte ou mince roulement de voiture dont essieux et rayons ne seraient que frêles membres desséchés, que venait donc – en son unicité – me murmurer ce bruit ? » (Fourbis, p. 27).



V. BIFURCATION

la pente de l’écriture

        Je peux employer une autre méthode pour lire les dix pages de « Métaphysique de mon enfance » : celle de la superposition de textes inventée par Ch. Mauron. Cette méthode semble particulièrement recommandée pour les textes qui ont été intentionnellement construits selon des procédés d’association. Il ne s’agit certes jamais chez Leiris de ce qu’on appelle association « libre », c’est-à-dire sans contrôle conscient : toute l’écriture de Leiris est faite d’un équilibre savant de dérive et de contrôle. Dans L’Âge d’homme, comme il est naturel, le contrôle semble l’emporter de beaucoup. Dans La Règle du jeu, l'équilibre est trouvé. On peut comparer l’écriture de Leiris à la pratique d’un sport comme le ski : l’énergie initiale n’est pas produite par le skieur, c’est simplement la pesanteur, à laquelle il doit commencer par se livrer. Le sport consiste à maîtriser cette force, à l’utiliser, au lieu de s’abandonner et de tomber vertigineusement. L’écriture est toute entière ce contrôle du vertige de la chute. Dans L’Âge d’homme, on a souvent l’impression d’un skieur débutant qui ne sait pas prendre les tournants, s’arrête, fait une conversion et repart dans l’autre sens. D’où le caractère saccadé de la progression. Dans La Règle du jeu, la technique du virage aval est acquise, il y a une sorte de coulé dans l’enchaînement des virages. Mais tout se passe comme si la pente où s’exerce l’apprenti-skieur se terminait, non par un replat, mais par une falaise à pic : il faut être toujours maître de sa vitesse pour pouvoir s’arrêter avant ; sinon, la sanction est la mort. Ce qui est au fond de l’écriture, c’est la mort : non comme le terme, mais comme le principe même de son mouvement. La pente, ce sont les associations, dont le dernier terme est un trou à pic, manque qui attire, aspire tout, et contre l’aimantation duquel toute la vie, toute l’écriture se construit. Cette métaphore, filée, je la justifie d’abord en voyant que Leiris n’a pas hésité à filer jusqu’à l’absurde la métaphore de la littérature-tauromachie ; la métaphore tauromachique est très instructive en ce qu’elle établit une double relation avec un public et avec un adversaire, et qu’elle pose le problème en termes œdipiens ; la métaphore que je propose remonte bien en-deçà, à un stade antérieur et plus fondamental, où ne reste que le désir et la béance ; elle a l’avantage d’expliquer l’importance capitale que Leiris accorde au sentiment du vertige et au fantasme de la chute, dont la tauromachie rendait assez mal compte.

        Cette pente, c’est toujours la même. Ses accidents, son relief, ses particularités, nous pouvons essayer de les deviner en comparant les différentes « descentes » d’associations, pour saisir quels sont les points de passage obligé, et l’ordre de ces points de passage. À la lecture de Biffures, j’ai été frappé par la ressemblance du paysage des pages 103 à 127 (seconde moitié de Perséphone), avec « Métaphysique de mon enfance » (p. 30 à 40 de L’Âge d’homme). Leiris a été le premier non pas à voir, mais à organiser ces ressemblances : il lui arrive, dans La Règle du jeu, de reprendre un matériel déjà utilisé sommairement dans L’Âge d’homme. Mais il n’est pas sûr que le sens de ces reprises lui soit clairement apparu. Pour saisir le trajet de ces chaînes d’associations, il faut en effet négliger la suite apparente de l’ordre du discours. Aussi mon lecteur aura-t-il peut-être de la peine à me suivre dans cet exercice de lecture : je vais lui demander non seulement de s’écarteler entre trois textes différents et assez longs (car un troisième texte sera utilisé pour articuler les deux premiers), mais aussi de lâcher ce à quoi il se serait naturellement raccroché dans cet exercice d’acrobatie : l’histoire apparente. Qu’il s’abandonne simplement avec moi au fil de la pente.


départ

    Les deux textes partent de la curiosité de l’origine :

L’attirance que j’ai toujours ressentie à l’endroit d’un au-delà des apparences fait que, pour moi, “merveilleux” et “nature” sont presque synonymes (Biffures, p. 103).

Toujours ressentie (« Il m’est impossible de découvrir à partir de quel moment j’ai eu connaissance de la mort ») ; on est au niveau d’une origine absolue, d’une connaissance, ou d’un désir de connaissance. « Merveilleux » et « nature », superposés, cela donne cette « surnature », évoquée à propos de l’énigme de la naissance, qui cause justement de l’« émerveillement » (p. 35). Désir de savoir, curiosité de l’origine. C’est le même désir, nous dit le texte de Biffures, qui porte l’enfant vers les contes de fées, puis vers « ce qui de prime abord peut en sembler le plus différent : les livres dits “de sciences” ». Ces livres de sciences sont cependant divisés en deux groupes : Leiris oppose les livres décrivant différentes formes de transformation physique (distillation de la houille, produisant du gaz ; effervescence de la craie où l’on met du vinaigre ; four à chaux, et hauts fourneaux pleins de métal en fusion), à ceux qui tentent de représenter la numération arithmétique : ces derniers ennuient, à cause de leur stérilité, par la répétition de l’identique ; la numération a le côté vertigineux du désert. Les premiers livres, au contraire, fascinent, visiblement à cause de la production par métamorphose, du mystérieux passage de l’état solide à l’état liquide ou gazeux. Ce thème de la métamorphose des états va être développé, tissé, tressé dans les pages suivantes ; une longue distinction des mécaniques créées par l’homme, et des forces naturelles utilisées par ces mécaniques, amène à choisir pour exemple privilégié la machine à vapeur : l’enfant imagine qu’en comprenant la mécanique, il comprend tout, alors qu’il reste le mystère même de l’énergie et de son origine. L’étonnement est le suivant :

l’on peut toujours se demander pourquoi une matière quelle qu’elle soit est ainsi transformable, sujette à de telles vicissitudes, au lieu de demeurer à jamais ce que, l’observant à un instant quelconque du temps (et sous quelque avatar qu’elle se présente alors), l’on est en droit de croire qu’une fois pour toutes elle est. (Biffures, p. 106).

Suivent différentes réflexions sur l’invention (Archimède, découvrant la poussée dans son bain, et disant Eurêka en se frappant le front, mimique qui figure justement dans l’autoportrait de L’Âge d’homme, p. 26), et sur la « découverte ». Pourtant il y a une découverte dont Leiris dit dans L’Âge d’homme qu’il ne peut pas la faire : celle de l’origine de la connaissance de la mort.

détour

        Pour saisir comment ces pages de Biffures sur la machine à vapeur se rattachent à « Métaphysique de mon enfance » (c’est-à-dire, en suivant mon interprétation, au fantasme de la scène primitive), je dois faire un détour, en analysant un passage qui se trouve un peu plus loin dans L’Âge d’homme. Dans le chapitre « Antiquités », Leiris évoque longuement le « Génie du foyer » (p. 64-67). Que vient faire l’histoire de cette salamandre ? Il s’agit bien sûr des « antiquités » personnelles de Leiris, et je prendrai tout cet épisode comme un souvenir-écran renvoyant probablement à sa préhistoire. La description des lieux met en évidence la possibilité pratique d’une scène originaire

La chambre où nous couchions l’un de mes frères et moi était séparée de la chambre parentale par un bout de couloir [...]. Lorsque mes parents étaient couchés je les entendais chuchoter dans leur chambre, au lit et aux meubles couverts de drap bleu de soldat. Ils ne fermaient pas toujours les portes de communication, les rouvrant en tout cas avant de se mettre au lit, afin de mieux savoir comment nous dormions. (p. 64-65).

Si les parents laissent la porte ouverte, c’est pour pouvoir entendre l’enfant : mais tout le texte met l’accent sur la communication dans l’autre sens : par cette porte, on peut entendre les parents « chuchoter » (frêle bruit...), on peut à l’occasion voir la poitrine de sa mère. Cette proximité est liée pourtant à une impression de terreur :

[...] par un bout de couloir qui passait devant un cabinet noir contenant des défroques et des malles. Chaque fois que je passais devant ce réduit j’avais peur – une bête surgie de l’obscurité ? au fond, tout au fond, n’y a-t-il pas deux yeux de loup qui brillent ? – et c’était là qu’on menaçait de m’enfermer quand je n’étais pas sage. (p. 64-65).

Tout se passe comme si, par un léger déplacement, la terreur s’était fixée sur ce cabinet noir adjacent, devenu théâtre de la scène traumatisante : une bête surgie de l’obscurité, deux yeux de loup qui brillent. Autre « apparition », la mère en chemise de nuit blanche (cf. dans Fourbis, p. 28 « un somnambule se faufilant, tout blanc dans sa chemise de nuit, à travers l’ombre d’une chambre »), qui vient répondre à l’appel de l’enfant : appel étrange ! – L’enfant est malade du « faux croup » (le « faux » désignant l’origine nerveuse ou psychologique de la simulation) : « au milieu de la nuit, soudain, je m’éveillais ». La maladie est décrite en termes de violence sexuelle subie par l’enfant, presque comme une sorte de dépucelage par la bouche (qui fait d’ailleurs penser à la scène de la première communion, p. 84) :

la poitrine ravagée par une toux violente qui déchirait ma gorge et ma trachée, semblant s’enfoncer de plus en plus profondément en moi, comme un coin ou une cognée. Cela me faisait mal, mais j’y trouvais aussi un certain plaisir, épiant cette toux qui, à chaque accès, devenait plus profonde et me vibrait presque jusqu’aux entrailles. (p. 65).

Il mime ainsi une scène sexuelle, vécue de manière féminine, avec le même caractère paradoxal du douloureux (choc subi) au fond duquel se révèle le plaisir : simulation où l’on mime, sur soi, la scène de violence dont on a été spectateur ou auditeur, et qui en même temps, attire sur soi l’attention des acteurs de la scène (la mère, alertée à son tour, vient voir l’enfant et l’entoure de soins, ce que l’enfant ressent comme une « entrée dans le jeu », au lieu qu’il était avant sur la touche). Leiris analyse très finement, en bon moraliste, la maladie comme conduite de séduction. L’attention qu’il a réussi à obtenir est décrite précisément (p. 67) en des termes qui redoublent le fantasme de la maladie simulée : le père « détenait le remède, petit flacon rempli d’un liquide brunâtre qui, disait-il, contenait une plume qui me chatouillerait la gorge, de manière à me faire vomir. Je n’aimais pas prendre le vomitif [douleur], mais l’idée de la plume m’amusait ». Et comme toujours dès que la scène primitive est en jeu, la théâtralité apparaît : « l’idée aussi d’être le personnage central du drame qui se jouait, en plein milieu de la nuit » (p. 67).

        Encadré par tous ces éléments, voici « le génie du foyer » : nous allons rejoindre le texte de Biffures, et le problème de la machine à vapeur. Ce récit arrive comme entre parenthèses. On pourrait relier directement la phrase de la page 66... « du nom de sa marque de fabrique », à celle de la page 67 : « Ma mère, très petite... » : entre les deux s’insère une anecdote, une sorte de « rédaction » qu’on peut lire sur le mode intimiste et touchant des souvenirs d’enfance : si on la lit ainsi, elle obstrue le récit de manière gratuite. Il faut supposer que cette incise raconte en réalité l’essentiel du mystère, la scène à laquelle l’enfant répond par son « faux croup » : l’expérience du spectacle d’une éruption volcanique. La Radieuse, c’est finalement, entre les longs réservoirs d’eau, au centre une « figure de femme », un engin qui est en même temps une personne, un vagin qui est en même temps la mère. Dès qu’Elle (majuscule) apparaît, c’est encore dans une scène de « théâtre ». Les deux frères versent le liquide au milieu, dans le trou où se fait la combustion. La réaction à cette irruption du liquide est une éruption violente, analogue aux opérations décrites dans Biffures : l’eau devient de la vapeur, des charbons incandescents sont projetés. Les entrailles de la chaudière sont comparées aux entrailles de la Terre. Double réaction des enfants, « ravis et apeurés ». Au cas où le lecteur aurait des doutes sur cette interprétation, la suite des associations des pages 66-67 lèvera ses doutes. Si l’anecdote est citée comme agréable, alors que la scène primitive est profondément ambiguë, c’est qu’à ce niveau le désir de comprendre peut se satisfaire, et qu’on peut croire percer le mystère de la nature : « À dater de ce moment, je crus comprendre mieux la vie, si mystérieuse jusqu’alors, des volcans », phrase qui évoque pour nous à la fois le long texte de Biffures sur la compréhension des phénomènes naturels et le résidu mystérieux qui, malgré ce que croit comprendre l’enfant, subsiste ; et la première phrase de « Métaphysique de mon enfance » : « Il m’est impossible de découvrir à partir de quel moment j’ai eu connaissance de la mort... ». La suite des associations devient encore plus claire par l’intermédiaire de l’anecdote du ramonage, le tuyau de l’engin est comparé, c’est tout simple, au tuyau de la cheminée dans l’Énigme de Noël : il suffit de nous reporter au texte surnature (p. 35-36) pour y voir le tuyau de la cheminée de Noël explicitement rapproché du vagin. Par là l’énigme des jouets, l’énigme de la naissance se relient à l’énigme de la scène primitive. C’est encore l’énigme de Noël qui sera évoquée p. 84 à propos de la scène de la « communion ». Tous ces rapprochements ne sont esquissés qu’à moitié par Leiris : c’est à nous de rapprocher entre eux les rapprochements, de reconstituer le puzzle. Ce « tunnel vertigineux », « où pouvait se passer Dieu sait quoi ? », nous rappelle le vertige de la boîte de Cacao. Quant au ramoneur, c’est un petit enfant, naturellement charbonneux (et misérable, c’est un pauvre), qui grimpe dans ce tunnel vertigineux : je me souviens alors de la scène de la première érection, à la vue des enfants pauvres, qui grimpent pieds nus à des arbres. Libre à nous de ne pas lire toutes ces bifurcations, et de nous rassurer en lisant comme une clausule de rédaction d’école communale « quand se déposait, comme une espèce de suie magique, le trésor doux des jouets ». L’interprétation de tout ce foyer d’images concernant les mystérieuses scènes nocturnes pose naturellement beaucoup de problèmes : il semble que pour l’enfant les phénomènes amoureux et génitaux soient perçus selon la « théorie cloacale » plutôt qu’en termes génitaux. Nous en aurons confirmation quand nous nous occuperons du père qui pète (p. 89). Reste que le problème principal qui n’est pas résolu, et qui est le fond du mystère, ici, c’est la transformation d’un père et d’une mère paisibles et familiers, en une éruption volcanique. C’est ce problème qui est exprimé par la phrase :

Au moment où je me trouvais près de la “Radieuse” moelleusement installé sur les genoux de ma mère, l’engin ne me faisait nullement l’effet d’un monstre, mais celui d’une bête tiède et bonne, à l’haleine rassurante (p. 67).

Rappelons-nous : dans le cabinet noir, il y avait justement une bête surgie dans l’obscurité, qui faisait peur. Lisons encore :

ma mère assise comme une matrone antique tout près du métal bleu de la “Radieuse”...  (p. 67).

Rappelons-nous : les parents chuchotaient « dans leur chambre, au lit et aux meubles couverts de drap bleu de soldat » (p. 65). Une matrone antique : rappelons-nous au début de ce chapitre « Je pense au genre Messaline, aux matrones dévergondées » (p. 56). La Radieuse est à la fois Messaline et le Génie du foyer. Répétons ce que Leiris établissait dans Biffures à propos de la vapeur :

On peut toujours se demander pourquoi une matière quelle qu’elle soit est ainsi transformable, sujette à de telles vicissitudes [...]  (Biffures, p. 106).


descente

        Après ce long détour, je descends rapidement le fil du texte de Biffures, en marquant de simples jalons les coïncidences avec L’Âge d’homme, les points de repère évidents, ou les simples échos : réflexion sur « l’expérience » scientifique (Biffures, p. 106 sqq. ; dans L’Âge d’homme, les expériences de « l’âme », p. 37-38) ; l’évocation de la cosmographie (Biffures : les éclipses, p. 114 sqq. ; L’Âge d’homme, p. 37) ; surtout, lié à l’éclipse, son négatif, l’éclair qui inscrit « sur la rétine de l’homme mort foudroyé l’image de l’arbre sous lequel il se trouvait abrité au moment où la décharge céleste l’avait électrocuté » (Biffures, p. 115 ; L’Âge d’homme, p. 30 ; cet « arbre », ne serait-ce pas justement celui qui est photographié, fixé, dans les rêves de Nuits sans nuit, l’arbre à viande, p. 52, l’arbre à serpent, p. 55, ou l’arbre auquel grimpent les petits enfants dans la scène de la première érection ?). Le rapprochement de l’éclipse et de l’éclair qui développe dans Biffures la rapide notation de L’Âge d’homme, demanderait un plus ample commentaire, en prenant toutes ces descriptions pour des expressions métaphoriques de phénomènes psychologiques : la manière dont l’éclipse est à la fois masquée et remplacée par le verre fumé qui devait permettre de l’observer, et finalement éclipsée, nous rappelle l’analyse de la lacune dans Fourbis. Plus loin, la Fourmilière (Biffures, p. 121), nous ramène aux angoisses énoncées p. 39 dans L’Âge d’homme, à propos des satyres :

Ils durent jouer le même rôle pour moi que les Bohémiens pour les enfants de la campagne lutins, faunes, démons de la nature, côté inquiétant des fourmilières et des huttes de charbonniers (p. 39).

On se souvient que dans L’Âge d’homme, ces côtés inquiétants, liés aux « faits divers » (voir parallèlement Biffures, p. 124-125, sur les « faits divers »), sont soupçonnés d’avoir une autre face, elle, « grivoise » – exactement comme l’horreur liée à la scène originaire a un autre nom, qui est le plaisir. Ces aspects inquiétants sont analysés plus longuement dans Biffures. Ici aussi fourmilières et charbonniers sont associés. La fourmilière amène Leiris à revenir au thème des « entrailles de la terre », déjà abordé (Biffures, p. 101), à propos des mines ; les charbonniers, « sortes d’ogres, de miséreux ou de créatures mi-sauvages, qui se confondent avec les bûcherons bien qu’ils soient, eux, des êtres plutôt de la nuit, lourds Vulcains en vêtements souillés de marbrures végétales ou terreuses, campagnards à souliers ferrés participant au feu souterrain » (Biffures, p. 121), les charbonniers amenant l’image volcanique du « génie du foyer », le petit ramoneur étant lui-même une sorte de petit charbonnier. Exactement comme dans L’Âge d’homme, l’apparition des fourmilières et des charbonniers, avec pour harmonique le thème du « fait divers », sert de prélude au récit de l’éveil de la sensualité.

arrivée

        Au bas de la pente, on trouve donc deux récits analogues, que je vais mettre en parallèle pour les analyser. Dans L’Âge d’homme, il s’agissait de la première érection à la vue de petits pauvres grimpant pieds nus aux arbres ; ici, de quelque chose qui semble plus ancien, de la découverte de l’idée de chair, accompagnée d’une horreur secrètement voluptueuse. Dans L’Âge d’homme, l’épisode était unique ; ici il est dédoublé (épisode de l’oiseau, p. 123-124, et du jeune camarade, p. 125) et harmonisé par un récit de rêve (p. 125-127). L’épisode de la première érection se voit ainsi enlevé le statut d’origine : mais ce statut n’est pas pour autant, à nos yeux, reporté sur la scène de l’oiseau : en multipliant les récits d’origine, Leiris nous suggère qu’aucun de ces souvenirs ne se rapporte à une scène première. Le modèle, le germe se trouve enfoui bien en deçà de ce que la mémoire peut saisir. Les souvenirs arrachés à l’oubli ne sont que des répétitions altérées et chiffrées du « scénario » originel.

        Les éléments communs avec la scène d’érection sont les suivants :

        a) la sensation confuse et ambiguë est éprouvée à la suite d’un spectacle (oiseau) ou d’un récit (garçon tombé), c’est-à-dire à la suite de la représentation d’une scène, sans aucun contact direct :

Ce qui demeure, c’est la notion d’une chair meurtrie, présente avec acuité, bien que je n’aie fait qu’apercevoir l’oiseau sans le toucher, et qu’en ce qui concerne la chute de mon camarade il s’agisse d’un simple récit (Biffures, p. 125).

            b) cette scène est ressentie par identification (notion capitale dans l’œuvre de Leiris) :

Beaucoup plus tard, j’ai cru me rappeler la sensation étrange que j’éprouvais alors imaginant ce que devait faire ressentir d’à la fois plaisant et douloureux aux enfants en question le contact de la plante de leur pieds et de leurs orteils nus avec l’écorce rugueuse (L’Âge d’homme, p. 40).

le plus antique contact que j’aie lucidement pris avec un corps externe doué de cette sensibilité à l’état pur, et reconnu pour tel, masse séparée de moi comme de toute intelligence, passible pourtant de sensations apparentées à celles dont je savais capable mon propre corps  (Biffures, p. 122).

Petits enfants, oiseau, camarade tombé, sont comme des images de l’enfant lui-même (cf. p. 124 dans Biffures : « Mais devant l’oiseau tombé, moi, presqu’aussi jeune que cet oiseau... »).

        c) la sensation éprouvée ainsi est confuse (l’enfant sur le moment n’y distingue rien) et, à la réflexion, très ambiguë. Derrière la pitié pour la douleur subie, se révèlent le plaisir et le désir :

J’étais bouleversé, par la pitié me semblait-il [...]. Beaucoup plus tard j’ai cru me rappeler la sensation étrange […] mon trouble […] (L’Âge d’homme, p. 40).

J’éprouvais, à regarder cette chose, un grand trouble dont je ne suis pas certain qu’il fut exclusivement pitié. J’imaginais, me semble-t-il, avec horreur mais comme si le seul fait d’imaginer cela dénonçait un très obscur désir, que cette petite masse misérable, j’aurais pu la tenir dans le creux d’une de mes mains (Biffures, p. 123).

    L’élément commun à toutes ces scènes est l’idée de chute (« la pointe de vertige qu’engendrait l’appréhension de leur chute », pour la première érection ; l’oiseau tombé du nid, le camarade tombé du toit) ; à cela s’ajoutent les idées de choc et de blessures, et de dépouillement (enfants pauvres, vêtus de haillons, pieds nus ; très jeune oiseau encore sans plumes) ; quant au plaisir qui se manifeste derrière la douleur, il est de l’ordre du chatouillement, de la titillation : le côté à la fois « plaisant et douloureux » des pieds nus sur l’écorce, dans L’Âge d’homme ; et dans Biffures :

Ce qui demeure, c’est l’élément physique, souvenir aussi tenace que celui, par exemple, de l’araignée du genre « faucheux » [...] qui, un jour que je cueillais des fleurs ou jouais à planter des graines dans le jardin de Viroflay, passa sur le dessus de ma main et me fit subir un hideux chatouillement  (Biffures, p. 125 ; je souligne).

Érection mise à part, on voit que les trois scènes sont construites et analysées de la même manière. Par rapport au fantasme de la scène originaire, il y a naturellement un décalage, une sorte de retrait, qui fait d’ailleurs que le souvenir de la scène originaire ne pourra jamais être retrouvé : comme dans la scène du « faux croup », l’enfant essaie de reproduire la scène à lui tout seul, dans ses effets sur lui, en occultant la scène elle-même. Dans le faux croup, l’enfant mimait la violence délicieusement subie, et se donnait en spectacle à ses parents, inversant entièrement la situation. Dans les trois scènes ici analysées, il retrouve le rapport avec le monde extérieur et l’idée du spectacle auquel on assiste : mais il a substitué au spectacle de la scène originaire, le spectacle du spectateur de cette scène. Enfants ou oiseaux tombés, auxquels il s’identifie, sont l’image de l’agression alors subie : s’il retrouve par-delà la pitié ou l’horreur qu’inspire leur spectacle, le plaisir, c’est qu’il projette sa propre expérience du traumatisme voluptueux, l’association de la douleur et du plaisir. On voit que dans ce système la cause a entièrement disparu, c’est l’effet qui s’engendre lui-même en se reconnaissant.

        Naturellement l’analyse ne saurait s’arrêter là, comme nous le signale le fait que, dans Biffures, Leiris ait ajouté le récit de rêve de la synagogue. Dans ces trois scènes, l’important est que l’émotion trouble se déclenche au spectacle d’une violence subie par quelqu’un d’extérieur à l’enfant : le thème de la division entre le sujet et l’objet, immédiatement rendue sensible et comme comblée par l’identification, est chaque fois souligné. En tant que pur rapport d’identification, ce rapport à l’objet pourrait continuer à s’interpréter en termes de masochisme, mais n’y aurait-il pas, tout au fond, le désir de causer cette douleur pour en jouir ? et n’est-ce pas la terreur que cause l’idée de ce désir et de ses conséquences si on essayait de le réaliser, qui amène l’enfant à choisir le circuit fermé, à exercer sur soi cette violence, ou à se contenter de la passivité du spectacle, où sa responsabilité n’est pas engagée ? Si « l’appréhension » de la chute des enfants cause un tel vertige, ne serait-ce pas qu’elle est désirée, d’un inavouable désir ? Que l’appréhension cache le désir, c’est ce qui est dit encore plus clairement à propos de l’oiseau :

L’oiseau, c’est entendu, ma main ne l’a pas senti ; elle a, un instant, appréhendé ce contact mais, à coup sûr, l’a désiré aussi. À la lettre, il s’agissait d’une mainmise sur la vie (Biffures, p. 125).

C’est ce qui est dit surtout dans le rêve de synagogue :

chacun doit remettre au rabbin une offrande sacrificielle. Dans ce but, je tiens – légère masse frémissante dans l’enclos de mes deux mains – un petit chaton gris (au poil tout uni et doux) et six petites souris. J’ai plaisir à les sentir, bloc vivant entre mes paumes, et j’éprouve de la pitié à l’idée de ce qui les attend : égorgement par le rabbin. Je me demande si je dois les livrer ou les lâcher (Biffures, p. 126-127).

Il suffit d’appliquer la traduction du mot pitié proposée par Leiris dans les autres scènes pour y lire simplement un désir impossible à dire. Leiris nous a expliqué que c’est cette sensation qui dans le rêve « faisait se lever le rideau sur un tableau d’opprobre et de souffrance » : tableau décrit p. 127. Cette scène « constitue le morceau de résistance du service religieux (un peu comme l’élévation dans la messe catholique) » : ce qui vaut aussi pour la scène originaire. La scène en question, décrite longuement, est une scène de flagellation du Christ par le rabbin, pendant que la Vierge se lamente. Je ne saurai commenter ici en détail ce très long rêve : le dernier terme, caché, auquel me mène l’analyse, c’est le même terme auquel me mèneront beaucoup de textes de L’Âge d’homme : le désir de tuer, le désir d’amour.

     Relisant Fibrilles, j’ai eu confirmation de cette interprétation par Leiris lui-même. Leiris commente longuement (et c’est une des seules fois où le commentaire de rêve soit poussé très loin) une série de rêves (Fibrilles, p. 45-64). Or la chaîne des associations, après de multiples détours, arrêts et précautions, en arrive de nouveau au souvenir de l’oiseau blessé de Viroflay, à travers une autre scène analogue, celle-là rêvée. Le commentaire dégage assez nettement ici la présence du désir de meurtre ; mais celui-ci n’est naturellement pas assumé comme tel et n’apparaît qu’à travers la formation de compromis qu’est le remords (Fibrilles, p. 63).

        Le parcours que je viens d’esquisser est forcément partiel, et par ce choix même, arbitraire. J’ai éliminé de multiples rapprochements qui venaient rompre la ligne générale ; me disant que de toute façon je les retrouverai plus tard, mais en même temps désespéré de ne pouvoir tenir à la fois tous les fils de cet écheveau. L’expérience d’une lecture attentive de Leiris mène fatalement à ce désespoir critique. À simplifier, on a toutes chances de perdre l’essentiel. À saisir tous les fils à la fois, de tomber dans la confusion. Il ne reste alors qu’une voie, celle-même de Leiris dans La Règle du jeu, la lenteur minutieuse de qui démêle l’immense chevelure du langage, écartant, passant le peigne, distinguant les fils, se heurtant à des nœuds, et finissant, les fils une fois démêlés, par les retresser à sa manière. Tresses, nattes, guirlandes qui forment à leur tour, sous le peigne du critique, de nouveaux nœuds.



VI. L’ORDRE DU TEXTE
(pages 40-42)

        Dans les deux dernières pages de ce chapitre numéro zéro, Leiris annonce enfin le plan de son autobiographie et tente de le justifier. Pas plus que l’idée de métaphysique, les catégories ici proposées ne me semblent convaincantes ; elles ont fonction de couverture ; et sonnent faux. Tout au long de L’Âge d’homme, chaque fois que Leiris fera des « transitions », c’est-à-dire essaiera de trouver une manière « vraisemblable » de justifier l’ordre, l’écriture devient une sorte de bricolage grossier, de nœud fait à la hâte avec une ficelle frêle et décorative, comme autour des cartons des pâtissiers. On tient par la ficelle, pour la montre, mais chacun sait qu’il vaut mieux soutenir discrètement le carton par en-dessous, si l’on ne veut pas que tout s’écroule, à peine franchi le seuil de la pâtisserie. La main en-dessous, c’est l’ordre de l’inconscient. Dans L’Âge d’homme, la plupart de ces transitions sont de l’ordre de l’« à propos » par lequel on lie deux éléments apparemment sans propos commun. Leiris d’ailleurs ne se donne pas beaucoup de mal pour camoufler cet apparent arbitraire : dans la première moitié du livre des chevilles thématiques, dans la seconde des chevilles plutôt chronologiques enjolivent ces temps creux, ces modulations, toutes les ruptures d’une structure apparemment discontinue, puisque fondée, comme les images d’Épinal chères à Leiris, sur la juxtaposition. Exemple de ces « transitions » désinvoltes, ici même : « S’il s’agissait d’une pièce de théâtre... » (p. 41). La structure narrative classique est ainsi minée, mais sans qu’elle soit remplacée par une autre structure satisfaisante. Le thématisme de L’Âge d’homme est un bricolage ; dans La Règle du jeu, Leiris essaiera de fonder ces associations sur le jeu de mots, sur un travail poétique destiné, comme il le disait dès la première préface de Glossaire j’y serre mes gloses (1925), à transformer le langage en oracle. Ce travail du langage, qui rejette toute justification, permettra de serrer de beaucoup plus près l’ordre de l’inconscient. Bien plus que l’œuvre d’un Proust, l’écriture de La Règle du jeu nous rappelle alors la phrase minée de Faulkner (ou de Claude Simon), et surtout le discours beckettien de L’Innommable, courant désespérément après le silence. Qu’on lise la splendide phrase dans laquelle Leiris analyse la structure de sa phrase (Biffures, p. 78-79). On est loin du style de L’Âge d’homme, qui s’efforce vers la condensation, la minéralisation du texte, effort semble-t-il complètement opposé à l’espèce de vaporisation, de diffusion gazeuse de La Règle du jeu. Il s’agit là de deux solutions opposées et complémentaires au même problème, deux réponses du langage qui cherche à s’exprimer du silence pour le dire.

        Pour saisir ce que veut dire ce texte, je dois donc moi-même dans ma lecture articuler deux démarches : tout à l’heure je jouais au limier, jeu auquel on se croit vite intelligent au moment même où, encore plus vite, on devient très bête. Je cernais mon gibier, j’allais « avoir prise » : je superposais les scènes, je reconstituais le texte que je croyais lire « épelé », j’étais rassuré, parce que je me trouvais en « terrain connu » (connu ?), j’avais trouvé un mécanisme qui fonctionnait, avec la naïveté, que Leiris analyse si bien dans Biffures (p. 104-105), de l’enfant qui croit que parce qu’il a saisi le fonctionnement d’une mécanique particulière construite par l’homme, il a atteint la loi de l’univers : qui peut le moins, peut le plus, n’est-ce pas ? On voit bien le but de ma manœuvre : réduire l’inconnu au connu, retrouver derrière un texte rongé, miné, la sécurité d’un autre texte désormais clos et classique, celui de la scène originaire, interprété dans une perspective rationaliste et causaliste. Mais dans la machine à vapeur, on peut comprendre la machine sans comprendre la vapeur :

Ce qui constitue le vrai problème dans la machine à vapeur, ce n’est pas la façon dont on s’y prend pour faire tourner un axe ou faire rouler un véhicule en utilisant la pression qu’exerce une masse de vapeur d’eau contre le disque d’un piston ; la question est plutôt de savoir comment se forme cette vapeur et par suite de quelle étrange perversion des essences l’eau, franchi un certain degré de température, cesse d’être un liquide pour passer à l’état gazeux (Biffures, p. 105-106).

De même on peut jouer au savant en croyant comprendre comment fonctionne l’inconscient sans comprendre ce qui le fait fonctionner, sans accéder jusqu’à l’idée du désir et de la rupture. Ici Leiris parle « machine à vapeur » : je me souviens qu’il dit que sa mère avait appelé son sexe sa « petite machine » (L’Âge d’homme, p. 39), et j’ai vu, plus loin, le Génie du foyer se transformer en machine à vapeur (ibid., p. 66). Mais la grande machine, c’est le langage ; la vapeur, le désir. Le déchiffrement des fantasmes sexuels et de la scène originaire me semble nécessaire comme première étape, dans la mesure où elle met à jour un autre niveau du discours : mais si je me sers de ce déchiffrement pour remplacer le texte de Leiris par un autre texte plus simple, je perds l’essentiel qui est le jeu du texte, et la règle du jeu. C’est en effet au niveau de la forme même et du jeu du langage, au niveau de la conduite dans l’écriture, de la construction du texte que se situe l’essentiel de la recherche de Leiris, son authentique invention, qui est « plutôt que le fait d’une intelligence tortueusement habile, un peu comme le pain et l’eau dont se nourrit tout acte humain un peu libre » (Biffures, p. 107).

        Où en est-il de cette recherche, ici, dans ce début de L’Âge d’homme ? À l’avarice, à la magie, à la recherche de la clôture. Étapes préliminaires, qui ne seront pas « dépassées », mais intégrées dans une machinerie beaucoup plus complexe quand Leiris abordera La Règle du jeu. Ces trois attitudes primaires, je vais les lire dans le texte de L’Âge d’homme, p. 41, à la lumière de la description que fait Leiris des travaux préparatoires de Biffures :

j’eus, beaucoup plus tard, l’idée de mettre systématiquement sur fiches (rangées dans un même classeur de bois jaune et réparties en plusieurs séries au moyen de cartons plus épais et de couleur orangée correspondant chacun à une tête de chapitre) les matériaux que j’utilise ici (Biffures, p. 255).

Le classeur, c’est l’image naïve qu’il se fait d’abord de son désir : l’entassement (l’accumulation d’éléments qui peuvent indéfiniment venir s’ajouter), le classement (l’association qui essaie de structurer le tas pour le constituer en un corpus, c’est-à-dire un organisme), la fermeture (la boîte même du classeur, qui enferme dans l’unité de sa clôture le tas ainsi structuré). On aura ici reconnu les traits essentiels de L’Âge d’homme. C’est seulement dans La Règle du jeu que Leiris pourra, à la lumière d’un relatif échec, prendre conscience de ce qui rend impossible la réalisation du désir à ces trois niveaux. Je vais évoquer, pour chacun de ces trois niveaux, la forme naïve donnée au désir et la prise de conscience de son impossibilité.

l’entassement (la collection)

        La première fonction attribuée à l’écriture est celle du rassemblement (p. 29 : « fixer ici, en quelques lignes, ce que je suis à même de rassembler en fait de vestiges... » ; et ici-même, p. 40 : « il est d’une certaine utilité pour moi de les rassembler ici en cet instant... »). On dira que c’est la fonction la plus banale de l’écriture autobiographique, mais comme Freud, Leiris, et bien d’autres, je pense que la seule chose qui puisse être « banale » dans la vie, c’est le regard qu’on jette sur elle, sans la voir. Le lieu du rassemblement est indiqué trois fois de suite : « pour moi », « ici », « en cet instant », le sujet de l’écriture. Le rassemblement est évoqué avec la connotation, habituelle dans le discours autobiographique, de l’archéologie (les « vestiges ») ; il est censé remédier à la dispersion (ces souvenirs échelonnés sur divers stades de mon enfance), à une espèce de démembrement. Ce rassemblement dans l’écriture fait penser au rassemblement du corps dans la constitution du moi, chez l’enfant, qui rapporte à un sujet unique, « moi », dont l’image lui a été suggérée par le miroir, et attestée par autrui, toutes les sensations dispersées. On est passé de l’espace au temps, et du corps à l’écriture. Dans les deux cas pourtant, le rassemblement du moi manifeste, en même temps qu’il essaie de la compenser, la coupure qui est à l’origine même de l’existence d’un moi. « Échelonné » à un « stade » ultérieur à l’enfance, on pense surtout devant l’activité autobiographique de Leiris, à toutes les conduites, typiques du stade anal, d’avarice et de possession, à la manie de la collection (mot synonyme de rassemblement), dans laquelle les objets collectionnés et capitalisés jouent à leur tour le rôle d’image du moi sur laquelle on affirme sa possession et son contrôle. Quand l’objet collectionné est l’écriture, et que cette écriture se donne fonction explicite de constituer (journal intime) ou de rassembler (autobiographie) l’image du moi, on a à faire à la Collection par excellence, dont toutes les autres ne sont que des substituts. Ce désir de collection n’a de sens que par rapport à un autre fantasme, celui de l’objet égaré, – qui représente la lacune que la collection se donne l’impossible et indéfinie tâche de combler. Ici, dans L’Âge d’homme, ce désir de possession est évoqué par le terme de « galerie » (musée où l’on rassemble et expose des collections de vestiges), par l’image du « rosaire », – « susceptible d’être tenu dans la main », et le signe des fougères qui « condense tout mon univers ». Ce désir de mainmise sur soi renvoie, plutôt qu’à l’image de la collection (dont la nature veut qu’elle soit indéfiniment ouverte), à l’image du microcosme, définitivement refermé et complet.

        Cette analyse ici esquissée, le mérite en revient à Leiris. Le lecteur de Biffures, s’il est attentif, voit en effet s’ébaucher peu à peu toute une théorie de la fonction de l’écriture faite en ces termes d’économie. L’analyse de Leiris fait écho aux théories freudiennes de l’avarice, mais les dépasse en les intégrant dans une réflexion plus fondamentale sur les rapports de l’écriture et de la mort, du trou, qui fait penser à la manière dont Lacan lui-même a su continuer la réflexion freudienne. Je renvoie aux principaux textes : l’histoire du rapport de l’enfant avec l’argent (Biffures, p. 181 et suivantes), où (p. 182) une série d’images suggère le rapport de l’argent et de l’écriture ; le récit essentiel du rêve de l’objet perdu, « rêve de pur désir », dans lequel le rapport de la pièce manquante et de la collection est établi (Biffures, p. 235 et suivantes), puis le rapport de l’écriture avec cette recherche de l’objet perdu (p. 241-242) ; le rapport du geste de la main pour s’approprier, et du geste d’ouvrir la main pour donner, avec l’amour et la littérature (p. 244-245) ; l’histoire de l’homme au cerveau d’or (Biffures, p. 250) ; et surtout, à partir de la page 252, la description des méthodes de travail de Leiris, avec l’idée fondamentale de la constitution d’un « corpus », « des sortes de corpus de faits groupés en raison d’une identité de nature » (Biffures, p. 252). Or, qu’est-ce qu’un corpus, à proprement parler, sinon un corps ? Et la constitution d’un corpus, sinon le rassemblement d’une image du corps ? Cette activité avare de rassemblement est d’ailleurs rapprochée explicitement par Leiris du goût de l’enfant pour les amas, les collections, les trésors (p. 255) : collection de rêves, de souvenirs, de mots classés dans des fichiers jouent pour l’adulte le même rôle :

Toujours un plaisir d’avare à entasser, rassembler, rattacher, comme si le tout ainsi solidement ligoté devenait inaliénable, tant de liens s’accumulant qui sont autant de preuves qu’aucune pièce ne saurait lui être soustraite (Biffures, p. 263).

Et cela, au détriment, peut-être, de la fonction de communication du langage. Mais l’essentielle fonction de l’écriture serait de « boucher... le trou de ce qui nous manque » :

Parvenir à obturer ce trou (ou supprimer un vide), n’est-ce pas, traduit en négatif, ce que j’entends quand je parle de découvrir un objet, c’est-à-dire de trouver un plein, une sorte de pulpe vitale ou de condensé de saveur ? (Biffures, p. 271).

Pour Leiris, seule la poésie est assez « fruitée » pour boucher ce trou. L’autobiographie est condamnée à fuir en avant vers cet impossible remplissage : ce qui implique évidemment qu’une autobiographie ainsi conçue ne puisse jamais être terminée.

le classement (le signe)

          Un tas se désagrège ; pour que les éléments accumulés puissent « prendre », se mettre à tenir ensemble, à former un « corpus » digne de ce nom, c’est-à-dire un organisme, il faut retrouver l’ordre qui les fonde. Cet ordre, qui est l’enjeu de toute la quête autobiographique, on peut imaginer qu’il est une chose à énoncer (recherche des rapports à énoncer entre les éléments rassemblés), ou qu’il est une manière d’énoncer (une Règle du jeu). Dans L’Âge d’homme, le problème se situe au niveau d’un ordre à énoncer : pour l’énonciation, Leiris emploie encore la problématique banale de la sincérité, de la confession et du bilan (« liquider en les formulant... raccourci de mémoires »). Cet ordre à trouver entre les éléments est conçu non comme une chaîne causale, mais comme une série magique. On pourrait s’y tromper au début à lire le début de la phrase : « Beaucoup plus décisifs ont été, il me semble, certains faits précis, les uns dont je n’ai jamais méconnu l’influence... » (p. 41), ces mots pouvant recouvrir une vision régressive et déterministe, mais il suffit de lire la suite : « .... Les autres dont la signification plus secrète ne m’est apparue que fortuitement... » pour comprendre qu’en remontant à des faits lointains, le plus lointains possible, Leiris entend surtout instituer une sorte de patronage symbolique et comme astrologique. L’événement premier d’une série répétitive se voit investi d’une causalité d’ordre magique. Il ne s’agit pas d’un phénomène de transformation, de productivité, mais d’une pure répétition, de l’engendrement indéfini du même. On voit, à un premier niveau, la fonction de cette attitude : elle a l’air diachronique et explicative, alors qu’elle est purement tautologique, et bloque toute interprétation. Psychologiquement, elle est entièrement justifiée par la nature répétitive des fantasmes et des conduites : elle institue une vaste synchronie qui remonte jusqu’à l’enfance. Elle bloque l’interprétation, exactement comme si, pour expliquer la Papauté, on faisait du premier Pape, saint Pierre, le fondateur de la papauté (faisant passer dans l’inconscient le Christ et la mis-sion confiée à Pierre). Dans une série répétitive de symptômes, on remonte à celui qui apparaît être chronologiquement le premier de la série, et on le baptise « cause » de tous les autres : toute remontée en deçà de ce premier élément devient alors inutile (blocage et fixation). Cette « causalité », ne pouvant être causale, est conçue en termes magiques : d’où l’idée « d’influence », c’est-à-dire finalement le type de causalité astrologique de l’ascendant du « signe ». Ce n’est pas un hasard si dès la première page apparaissent les signes du Zodiaque, si plus loin, p. 201, le seul enseignement théorique que Leiris semble avoir extrait de sa cure de psychanalyse, c’est que :

même à travers les manifestations à première vue les plus hétéroclites, l’on se retrouve toujours identique à soi-même, qu’il y a une unité dans une vie et que tout se ramène, quoi qu’on fasse, à une petite constellation de choses qu’on tend à reproduire, sous des formes diverses, un nombre illimité de fois ...

Cette « petite constellation », gage de fixité, lui garantit que ses recherches les plus foisonnantes s’exerceront en fait à l’intérieur d’un cadre fixe et immuable. Il existe donc un équilibre entre la liberté des explorations analogiques de Leiris, et le blocage initial. Équilibre instable, il est vrai, sans cesse compromis puis rétabli, comme celui de la marche.

        Je viens de critiquer cet usage du « signe » en montrant l’avantage que Leiris y trouve, d’échapper à toute explication, qui serait une réduction à un terme extérieur à la série et antérieur à elle, terme premier dans lequel l’explicateur verrait une origine (comme moi tout à l’heure avec ma scène originaire). Mais si Leiris y trouve son compte, il n’est pas dit que la vérité y perde quoi que ce soit. Il échappe ainsi à la naïveté du déterminisme et à l’illusion du « terme premier », illusion qui consiste à croire que « un » est le premier nombre, alors qu’il est au mieux le second, puisque le premier, c’est zéro. Toute attitude déterministe qui amène à croire découvrir une origine arrête la recherche au lieu de la fonder. Les attitudes d’ordre magique (très fréquentes dans les récits autobiographiques) aboutissent au même résultat lorsqu’elles sont menées paresseusement : si Leiris en était resté à L’Âge d’homme, peut-être aurait-il encouru ce reproche ; mais la recherche, reprise sur nouveaux frais dans La Règle du jeu, l’a amené à ne plus se satisfaire d’aucune figure éponyme de l’origine : en multipliant les signes et en remontant aussi loin que possible, il a été conduit à s’interroger sur l’idée d’origine, c’est-à-dire de coupure ou de manque ; et à découvrir non pas la mythique puissance causale du 1, mais la répétition du 0.


la fermeture (le cadre)

        Ce tout, structuré par un système magique de « signification », le désir naïf et premier est de le fermer, comme les fiches, une fois classées, sont hermétiquement closes dans la belle boîte de bois jaune qui les transforme en un tout clos, comme le tableau isolé et enserré dans un cadre de bois. Le texte doit être enserré dans un cadre : « il est d’une certaine utilité pour moi de les rassembler ici en cet instant parce qu’ils sont le cadre – ou des fragments du cadre – dans lequel tout le reste s’est logé ». La fonction, donc, de ce chapitre numéro zéro est bien, comme je l’avais supposé, d’être le cadre du reste : c’est-à-dire d’être une limite qui sépare un extérieur innommé et indicible d’un intérieur qui serait le moi. L’idée de cadre, c’est, imaginée en plein et en relief, la même chose que la coupure, imaginée en creux : on le voit bien ici. Ce qui est cadre, ne peut pas avoir soi-même un cadre : d’où la présentation au degré zéro. Mais mieux : ce que ce « texte-cadre » énonce, une fois qu’on arrive à le déchiffrer, ce n’est rien de plein ou de fondamental, rien de ces choses solides qu’on a coutume d’imaginer en parlant de cadre (bois solide aux planches bien chevillées), mais uniquement l’énoncé d’un manque originel, d’un trou : trou de mémoire, trouée de la naissance, chute vertigineuse du cacao, aboutissant à une scène où sont représentés de manière indissoluble la rupture et le désir (entre l’objet et le sujet, soudain différenciés). Tout cela, celui qui écrit L’Âge d’homme ne le sait pas encore, il ne peut pas le savoir. Il a besoin de s’imaginer construire un cadre, ce qui est la seule manière de désigner une coupure. Mais le texte le dit presque malgré lui dans l’emploi du mot « encastré » qui réunit l’encadrement et la castration ; et ici-même dans une incise entre tirets : « le cadre – ou des fragments du cadre – dans lequel tout le reste s’est logé » : l’incise renvoie, sur le plan explicite, aux trous de mémoire qui ont empêché Leiris de restituer l’ensemble ; mais nous pouvons lire que cette fracture qui fragmente n’est pas accident arrivé à un « cadre » plein à l’origine, mais l’essence même du cadre, et que c’est elle qui constitue le tableau. Conjurée à l’extérieur par cette illusion de cadre, cette « fracture » de toute façon n’en finira pas de réapparaître à l’intérieur du tableau, le minant, l’empêchant d’être jamais achevé : on le verra à plusieurs reprises, aux différentes fractures intérieures du texte : mais surtout à l’impossibilité où il est de se refermer. Un cadre, pour un texte, c’est une structure qui faisant se rejoindre son origine et son terme, le referme sur lui-même en l’isolant du blanc où il s’inscrit, en le faisant s’originer en lui-même : le modèle en est À la recherche du temps perdu. Au contraire ici nous avons un texte qui fuit (comme un récipient qui a des trous). Non seulement l’énoncé du « cadre » initial est une véritable écumoire, mais l’énonciation n’en finit plus, c’est un Tonneau des Danaïdes. La fin de L’Âge d’homme, bouclée (ou bâclée) par deux rêves, n’est pas une fin ; elle appellera ensuite : une préface ultérieure, des notes, et surtout une nouvelle autobiographie, en trois volumes, en attendant le quatrième, qui ne sera peut-être pas le dernier, puisque le mot de la fin (comme le mot de l’origine) est impossible à écrire et manquera toujours :

ma mort : ce dont je n’aurai pas souvenir, ce que je ne pourrai pas raconter ; le trait qui manquera toujours à ce tableau pour qu’il soit achevé (Biffures, p. 271).


VII. NUMÉRO ZÉRO

        Je termine en jouant. Je serai sérieux quand il s’agira du Un, de gens baptisés, adultes, sûrs de leur fait. Mais zéro n’est qu’un héros qui zézaie, qui n’a pas de conduite. Il a quelque chose d’enfantin, de scolaire, de farceur. Il se multiplie, il fait des bulles, il n’est rien. Des farces : comment se faire à l’idée que le 1er janvier 1901 commence le vingtième siècle : pourquoi ne commence-t-il pas en 1900, et pourquoi ne s’appelle-t-il pas, comme son nom l’indique, le dix-neuvième siècle ? Tout le drame vient de ce que Monsieur n’a pas d’ordre. C’est un cardinal désordonné : on parle souvent du zéro, mais il nous manque l’idée du « zéro-ième ». Ce n’est pas possible à dire. Même si on le disait, on le penserait comme premier. Tout repose sur un trou. Car si vraiment le un était le premier, ça n’irait pas jusqu’à l’infini. Ça fuit des deux côtés. Si Leiris dit qu’il parle de l’infini, il le regarde à travers le monocle du zéro, dans le cacaO. Il n’y a que deux chiffres qui soient en même temps des lettres, chez nous : le I qui s’érige, le O qui se creuse. À propos de « mort », Leiris dit de ce o médian et unique :

le cercle par lequel cette voyelle est figurée bée en plein milieu du mot, comme l’entrée du tunnel, la bouche d’un égout ou l’orée de toute espèce de couloir souterrain qui peut se faire canal d’échos répercutés (Biffures, p. 45).

Du cercle, on ne retient que le trou, au lieu de la roue. Le mot « zéro » incite à gloser : « oh ! l’érosion de l’essor rosé... », dit Leiris dans Glossaire j’y serre mes gloses, suggérant la retombée du désir ; mais le mot est riche d’autres transformations possibles. « Zéro = l’orée du désert », pense-t-on tout de suite, et encore plus quand on a lu, et compris, le « Rêve fait en 1928 » (L’Âge d’homme, p. 136-137). Mais encore plus simple : « Zéro : rosaire », le rosaire justement décrit dans notre chapitre zéro, p. 41, le rosaire paradoxal qui égrène la numération décimale sur le fil d’un cercle fermé qui forme justement un zéro, objet allégorique qui rappelle que le zéro est le support de la numération. Mais bien plus simple encore, si simple qu’on n’y pense pas, au terme pourtant d’un récit qui parle du rapport de la coupure et du désir : « Zéro = Eros ».

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Note :

(1) L’Afrique fantôme, voir par exemple p. 321 (le coït interrompu), p. 334 (sur le coït comme acte magique), p. 358 (impossibilité de jouir), p. 488, p. 497.



© Philippe Lejeune